17.2.2. l'importance des exemples

Cette rapide comparaison entre l'évolution du syndicalisme brésilien et celle de l'action syndicale des travailleurs du pétrole de Bahia n'a pas l'intention, loin s'en faut, d'établir des relations de détermination entre conjoncture et pratiques syndicales des petroleiros. Elle n'a comme objectif que de mettre en évidence les rapports complexes qui se sont tissés entre ces deux champs de la vie sociale.

Comme nous pouvons le constater, les rapports entre l'évolution du syndicalisme brésilien et celle de l'action syndicale des travailleurs du pétrole de Bahia sont loin d'être directs ; ils sont de type dialectique, où l'intériorisation de l'extériorité va de pair avec l'extériorisation de "l'intériorité". Autrement dit, les conjonctures ont influencé les situations internes à PETROBRAS tout autant que celles-ci ont eu un certain retentissement sur la conjoncture.

Dans ce cas spécifique, les acteurs prennent en compte ce qui se passe dans d'autres situations plus ou moins éloignées de leurs réalités. Mais, cela ne signifie pas qu'ils reproduisent littéralement ce qui se passe à l'extérieur ; ils recréent leurs pratiques par la mise en perspective de ce qui se passe à l'intérieur (les enjeux internes) avec ce qui se passe à l'extérieur (les enjeux externes).

Dans cette logique, les conflits internes tendent à reproduire quelques uns des conflits externes ; les conflits idéologiques, symboliques et politiques, au niveau externe, tendent à s'internaliser dans des situations concrètes. Mais, ce sont toujours les spécificités propres à chaque situation qui déterminent la façon dont l'internalisation se fait et, aussi, quelle en est l'issue.

C'est dans ce sens que nous pouvons comprendre les liens entre les changements de conjoncture politique et l'action syndicale des travailleurs du pétrole : soit dans les années 50, quand la montée en puissance du populisme favorise l'action militante des travailleurs engagés dans la création d'un syndicat chez les petroleiros de Bahia ; soit dans les années 1960-1964, lorsque les syndicats des travailleurs du pétrole étaient des représentants du syndicalisme populiste dans le pays ; soit en 1983, lors de l'accès, à la tête du syndicat du raffinage de Bahia, d'un groupe proche du nouveau syndicalisme, lequel avait réussi à relancer des grèves dans le pays en 1978 et 1979 ; soit encore, lors du retour des syndicalistes populistes en 1984, après la défaite de la grève de 1983, dans le syndicat des petroleiros du raffinage ; c'est ainsi également que nous pouvons comprendre les conflits opposant les "cutistes" et les populistes entre 1984 et 1990 chez les travailleurs du pétrole de Bahia.

Dans toutes ces conjonctures, les rapports entre la conjoncture politique et syndicale du pays et les pratiques syndicales des travailleurs du pétrole n'étaient pas des rapports directs ; toutefois, nous ne pouvons pas nier, non plus, l'existence de liens très proches.

Ainsi, en ce qui concerne ces rapports, nous pouvons avancer que, au vu du caractère politique du syndicalisme brésilien, les changements de conjonctures dans le pays provoquaient également des changements dans la perception des syndicats par les travailleurs du pétrole. En offrant aux acteurs des exemples d'événements pouvant être interprétés comme signes de viabilité de certaines de leurs actions, les conjonctures extérieures favorisaient (ou non) le travail des syndicalistes et militants syndicaux des petroleiros dans la mobilisation des travailleurs.

De même, des conjonctures d'ouverture politique rendront le militantisme syndical et politique (et nous avons vu que les deux marchent ensemble au Brésil) moins dangereux ; cela incitera davantage les militants à prendre des risques et facilitera l'adhésion de nouveaux militants. Cela d'autant plus, que les exemples fournis par des événements marquants constitueront des arguments de poids dans les discours des militants. Ces exemples, en rendant les discours des militants de gauche plus proches de la réalité quotidienne des travailleurs, seront donc essentiels dans les processus de changement des représentations sociales du phénomène syndical au Brésil.

L'importance de l'exemple est qu'il entraîne des changements dans la perception d'une situation sociale. Il aide à modifier l'horizon des possibles ; dès lors, la question qui survient dans les spéculations des acteurs ( celle qu'ils peuvent se poser en tout cas) est : si un fait a pu se produire ailleurs, pourquoi ne le pourrait-il pas ici ? Ainsi, comme nous l'avons vu, dans les années 60, les petroleiros organisent leur première grève pour protester contre les disparités de salaires et de conditions de travail entre eux et les petroleiros du Sud du pays. A partir de l'exemple d'une situation extérieure, les petroleiros de Bahia modifieront leurs représentations sur le juste et l'injuste à PETROBRAS.

Cela ne signifie pas que les enjeux internes à chaque situation sociale soient dépourvus d'intérêt, mais que les influences externes, font aussi partie des enjeux internes. La distinction externe/interne n'est qu'une distinction instrumentale dans ce cas.

Prenons l'exemple concret des grèves des années 80 au Brésil. Personne n'ignore que les grèves vont gagner une grande légitimité dans le pays après les grandes grèves de masse des travailleurs de la métallurgie de São Paulo entre 1978 et 1981. Pour les militants syndicaux de gauche des années 80, ces grèves constituaient un moyen pour convaincre leurs compagnons de la faisabilité et, surtout, de la viabilité politique de la grève. De même, la redémocratisation du pays à partir de 1985, dans une conjoncture économique d'accélération de l'inflation, fut un élément très important pour la diffusion des mobilisations ouvrières de la deuxième moitié des années 80.

La grève à cette époque était devenue une forme d'action légitimée par les expériences de grève qui se multipliaient dans le pays. Une forme d'action instituée historiquement (pour employer l'expression de Cornelius Castoriadis, 1975) dans l'imaginaire politique des Brésiliens. Ce qui facilitera le travail de la gauche auprès des travailleurs du pétrole à la fin des années 80.

L'exemple agit de même sur la résonance cognitive d'une idée ; dans les conflits idéologiques et politiques, il est fondamental d'utiliser des exemples pour légitimer les idées avancées et donner du sens au discours. Ainsi, l'exemple en soi est neutre, car un événement peut être interprété de plusieurs manières ; il peut donc être utilisé pour argumenter des thèses différentes, voire opposées ; mais cela n'enlève rien au fait que certains événements peuvent devenir exemplaires à un moment de l'histoire d'une société.

Ainsi, malgré la diversité des pratiques syndicales adoptées par les petroleiros au cours du temps, nous pouvons affirmer que ces pratiques, à l'instar du syndicalisme brésilien d'une manière générale, restent très dépendantes des contextes politiques et économiques du pays. Dans le cas spécifique des travailleurs du pétrole, cette politisation de l'action syndicale est le contrecoup de la mainmise de l'État sur les relations professionnelles dans l'entreprise pétrolière, surtout en ce qui concerne les salaires. Ainsi, les grèves réalisées dans les années 90 par les petroleiros furent très marquées par les prises de position des travailleurs contre les politiques économiques mises en place par les gouvernements successifs.

De même, le rôle joué par la Justice du Travail dans les négociations collectives entre syndicats de travailleurs et PETROBRAS, poussa les syndicalistes à trouver des interlocuteurs auprès du pouvoir politique afin de dépasser les limites juridiques imposées à leur action. Ce qui n'est pas sans rappeler le rôle de la législation syndicale du pays sur les limites et les faiblesses du syndicalisme brésilien.