16.3.1. Les luttes pour le pouvoir

Une fois à la tête des syndicats du pétrole, les groupes de gauche vont mener une lutte sans merci pour prendre le pouvoir au sein des directions syndicales. Cette lutte commence dès l'époque de constitution des listes de gauche qui prennent part aux élections syndicales, quand chaque tendance essaiera d'inclure des militants proches de ses idées.

Après les élections, cela incitera certaines tendances à passer des accords tactiques entre elles visant ainsi à faire passer leurs idées. Ce processus fut beaucoup plus traumatisant au STIEP que dans le cadre du SINDIPETRO. Dans ce dernier syndicat, la tendance "FORCE SOCIALISTE" avait réussi, dès la constitution de la liste électorale de gauche, à obtenir la majorité des postes de la direction. De ce fait, après l'élection, elle prit le contrôle effectif du syndicat, éloignant les autres tendances des centres de décisions. Ce qui provoquera une division du groupe, mais seulement lors des élections de 1993.

A l'inverse, les choses se passèrent différemment au STIEP. Dans ce syndicat, la composition des forces de gauche qui furent élues à la tête du syndicat, en 1990, était beaucoup plus complexe qu'au SINDIPETRO ; car au STIEP aucune tendance ne dominait dans la direction syndicale. De plus, comme pour se faire élire la gauche avait dû se lier avec des représentants de l'ancienne direction syndicale, ces anciens représentants tendaient à former un groupe à part, quoique plus proches des positions défendues par le groupe "Articulation". Ainsi, reflétant le climat dominant au sein du syndicalisme brésilien, les tendances syndicales opposées à "l'Articulation" vont s'unir pour contrer l'influence majoritaire que cette tendance avait obtenue au départ.

Plusieurs point divisaient les militants de la gauche à cette époque. Sur le plan pratique le principal point de désaccord touchait la question des services offerts par le syndicat 439 , responsables pour environ 50 % du total des dépenses de l'organisation. Pour la majorité des militants se ralliant aux idées avancées par la CUT, il fallait mettre fin rapidement à ces services, car la principale fonction du syndicat était de "préparer les travailleurs pour la lutte".

Cependant, cette position ne faisait pas l'unanimité au sein de la direction syndicale. Pour les Responsables issus de la direction syndicale précédente, ainsi que pour une partie des militants liés à "l'Articulation", la suppression de l'offre de services par le syndicat ne pouvait pas se faire de façon abrupte ; cela, en raison d'une tradition des syndicats comme offreurs de services, et ce surtout auprès des retraités. Ces groupes soutenaient que cette décision devait s'appliquer de façon progressive, afin de prendre le temps de convaincre les travailleurs de l'importance de mettre un terme à ces prérogatives du syndicat.

Les débats sur cette question, au sein de la direction, tendaient à être très passionnés. Pour les uns il s'agissait là d'affirmer leur identité "cutiste", en mettant en pratique un des principes fondamentaux de la CUT, à savoir, la remise en cause du rôle d'offreur de services des syndicats.

‘<<L'offre de services par les syndicats les amène à développer une relation de compromis avec le système patronal. Cela détourne les ressources financières, matérielles et humaines de la lutte, vers des activités qui doivent être prises en charge par les patrons et par le gouvernement. ’ ‘Le rôle d'offreur de services du syndicat est une incitation à la participation individuelle des associés et non à une participation collective de la corporation. Cela incite l'échange de faveurs dans les syndicats. L'associé paye une mensualité et la direction du syndicat – soi-disant compétente – offre de services médicaux, odontologiques, juridiques, coiffeur, salon de beauté et même des prêts monétaires.’ ‘Mettre fin à tout cela n'est pas seulement un discours, mais aussi une volonté politique de construire un nouveau syndicat qui rende plus forte la lutte des travailleurs.>> (Résolution du VIème Congrès National des Petroleiros, transcrite in : BOLETIM CONJUNTO STIEP/SINDIPETRO, 16/10/91).’

Pour les autres, il fallait aborder la question d'une manière plus pragmatique, afin de ne pas provoquer de susceptibilités chez les travailleurs.

‘<<J'étais contre l'idée de mettre fin, tout de suite, au rôle d'offreur de services des syndicats ; cela pour une question de respect vis-à-vis de ceux qui utilisaient ces services... Nous avons convaincu les retraités, le personnel qui, dans les syndicats, utilisait les services des médecins, des dentistes, des avocats, de la pharmacie, de la librairie ...>> (Entretien avec un responsable du STIEP dans les années 90, in : Guimarães et allii, 1994 : 104).’

Cette position-là n'était pas bien perçue au sein de la direction syndicale, dont la majorité des membres jugeait de façon très négative (une preuve du manque de disposition pour la lutte) la défense du maintien des services offerts par le syndicat.

‘<<Suivant les décisions du dernier Congrès Régional des Petroleiros, la direction du STIEP commence à mettre en oeuvre la suppression des services offerts par le syndicat ; pour en finir, ainsi, une fois pour toutes, avec ce cancer imposé par le gouvernement pour "casser" les finances des organismes syndicaux. (...).’ ‘L'écrasante majorité de l'actuelle direction du STIEP a une vision très claire de cette situation ... Elle fait, aussi, un grand effort pour récupérer le syndicat pour la lutte ; au contraire de quelques Responsables qui se sont révélés sans aucune disposition pour la lutte et qui, pour cela, défendent le maintien du rôle d'offreur de services du syndicat ...>> (In : BOLETIM CONJUNTO STIEP/SINDIPETRO, 9/10/91).’

Ce processus va se radicaliser à la fin de l'année 1991, après les négociations collectives avec l'entreprise. Prétextant la mauvaise situation financière du syndicat, la majorité de la direction décide de mettre fin à toutes les activités d'aide sociale 440 . Les groupes minoritaires dans la direction contre-attaquent en organisant des assemblées avec les retraités, les principaux bénéficiaires des services rendus par le syndicat, afin d'obliger la direction à revoir ses décisions. La direction appelle une autre assemblée pour légitimer sa position et décide de destituer les Responsables dissidents.

Cela donnera lieu à des distributions de tracts où chaque groupe essaiera de convaincre la base de la justesse de son point de vue, tout en portant des accusations au camp adverse. Face à l'importance qu'allaient prendre ces conflits, les travailleurs décident, au cours d'assemblées très tendues, de la destitution de toute la direction et d'organiser de nouvelles élections syndicales. D'après le journal d'information du STIEP du 26 décembre 1991, publié le lendemain de la décision des assemblées, la majorité des voix pour la destitution collective de la direction est venue des retraités.

Dans ces élections, deux listes vont se disputer la préférence des travailleurs du pétrole : une, composée essentiellement des tendances les plus à gauche de l'ancienne direction syndicale (la liste n°1) et une autre (liste n°2) composée des Responsables mis en minorité, de représentants des retraités, d'anciens représentants syndicaux liés aux syndicalistes populistes, ainsi que de groupes d'ingénieurs nationalistes issus de l'Association des Ingénieurs de PETROBRAS (AEPET) 441 .

Le fait qu'une des listes comptait des ingénieurs parmi ses membres allait éveiller la suspicion des militants de la gauche sur le fait que la direction régionale de l'entreprise avait intérêt à l'élection de ce groupe syndical. En réponse à ces critiques, les représentants de la liste n°2 mettront en avant la nécessité de regrouper tous les travailleurs du pétrole, indépendamment de leur niveau de responsabilité dans l'entreprise.

‘<<Il y a des compagnons qui essayent de caractériser, d'une façon trompeuse, la liste n°2 comme la "liste des ingénieurs" ; cela parce que 5 participants sur les 36 que compte notre liste sont des travailleurs de niveau universitaire. C'est une des formes de discrimination contre lesquelles nous allons lutter, parce que la division des petroleiros n'intéresse que l'actuelle direction de l'entreprise et le gouvernement Collor, avec son projet de privatisation de PETROBRAS.>> (In : PROGRAMAS E METAS DA CHAPA 2, STIEP, 1992).’

Par ailleurs, le point central de la campagne électorale tournera autour de la défense du monopole d'État sur le pétrole et contre la politique de privatisation des entreprises nationales mise en place par le gouvernement. Ce qui peut être interprété, non seulement comme la preuve de l'importance du nationalisme dans les discours de la gauche, mais aussi comme le reflet de l'influence des retraités dans les luttes syndicales des travailleurs du pétrole de Bahia 442 .

Mais il n'y avait pas de consensus sur la meilleure méthode à adopter contre cette politique gouvernementale. La liste des groupes les plus à gauche (liste n°1) essayait de mettre en avant l'idée que seule la mobilisation des travailleurs du pétrole pourrait empêcher une possible privatisation de PETROBRAS. Pour ces groupes, seule l'organisation des travailleurs était capable de contrer les déterminations du pouvoir étatique.

‘<<EMPÊCHER LA PRIVATISATION.’ ‘Fait partie du projet néo-libéral du gouvernement Collor et de ses négociations avec le FMI, la stratégie de mettre fin au monopole d'État sur le pétrole et de privatiser les entreprises du système PETROBRAS ... Le moment est d'une extrême gravité. (...).’ ‘Il nous revient – nous qui avons construit tout ce patrimoine, avec notre sueur, nos rêves, nos émotions et notre lutte – de nous battre pour la défense de PETROBRAS.’ ‘ Empêcher la privatisation est une obligation de chacun d'entre nous ! >> (In : CHAPA DA CATEGORIA, EM DEFESA DO SISTEMA PETROBRAS, 1992).’

A l'opposé, la liste n°2 défendait l'organisation d'un mouvement de masse, capable d'engager plusieurs secteurs de la société civile pour la défense du monopole sur le pétrole. Il s'agissait, pour les tenants de ces idées, de rééditer la campagne "le pétrole est à nous".

‘<<En raison de la conjoncture actuelle, défendre la PETROBRAS et le monopole d'État sur le pétrole est le principal travail que le STIEP doit assurer en 1992. Dans la bataille qui aura lieu pour éviter que la Constitution ne soit modifiée et que la plus grande entreprise de l'Amérique Latine ne soit donnée au capital international, il ne peut y avoir de discrimination à l'encontre de quelques tendances des petroleiros ou de la société que ce soit. Seule une grande mobilisation sociale pourra arrêter ce projet. Pour cela tous les partis politiques, personnalités, parlementaires, centrales syndicales, associations civiles, clubs, etc. qui sont d'accord avec notre lutte doivent être appelés à la construction d'un grand mouvement, comparable à l'historique campagne "LE PÉTROLE EST À NOUS".>> (In : PROGRAMA E METAS DA CHAPA 2, 1992).’

Ceci nous montre que les divergences entre les deux groupes syndicaux se disputant le contrôle du STIEP, en 1992, marquaient des conceptions différentes sur la portée et les buts du mouvement syndical. Ainsi, par exemple, pour le groupe le plus à gauche, il revenait aux syndicats des travailleurs de jouer un rôle d'avant-garde dans la lutte contre le gouvernement et sa politique libérale.

‘<<La période actuelle appelle des réponses rapides et fermes de l'ensemble des travailleurs et des petroleiros en particulier.’ ‘Notre corporation a pour tâche de s'engager dans la défense du monopole du pétrole et du système PETROBRAS, de renseigner la population sur les conséquences de la privatisation, ainsi que de lutter pour garantir les salaires, les emplois et la souveraineté du pays.’ ‘Plus encore, il revient à chacun de nous de construire l'unité et la solidarité entre les travailleurs, en maintenant le STIEP en première ligne de la lutte pour nos droits et ceux de toute la population.’ ‘C'est pour cela que cette élection devient fondamentale. Nous ne pouvons pas permettre que notre syndicat, référence de lutte dans l'État et dans le pays, soit mis entre les mains du "retrait", de l'inertie et du retard.>> (In : CHAPA DA CATEGORIA : EM DEFESA DO SISTEMA PETROBRAS, 1992).’

Pour les membres de la liste n°2, les syndicats avaient des fonctions beaucoup plus limitées : l'obtention d'avantages concrets pour les travailleurs. En ce sens, mobilisation et négociation devenaient deux mots importants dans leurs discours.

‘<<Le comportement de notre groupe lors des négociations collectives pour obtenir des améliorations salariales sera fondé sur la diffusion honnête et transparente de toutes les informations et propositions présentées à la table des négociations. Nous n'accepterons pas de manipulations de qui que ce soit. L'association de la mobilisation et de la négociation, par le biais de propositions et de revendications réalisables, sera le fer de lance de notre action.’ ‘La grève sera l'ultime recours. Nous sommes contre les piquets violents ou la déprédation du patrimoine de l'entreprise. La grève doit être une action consciente et unitaire de l'ensemble des petroleiros. L'action unifiée de tous les syndicats du Brésil, indépendamment des liens avec telle ou telle centrale syndicale, est fondamentale pour le succès des campagnes salariales.>> (In : PROGRAMA E METAS DA CHAPA 2, 1992).’

Ce point marquait un changement important par rapport aux discours qui fondaient l'identité de la gauche syndicale, indépendamment des multiples tendances. La grève comme moyen de négociation et non comme fin en soi était un moyen, pour une partie importante des membres de la liste n° 2, de prendre leurs distances vis-à-vis des tendances syndicales les plus à gauche et même de la CUT.

‘<<Il y a plusieurs centrales syndicales dans le pays (CUT, FORCE SYNDICALE, CGT1, CGT2, USI). Notre proposition est d'ouvrir un débat afin d'éclaircir pour la base les différences de principes, programmes et actions concrètes de chaque centrale syndicale ; cela pour s'organiser après un plébiscite où les petroleiros décideront librement s'ils désirent ou non s'associer à une centrale syndicale et quelle sera cette centrale. La majorité des membres de notre liste reconnaissent que la CUT est la centrale qui défend les véritables intérêts des travailleurs. L'autre partie veut mieux connaître les centrales durant le débat pour pouvoir prendre une position.>> (In : PROGRAMA E METAS DA CHAPA 2, 1992).’

Autrement dit, du fait que les militants de gauche liés à "l'Articulation" durent composer avec d'autres forces syndicales – situées en dehors du spectre de la gauche et de la CUT – dans le cadre de leurs luttes contre les tendances syndicales les plus à gauche, ils adapteront leurs discours à la sensibilité de leurs nouveaux alliés. Des alliés toujours méfiants face à l'hégémonie que la CUT et le PT avaient réussi à obtenir au sein du mouvement syndical des petroleiros ; d'autant plus que les querelles internes au PT et à la CUT avaient conduit l'ancienne direction à l'auto-dissolution 443 .

Quoi qu'il en soit, les élections réalisées en avril 1992 donnent la victoire à la liste n°2, avec 55 % des voix exprimées. Ici aussi, d'après des estimations réalisées par la gauche, le poids des retraités fut fondamental dans cette victoire, neutralisant un certain équilibre de forces parmi les travailleurs en activité.

En dehors des aspects factuels et locaux de ces querelles entre des groupes syndicaux différents, les événements de 1991/1992 au STIEP mettent en lumière un phénomène plus général, à savoir le déchirement entre les différentes tendances de la gauche brésilienne ; cela en raison des divergences sur les stratégies à adopter dans un régime politique démocratique. Entre les groupes qui voulaient maintenir le modèle d'action des années 80 dans le champ syndical et politique – faisant avancer le niveau de conscience de classe des travailleurs – et ceux qui voulaient adapter leurs pratiques aux changements institutionnels et de rapports de force dans la société brésilienne, il y avait des divergences et des enjeux qui dépassaient le cadre des querelles syndicales habituelles.

Notes
439.

Il s'agissait surtout de services médicaux, dentaires et juridiques.

440.

D'après des données publiées dans des journaux syndicaux de cette époque, le STIEP avait un déficit mensuel d'environ 50 % de sa recette.

441.

Cette association, outre la défense des intérêts spécifiques des ingénieurs, se faisait remarquer par la défense de la PETROBRAS et du monopole d'État sur le pétrole.

442.

D'après la presse syndicale de cette époque, presque 50 % de la base syndicale du STIEP était composée de retraités.

443.

Même avant la dissolution de la direction du syndicat au début de l'année 1992, un tract signé par le responsable syndical, durant la période 1987-1990, qui avait favorisé la conquête du pouvoir syndical par la gauche, soulignait que " ...notre syndicat a été transformé en un appareil de parti, celui du PT. Aujourd'hui, notre syndicat n'agit plus par la volonté des petroleiros, mais en obéissant aux besoins et aux nécessités du PT." Façon de montrer son sentiment que les luttes des petroleiros n'étaient qu'un moyen pour la gauche de mener son combat contre le gouvernement.