17.3. Le nationalisme : un point indépassable de l'action syndicale des petroleiros

Un autre point qui témoigne de la continuité de l'action syndicale des travailleurs du pétrole est la place que le nationalisme y occupa, en tant que discours mobilisateur. Dès la création des syndicats, l'appel à l'idéologie nationaliste a été appropiée par tous les groupes en conflit pour le pouvoir syndical.

L'identité des petroleiros ayant été forgée à une époque où le nationalisme, surtout en ce qui concerne le pétrole, était très répandu dans la société brésilienne, les appels en faveur de la défense du monopole du pétrole et de PETROBRAS, constituaient une stratégie quasi infaillible pour gagner la sympathie de la majorité des travailleurs de cette entreprise. Ce qui explique, par exemple, que toutes les directions syndicales, sans exception, tiendront des discours en faveur de la défense de PETROBRAS et de la politique nationaliste du pétrole.

Mais, comme nous l'avons vu, ce nationalisme ne restera pas identique au cours du temps. Le nationalisme des populistes n'était pas le même que celui des militants de la gauche, pour lesquels la défense de PETROBRAS et du monopole d'État n'avait qu'une valeur stratégique, instrumentale dans la lutte contre le gouvernement et contre l'ordre social et politique en place. Attestent de cette différence d'appropriation de l'idéologie nationaliste entre les travailleurs rentrés dans les années 50 et 60 et ceux rentrés à partir des années 70, les références fréquentes, dans les discours des premiers, à un véritable nationalisme du passé, opposé au nationalisme édulcoré des jeunes. Pour eux, le nationalisme du passé, celui des "anciens" était plus nationaliste que celui des jeunes.

La participation des syndicalistes de gauche – aux côtés des retraités, des ingénieurs nationalistes de l'AEPET et des responsables de l'entreprise – à l'organisation des manifestations populaires, pour la défense du monopole d'État sur le pétrole et contre des modifications dans la Constitution du pays, en 1993 et 1994, diminuera cette distance idéologique entre les générations. Ce qui favorisera, aussi, le rapprochement entre groupes de gauche et associations de retraités, dans la politique syndicale. Mais, les nationalismes des uns et des autres resteront toujours différents, témoins d'expériences distinctes, forgées à des époques différentes et dans des contextes différents.

Cette différence d'appréhension du nationalisme entre les "jeunes" et les "anciens" se fait plus évidente après la fin du monopole d'État, à la suite de la grève des petroleiros de mai/juin 1995. Cet événement fut vécu par certains retraités comme une véritable catastrophe, "la fin d'un rêve, d'un idéal". Déjà pour les travailleurs en activité, la fin du monopole représentait une nouvelle source d'instabilité professionnelle ; elle laissait le chemin ouvert à une future privatisation de l'entreprise pétrolière, pouvant l'amener à adopter une politique de licenciement de masse. Ce qui conduisit plusieurs de ces travailleurs à envisager des stratégies alternatives de survie : parmi les petroleiros en activité que nous avons rencontré après 1995, nombreux sont ceux qui avaient repris des études ou qui s'étaient lancés dans les affaires ; moyens, d'après eux, de se préparer à un licenciement, rendu possible par le changement de la législation pétrolière du pays.

Quoi qu'il en soit, il ne fait pas de doute que la fin du monopole d'État sur le pétrole démontre que, dans le Brésil des années 90, le nationalisme économique ne jouit plus du soutien populaire dont il avait bénéficié au cours des décennies passées. Ce qui ne fait qu'accroître le désespoir de certains retraités de PETROBRAS.

Ainsi, au cours d'un échange téléphonique avec Wilton Valença, figure mythique du syndicalisme des ouvriers du pétrole, en 1995, – peu de temps après la fin de la grève et du vote en faveur de la fin du monopole d'État – il nous fit part de sa désolation : "aujourd'hui les choses sont pires qu'en 1964". Autrement dit, pour lui, qui avait été victime de la répression militaire, la fin du monopole était considérée comme quelque chose de plus grave que le coup d'État.

Cette phrase résume toute la détresse d'une certaine génération de travailleurs de PETROBRAS qui lutta pour des idéaux qui, aujourd'hui, ne font plus l'unanimité, ni ne sont reconnus comme valables par la majorité des Brésiliens. Dans cette logique, en 1964, malgré la répression et la dissolution des organisations d'expression populaire, une vision nationaliste de l'économie avait, au moins, été préservée, tandis que maintenant, le "vieux" nationalisme apparaissait comme quelque chose d'anachronique, hors mode, inefficace, incapable de mener le pays au développement économique.

Le malaise de W. exprime le malaise de toute une génération de Brésiliens, celle qui crut au développement économique et social du pays par un contrôle étatique des ressources naturelles du pays et par l'adoption de politiques protectionnistes visant à promouvoir une "substitution d'importations".

Ainsi, la chute du monopole et les changements introduits dans l'entreprise marquèrent, en vérité, la fin d'une époque où les travailleurs de l'entreprise pétrolière s'identifiaient à l'entreprise, au point, parfois, de faire passer la défense du monopole avant les questions économiques 452 . En ce sens, 1995 marqua un point d'inflexion dans les rapports entre les travailleurs et l'entreprise. Par la suite, avec l'apparition, pour la première fois, du spectre du chômage, les travailleurs de PETROBRAS seront tentés de reléguer le nationalisme et la défense de l'entreprise à un deuxième plan.

Dans le récit de Wilton Valença il y avait aussi une certaine nostalgie du rôle que les syndicats du pétrole de Bahia avait joué par le passé :

‘<<A l'époque, malgré l'existence de quatre syndicats dans d'autres Etats, c'était nous, à Bahia, qui déterminions les orientations à suivre dans le mouvement syndical des petroleiros. Aujourd'hui, on a 19 syndicats, et chacun veut faire les choses d'une manière différente>>.’

Cette nostalgie régionaliste exprime plus qu'une déception pour la perte d'influence de Bahia dans le domaine pétrolier. Elle exprime aussi une manière de reconnaître les liens entre régionalisme et nationalisme à Bahia, dans les années 60. Époque où les travailleurs du pétrole de Bahia jonglaient, en même temps, avec le régionalisme bahianais et le nationalisme, pour se construire une identité.

Notes
452.

Cela, non seulement à l'époque populiste, dans les années 60, mais aussi lors du retour des populistes, dans les années 80 ; même avec la victoire de la gauche la défense du monopole restait une des priorités des syndicalistes. Ainsi, lors des mobilisations populaires contre la Réforme Constitutionnelle, entre 1992 et 1993, les petroleiros n'organisèrent aucune grève.