17.4. Sur les identités des petroleiros

Comme nous l'avons vu au cours des chapitres antérieurs, une véritable identité des petroleiros ne commence à se former qu'à partir des années 60, autour des activités syndicales. Par ailleurs, c'est à partir de cette époque que le terme "petroleiro" devint utilisé pour nommer les travailleurs du pétrole. Dans ce cas, cette nouvelle dénomination correspondait à une nouvelle identité, plus valorisée et prestigieuse.

En effet, les grèves des années 60 permirent une augmentation du pouvoir d'achat des petroleiros ; de plus, avec l'expansion des activités de PETROBRAS dans l'État de Bahia, le nombre de travailleurs du pétrole croît rapidement à la fin des années 50, en même temps que l'entreprise pétrolière accroît son poids économique dans l'État de Bahia. Tout cela donna aux travailleurs du pétrole une nouvelle visibilité publique, lesquels deviennent le modèle même du travailleur des industries modernes.

C'est l'époque où les petroleiros sont représentés comme de "nouveaux riches", où les formes ostentatoires de consommation et de mode de vie deviennent des symboles de leur identité. Les témoignages recueillis et quelques articles de journaux nous présentent les travailleurs bahianais du pétrole comme une sorte d'aristocratie ouvrière. Un groupe de travailleurs distinct de l'ensemble de la classe ouvrière de Bahia ; et de plus, revendiquant cette différence, par le biais des discours et des pratiques. Ce n'est pas pour rien que les syndicats tentèrent à un certain moment de créer une "éthique du petroleiro".

À cette époque être petroleiro signifiait presque devenir membre d'une secte, avec ses rituels, ses normes vestimentaires, ses habitudes de consommation, etc. Ainsi, des photos préservées de cette période nous montrent plusieurs travailleurs portant leurs casques en dehors de l'entreprise ; on voit, aussi, fréquemment, des travailleurs portant costume et cravate, symboles de distinction sociale dans la société bahianaise.

Cette fierté d'être petroleiro, peut être illustrée par le fait que plusieurs témoignages mentionnent que les travailleurs venaient en villes avec leurs casques, signes d'une distinction sociale nouvelle. Encore dans les années 80, dans les villes pétrolières du Recôncavo, il était commun de voir sur les marchés ou d'autres lieux publics, des travailleurs de PETROBRAS avec leurs vêtements de travail et leur casque.

Cette vision d'eux-mêmes, comme quelqu'un de privilégié par rapport aux autres travailleurs, ne les a pas empêché, pour autant, de participer aux grandes mobilisations nationalistes en faveur de changements structurels de la société brésilienne. Car un autre point de l'identité des travailleurs du pétrole se constitua à cette époque : ce fut le sentiment d'appartenir à un groupe de travailleurs très mobilisé sur le plan syndical.

Cette identité des travailleurs du pétrole, sera sérieusement bouleversée à partir des années 70, avec l'arrivée d'un nouveau groupe d'ouvriers, porteurs d'autres valeurs culturelles (la contre-culture, etc.) et ayant d'autres aspirations existentielles. Pour ces jeunes, les vieux petroleiros étaient "ringards" et pathétiques. Nous pouvons citer le cas de ce jeune militant de gauche qui nous fit part de sa gêne en présence d'un leader syndical qui s'était rendu à l'aéroport, avec son casque de PETROBRAS, pour recevoir un Ministre d'État, dans les années 80. Pour ce jeune, cela était pathétique : non seulement le fait qu'un leader syndical aille recevoir un ministre d'État, mais aussi qu'il porte un casque de travail en dehors de son contexte de travail.

Ainsi, l'identité véhiculée par les syndicats dans les années 80 sera moins une identité de travailleurs privilégiés ou une identité de travailleurs porteurs d'une mission, qu'une identité de travailleurs "comme les autres" ; du moins comme les autres travailleurs des industries modernes récemment implantées à Bahia. Des travailleurs "comme les autres", mais porteurs d'une histoire et d'une tradition syndicale différente. Dès lors, ce sera à partir de leur passé que les petroleiros définiront leur identité. Le retour des leaders syndicaux populistes à la tête des syndicats des petroleiros symbolise bien ce retour aux valeurs du passé.

Toutefois, ces valeurs n'étaient intégralement partagées que par les travailleurs les plus anciens, ceux qui avaient vécu l'époque d'or du syndicalisme et de la reconnaissance des petroleiros.

Ainsi, on peut même affirmer que le conflit de génération qui s'exprime chez les travailleurs du pétrole à partir des années 70, était avant tout un conflit identitaire, expression de conceptions différentes de l'identité des petroleiros. Une identité sociale n'est jamais complètement unifiée, elle comporte toujours plusieurs volets ; il serait plus prudent même de parler de "configurations identitaires" pour aborder cette question. Car, à l'intérieur d'un même groupe, plusieurs identités, parfois contradictoires, s'opposent. Ce fut le cas pour les travailleurs du pétrole à partir des années 70, quand se côtoyaient plusieurs façons d'être "petroleiro" : notamment entre petroleiro de la "vieille garde" et petroleiro de la "nouvelle garde".

Les conflits syndicaux qui se greffèrent sur ces différences, viennent en illustrer l'étendue. Mais, en même temps, ils masquent les points de convergence entre "vieille garde" et "nouvelle garde" ; points qui permettaient la revendication par les uns et par les autres de leur appartenance aux "petroleiros". Ce fut le cas du régionalisme bahianais.