17.2.1. Action syndicale des petroleiros de Bahia

L'histoire des syndicats du pétrole de Bahia peut être une bonne opportunité de mettre en rapport les types d'influences entre contextes particuliers et conjoncture sociales, ainsi qu'entre le syndicalisme et l'action syndicale. Après avoir vu en détail cette histoire, il s'agit maintenant de mettre en évidence quelques "coïncidences" entre l'évolution historique de l'action de ce groupe et l'évolution du syndicalisme et des conjonctures brésiliennes.

Ces travailleurs créent leurs syndicats au cours des années 50, à une époque, où, comme nous l'avons vu, le phénomène syndical s'étendait à l'ensemble national brésilien et où les groupes populistes du gouvernement essayaient d'étendre leur influence au sein de la classe ouvrière émergente. Cela tendait à resserrer les liens entre les politiciens populistes et les syndicalistes qui leur étaient proches.

Ainsi, l'idée de créer un syndicat chez les ouvriers du pétrole est née dans la volonté de disposer d'un outil capable de modifier des conditions de travail extrêmement pénibles ; en même temps, la création d'une organisation représentative de ces travailleurs compta avec l'aide de politiciens liés au groupe varguiste. Ces deux faits illustrent en quoi l'influence des conjonctures est important. L'appréciation des difficultés des conditions de travail par les petroleiros a été influencée par de nombreux changements symboliques en cours au Brésil à cette époque. De plus, le soutien politique et financier d'un député fédéral du PTB (le parti varguiste par excellence) pour aider les syndicalistes à vaincre certaines résistances de la base ouvrière – qui ne voulait pas "être contre le gouvernement" –, nous montre comment les liens entre les politiciens populistes et les syndicalistes du pétrole se sont tissés.

Grâce à ce soutien extérieur, l'association syndicale des ouvriers du pétrole de Bahia naît en 1955, peu de temps après la création de PETROBRAS et le suicide de Vargas. Ces deux événements, très importants sur le plan politique et symbolique pour le renouveau du national-populisme, encouragerontles premiers militants à convaincre les travailleurs des avantages qu'un syndicat pouvait leur procurer.

Ainsi, une fois créée l'Association Professionnelle des travailleurs de PETROBRAS à Bahia – premier pas vers la création d'un syndicat, rappelons-nous-le –, les travailleurs essayeront de la transformer en syndicat. Ici aussi, d'après les entretiens recueillis, le soutien politique du PTB de Bahia fut d'une grande importance dans l'accélération de la procédure de reconnaissance par le Ministère du Travail. Cependant, selon l'interprétation des techniciens responsables des habilitations syndicales, ce syndicat ne pouvait pas représenter tous les travailleurs du pétrole de Bahia ; les travailleurs du raffinage n'appartenant pas au même groupe professionnel que les travailleurs de l'extraction de pétrole (selon les normes de classification de la loi syndicale), l'autorisation d'être représenté par le nouveau syndicat ne fut accordée qu'aux travailleurs rattachés aux activités d'extraction. Ceci met en évidence une des limites imposées par la loi syndicale à l'action syndicale autonome des travailleurs.

Après cet événement, les travailleurs du raffinage créeront leur propre syndicat, en 1960, toujours avec le soutien de politiciens du PTB de Bahia.

Entre-temps, la conjoncture politique et économique du pays avait beaucoup changé depuis les années 50. Au début des années 60, le gouvernement coopte des travailleurs afin d'obtenir leur soutien aux politiques économiques et sociales mises en place par l'État. Ce qui provoque un regain d'influence des syndicalistes dans des domaines jugés de l'intérêt des travailleurs, tels la gestion de la protection sociale.

A PETROBRAS, cette nouvelle conjoncture signifia un élargissement du pouvoir des syndicalistes dans la gestion de l'entreprise. Ainsi, parmi les avantages acquis à cette époque, il faut citer l'égalisation des salaires des travailleurs de PETROBRAS de Bahia avec ceux qui travaillaient à Rio de Janeiro et à São Paulo, la création d'une commission – composée à part égale de représentants des syndicats et de l'entreprise – chargée de juger la validité des sanctions prises contre les employés et, même, la participation des syndicats aux nominations des directeurs et présidents de l'entreprise, etc.

Parallèlement à ce gain de pouvoir des syndicalistes du pétrole, l'entreprise s'engage dans une modification de la gestion du travail, jusqu'alors caractérisée par des rapports jugés trop autoritaires par les travailleurs et les syndicalistes. Ainsi, sera mis en place un système de quasi cogestion, où les syndicats participaient aux décisions dans différents domaines, y compris techniques et économiques. En échange, les syndicats devinrent des organisations de contrôle des revendications des travailleurs, veillant à ce que celles-ci ne contribuent pas à donner une mauvaise image de l'entreprise à l'opinion publique (la défense du nationalisme et du monopole d'État sur le pétrole l'exigeait) ni ne menacent les rapports cordiaux entre syndicats et directions de PETROBRAS.

Tout cela conféra une forte légitimité aux syndicats vis-à-vis de la base ouvrière, de la direction de l'entreprise et de l'ensemble du syndicalisme brésilien. Selon les représentations courantes à l'époque ( différents articles dans des journaux ou dans des publications d'organisations syndicales brésiliennes en témoignent) les travailleurs de PETROBRAS étaient considérés comme les travailleurs les plus privilégiés du pays. Les rapports entre l'entreprise et les syndicats étaient considérés comme des modèle à suivre par l'ensemble des entreprises et des syndicats brésiliens ; il en allait de même, des avantages dont bénéficiaient les travailleurs de PETROBRAS.

Autrement dit, l'action syndicale et les relations industrielles à PETROBRAS représentaient des modèles pour l'ensemble du mouvement syndical brésilien ; ces modèles s'étaient constitués comme formes légitimes d'action, influençant plusieurs groupes de travailleurs appartenant à d'autres groupes professionnels.

Le coup d'État de 1964, par le biais de la répression à l'égard des syndicalistes et des directeurs de l'entreprise, mettra fin à ce système. Toutefois, il restera gravé dans les mémoires des travailleurs comme le symbole d'un "âge d'or" des syndicats du pétrole. Cela d'autant plus que les contrôles imposés par les militaires en 1964 obligeront les syndicalistes du pétrole à s'adapter à de nouveaux modèles d'action ; basés sur un syndicalisme bureaucratique et assistanciel, sans aucune capacité de mobilisation des travailleurs et entièrement soumis aux programmes étatiques.

Vers la fin des années 70, dans la mouvance de l'ouverture politique du régime militaire et de l'émergence de plusieurs mouvements sociaux, les travailleurs du pétrole de Bahia s'engagent dans la lutte pour la démocratisation du système politique brésilien. Cela portera au pouvoir une nouvelle génération syndicale, engagée dans le processus de renouvellement du syndicalisme brésilien initié à São Paulo lors des grèves de 1978, 1979 et 1980 et qui allait avoir comme retombée la plus importante, la création de la CUT.

Les militants proches de cette tendance, étaient dans leur majorité issus des mouvements sociaux et étudiants des années 70 et quelques uns entretenaient des liens avec des partis clandestins de gauche ou étaient engagés dans le processus de création du PT.

L'élection de ce groupe à la tête du syndicat des travailleurs du raffinage du pétrole à Bahia, représentera un grand changement dans les pratiques syndicales de ces travailleurs. Avec un discours basé sur le conflit et recourant largement aux exemples offerts par la conjoncture, les syndicalistes nouvellement élus (en octobre 1982) arriveront à faire passer l'idée que seule la mobilisation des travailleurs allait pouvoir changer les modalités de gestion du travail en vigueur (proches de celle des années 50) dans l'entreprise et les politiques de contrôle des salaires mises en place par le gouvernement.

C'est ainsi que seulement sept mois après son élection à la tête du syndicat, il entreprend une grève contre des lois mises en place par le gouvernement, limitant les augmentations des salaires des travailleurs des entreprises nationales. Cette grève qui devait être une grève générale des fonctionnaires et des travailleurs du secteur national, ne fut suivie que par deux raffineries de PETROBRAS, celle de Bahia et celle de Campinas, dans l'État de São Paulo.

L'isolement de ce mouvement permit au gouvernement de donner une leçon au mouvement syndical brésilien, alors en pleine période de croissance. Ainsi, 10 % du personnel des deux raffineries fut licencié et les deux syndicats mis sous intervention du Ministère du Travail. Face à une telle situation, la grève prit fin au cinquième jour. Une des leçons tirées de cette grève fut que, à PETROBRAS, une grève n'avait de chances de réussir, que si elle comptait avec la participation de la majorité des unités industrielles de l'entreprise, notamment les raffineries. Autrement dit, bien que les syndicats n'aient de représentation que dans une commune ou dans un État, il leur fallait organiser des grèves à l'échelle nationale. Ce qui poussa les syndicalistes du pétrole à maintenir des liens très étroits entre eux, favorisant ainsi les échanges de points de vues.

à Bahia, le syndicat de la raffinerie resta sous intervention jusqu'en 1984, quand de nouvelles élections furent programmées. Lors de ces élections s'opposèrent deux groupes très différents : d'un côté, l'ancienne direction écartée de la tête du syndicat après la grève de 1983 ; et de l'autre, une liste portée par un ancien leader syndical des années 60, persécuté par les militaires, et retourné à l'entreprise peu de temps auparavant, profitant de la loi d'amnistie.

Tandis que la première liste proposait de reprendre l'action syndicale selon les mêmes modalités que celles mises en place entre octobre 1982 et juin 1983 (c'est-à-dire, entre l'élection du groupe et la grève de 1983), la deuxième liste, à l'inverse, basait son discours sur la promesse d'un retour à l'âge d'or des syndicats du pétrole – les années 60 – et sur une critique de l'avant-gardisme de la direction précédente qui décida d'entrer en grève sans compter avec la participation d'autres groupes professionnels.

Le résultat de cette élection ne laissa pas de doutes sur le choix des travailleurs : 80 % choisirent la liste de l'ancien leader syndical des années 1959-1964, lequel promettait un retour aux temps glorieux de l'action syndicale des petroleiros de Bahia.

Cela vient nous montrer qu'il n'y a pas de rapports de détermination entre le structurel et le conjoncturel, entre le global et le contextuel. À une époque où les principales tendances syndicales du pays faisaient des évaluations très critiques à l'égard du syndicalisme pratiqué à l'époque du populisme, les ouvriers du raffinage du pétrole à Bahia s'engageaient dans un projet de renouvellement de ce type d'action syndicale.

Cela en partie, parce que les syndicalistes liés à la CUT eurent des difficultés à légitimer la décision de s'engager dans une grève qui resta isolée et qui fut violemment réprimée par le gouvernement. Et, surtout, parce que l'époque populiste était restée dans les représentations sociales de ces travailleurs, comme l'âge d'or de l'action syndicale des ouvriers du pétrole. Autrement dit, le choix des "petroleiros" de Bahia doit être compris en référence à l'histoire syndicale de la corporation : l'action syndicale de la corporation dans les années 60 était appréhendée comme beaucoup plus pertinente que l'action du groupe "cutiste" ou que les exemples avancés par ceux-ci, exemples puisés dans la conjoncture nationale.

Après 1984, le groupe ayant pris le contrôle du syndicat essayera de revaloriser et de réactiver les symboles de l'action du populisme syndical. Ils essayeront notamment de créer des liens étroits entre la direction de l'entreprise ou le gouvernement, et les syndicats. Ils parviendront même à faire élire leur leader (le syndicaliste des années 60 victorieux en 1984 lors de l'élection syndicale) député fédéral.

Cependant, face à une conjoncture extérieure peu propice à la reproduction du modèle syndical hégémonique entre 1960 et 1964, ce groupe se heurtera à de grandes difficultés pour légitimer le choix d'une action syndicale basée sur l'entente entre le syndicat et l'entreprise nationale du pétrole. En raison de graves difficultés économiques dans le pays, le gouvernement mettra en place des politiques peu favorables aux travailleurs et notamment aux travailleurs des entreprises nationales. Cela mettra en difficulté les syndicalistes du pétrole de Bahia pour trouver des interlocuteurs dans l'entreprise ou au gouvernement, capables d'articuler un accord, où le contrôle des mobilisations syndicales des travailleurs par le syndicat se ferait en échange de la concession d'avantages salariaux et sociaux.

D'autant plus que les acteurs politiques traditionnellement engagés dans la défense de PETROBRAS contre des politiques économiques draconiennes – et donc potentiellement intéressés par un tel accord – n'étaient plus en mesure d'assurer les moyens politiques et économiques indispensables à la réalisation d'un tel projet. En effet, ces groupes, en l'occurrence les militaires et les politiciens nationalistes, bien que faisant partie de l'alliance au pouvoir, n'avaient plus le contrôle de l'État ; ou, du moins, des politiques économiques de l'État.

De plus, le développement de la CUT dans le mouvement syndical brésilien et, de façon particulière, chez les travailleurs de PETROBRAS au niveau national, conférait une certaine légitimité aux discours des petroleiros liés à cette centrale syndicale et qui réclamaient une action plus engagée et mobilisatrice des directions syndicales du pétrole de Bahia. La légitimité de ce groupe croît encore davantage avec sa participation active aux grèves nationales des travailleurs du pétrole à partir de 1988 ; lors de ces grèves, les militants liés à la CUT, issus d'une culture du conflit et de la mobilisation, prirent virtuellement le contrôle des décisions des syndicats, arrivant même, dans certains cas, à participer aux négociations avec l'entreprise et le gouvernement.

C'est ainsi qu'en 1990 les deux syndicats du pétrole de Bahia passent sous le contrôle de groupes liés à la CUT.

Sur le plan conjoncturel, les années 90 seront marquées par l'ouverture de l'économie et le gain d'influence de l'idéologie néo-libérale dans le pays. Cela provoquera une importante restructuration industrielle du pays et une augmentation des revendications en faveur d'une diminution du poids de l'État dans l'économie.

Ainsi, sous la pression de gouvernements légitimés par des élections directes, le mouvement syndical lié à la CUT se divisera sur les nouvelles stratégies à adopter. Tandis que dans les secteurs industriels de pointe du secteur privé, les syndicalistes deviendront plus malléables et ouverts à la négociation avec le patronat, dans le secteur nationalisé de l'économie, sous la menace des privatisations, les syndicalistes seront plus enclins à une confrontation avec l'État.

A PETROBRAS, ces tendances seront intégrées de façon très spécifique. En premier lieu, la confrontation, entre les tendances syndicales davantage portées par les négociations et par les solutions nouvelles, et les tendances syndicales plus intéressées à la déstabilisation des gouvernements de tendances néo-libérales, va se durcir ; cela jusqu'à l'éclatement du groupe qui avait, dès la fin des années 70, été à l'origine des oppositions syndicales liées à la CUT parmi les petroleiros de Bahia.

Cela provoquera l'aggravation des conflits internes au groupe, à tel point qu'il sera décidé l'auto-dissolution de la direction élue en 1990 au syndicat des travailleurs de l'extraction du pétrole, et l'organisation de nouvelles élections. Dans ces élections, deux listes électorales se revendiquant de la CUT s'affronteront ; la victoire reviendra au groupe ouvert au dialogue et ayant passé des accords avec des représentants des retraités et de l'ancienne direction syndicale de tendance populiste.

De même, des divergences entre les tendances davantage tournées vers le conflit et celles plus proches du dialogue provoqueront l'éclatement du groupe se revendiquant de la CUT dans le syndicat du raffinage. Dorénavant, lors des élections syndicales, deux listes électorales se revendiqueront de la CUT.

Les divisions internes des travailleurs du pétrole de Bahia préfiguraient une tendance du mouvement syndical des petroleiros au niveau national, à pencher vers les tendances de gauche de la CUT. Les grèves réalisées par les petroleiros dans les années 90 en furent un signe ; surtout celle de 1995, où les syndicalistes du pétrole prétendaient obliger le gouvernement à honorer un accord salarial signé l'année précédente, en même temps qu'ils menaçaient le congrès d'une grève encore plus importante en cas de vote de la fin du monopole du pétrole.

La cuisante défaite des syndicalistes du pétrole lors de cette grève, déclenchera un processus de perte de légitimité face à la base ; signe de cela, lors des négociations collectives de septembre 1995 et de septembre 1996, les syndicalistes ne purent opposer de mobilisations importantes des travailleurs aux stratégies d'isolement des syndicats développées par l'entreprise.