17.2. Syndicalisme et action Syndicale des travailleurs du pétrole de Bahia : les influences des conjonctures

De ce qui a été observé, nous pouvons affirmer qu'il y a une forte corrélation entre les périodes d'ouverture du système politique brésilien et le regain d'activité syndicale des travailleurs du pétrole de Bahia. Cette caractéristique n'est pas propre aux petroleiros, car une des caractéristiques majeures du syndicalisme brésilien est sa réceptivité aux influences dues aux transformations conjoncturelles du pays, au niveau économique et politique.

Dès lors, on peut se poser une question : comment se fait-il que le syndicalisme brésilien ait suivi de si près les changements politiques du pays ? Autrement dit, en dehors du fait que le syndicalisme participe aux changements conjoncturels – par le biais des revendications économiques et générales – comment expliquer cette proximité entre ouverture politique et activité syndicale dans l'histoire du Brésil ?

Avant d'aborder ces questions, il faut nous rappeler que cela n'est pas une caractéristique propre à l'histoire du Brésil. Le caractère essentiellement politique du syndicalisme fut aussi noté par Jean Bunel (1991) en ce qui concerne l'histoire contemporaine de l'Argentine. De même, les études réunies par O'Donnel et Schmitter (1988), sur les processus de redémocratisation de plusieurs pays à travers le monde, nous montrent combien les syndicats jouent un rôle important dans les processus de démocratisation des régimes politiques autoritaires dans le monde moderne.

Cependant, si ces études nous éclairent sur des points de résonance entre différentes situations sociales, elles ne nous éclairent pas davantage sur le paradoxe de la situation brésilienne, où conjoncture politique et activité syndicale forment un couple inséparable.

En ce qui concerne la situation brésilienne, la volonté des élites politiques et économiques du pays d'éloigner les travailleurs et leurs représentants, des centres de décisions explique, en grande partie, la politisation du syndicalisme brésilien. Du fait qu'il n'y a jamais eu de véritable intégration des syndicats aux processus de décisions, au sein des entreprises, ou dans la détermination des politiques publiques vis-à-vis des lois salariales et de la protection sociale, les revendications des syndicalistes brésiliens tendaient à se transformer en revendications politiques ; cela constituait parfois le seul moyen pour les syndicalistes de faire entendre leur voix dans leurs rapports avec le patronat ou l'État.

Autrement dit, la politisation du mouvement syndical au Brésil a toujours signifié une demande de reconnaissance sociale, reconnaissance qui ne pouvait que difficilement s'exprimer autrement dans une société marquée par des tendances élitistes et autoritaires comme l'est la société brésilienne. Ce qui explique, que même les syndicats qui avaient la plus grande légitimité auprès de la base furent amenés à développer des revendications politiques.

Aussi, en termes théoriques, les rapports entre syndicalisme et conjonctures politiques au Brésil posent problème. Car comment expliquer qu'un champ social soit marqué par les changements macro-sociaux au point de s'y confondre. Autrement dit, comment expliquer les influences macro-sociales sur des situations particulières ? Quel statut donner, dans ce cas, à des expressions telles que "l'air du temps" ou "les courants de pensée", sans tomber dans un déterminisme macrosociologique ? On voit par là que derrière l'étude du syndicalisme brésilien se cachent nombre de questions théoriques importantes.

Sans avoir aucunement la prétention d'apporter des réponses générales et définitives à toutes ces questions, il nous semble que l'étude de cas centrée sur l'action syndicale des ouvriers du pétrole de Bahia pourrait nous aider à mieux comprendre certains des processus caractérisant le syndicalisme brésilien dans son ensemble. Cela non seulement parce que ces travailleurs furent très souvent parmi les travailleurs les plus en vue dans la société brésilienne (malgré un effectif restreint par rapport à d'autres groupes professionnels), mais surtout parce que l'histoire de l'action syndicale des ouvriers du pétrole atteste, elle aussi, d'une grande proximité avec les caractéristiques conjoncturelles de la vie politique brésilienne et avec les tendances hégémoniques qui parcouraient le syndicalisme brésilien.

Autrement dit, s'il y a une relation directe entre contexte politique et syndicalisme brésilien en général, dans le cas concret que nous étudions ici, il y a également synergie entre le syndicalisme brésilien et les actions syndicales menées par les travailleurs du pétrole de Bahia.

L'étude de cas des travailleurs du pétrole nous montre, en particulier, qu'il ne suffit pas d'étudier un phénomène social, tel que le syndicalisme, dans ses enjeux internes et immédiats, pour en expliquer les causes. Ce ne constitue qu'une des étapes de l'explication, étape nécessaire et importante, mais pas la seule. Parmi les autres moments de l'explication, il nous semble important de jeter la lumière sur les rapports entretenus entre ces enjeux internes et les tendances externes, surtout celles traversant une société à un moment donné. Autrement dit, dans l'explication du phénomène social dont il est question ici, il faut garder le regard attentif aux connexions qui peuvent s'établir entre le "ici-maintenant" et le "là-bas" ou le "autrefois".

La seule chose est que ces rapports ne sont pas de type causal. Pour comprendre le particulier, il ne suffit pas d'expliquer le général et vice-versa. Reconnaître, qu'à un moment de l'histoire d'une société, certaines tendances sociales sont dominantes ou appréhendées comme légitimes, ne signifie pas que d'autres solutions ne sont, ou n'ont pas été, tentées par les acteurs dans des contextes particuliers. Cela signifie seulement que, dans la définition des enjeux internes, les acteurs sociaux sont amenés à prendre en compte les pratiques sociales légitimes, ne serait-ce que pour s'y opposer.

En ce sens, on peut affirmer que s'opère une intériorisation des tendances externes ; elles sont contextualisées par les acteurs d'après leurs centres d'intérêts et d'après leurs évaluations sur les chances de réussite des actions à entreprendre dans leur univers proche. Cependant, pour démontrer qu'une action est réalisable, leurs défenseurs doivent l'illustrer par des exemples ; des cas exemplaires qui attestent de la faisabilité de cette action. Ce que l'on pourrait appeler un effet d'exemplification. Ainsi, une des modalités d'influence que les tendances macrosociales peuvent avoir sur des situations particulières, est l'utilisation que les défenseurs d'une idée peuvent faire de ces tendances dans leurs argumentations, en tant qu'exemples ou contre-exemples de leurs idées.