17.4.2. De la Construction de l'adversaire à PETROBRAS

Dans toute action collective, la construction d'un adversaire est une phase essentielle de la mobilisation (Touraine, 1973). Dans le cas de PETROBRAS, comment s'est construit cet adversaire au fil du temps ? L'entreprise, en tant que patrimoine national, était au-dessus de toute critique, comment alors les syndicalistes du pétrole ont-ils construit leurs adversaires, pour pouvoir mener des actions collectives importantes ?

Nous considérons que ce n'est pas l'impossibilité de constituer un adversaire, comme le pensait Francisco de Oliveira (1988) 453 , qui caractérise les petroleiros de Bahia ; mais plutôt la construction d'un adversaire tout en préservant l'entreprise. Pour les petroleiros, dans les années 80 et 90, les responsables et les directeurs de la compagnie, ainsi que les gouvernements, étaient les véritables adversaires, non seulement des travailleurs du pétrole, mais aussi de l'entreprise elle-même 454 . L'identification entre PETROBRAS et ses travailleurs était telle que ces derniers tendaient à considérer leurs intérêts comme l'expression des intérêts de la compagnie.

De même, dans les années 60, c'est seulement à partir du moment où les syndicats réussissent à participer au processus de nomination de certains dirigeants de l'entreprise que le processus de visualisation d'un adversaire commence à faire défaut. On ne pouvait pas, dans le cadre des intérêts mutuels entre syndicalistes et responsables de PETROBRAS, poser la direction de l'entreprise ou le gouvernement comme "adversaires". C'est l'époque, comme nous l'avons vu auparavant, où les mobilisations syndicales furent en priorité organisées, non pas "contre" des mesures touchant le quotidien des travailleurs, mais plutôt "pour" l'adoption de politiques générales d'inspiration nationaliste.

Dès lors, les conflits seront rejetés vers l'extérieur de l'entreprise, tournés contre les "traîtres à la patrie", contre ceux qui voulaient porter atteinte à l'entreprise. La logique dominante était que seule l'existence d'adversaires extérieurs à l'entreprise pouvait expliquer des situations considérées comme peu favorables aux travailleurs.

C'est exactement à partir de ce moment que les syndicalistes populistes perdent leur pouvoir de mobilisation des travailleurs ; lesquelles mobilisations dépendaient davantage des contextes extérieurs que des situations vécues à l'intérieur de l'entreprise. Ainsi, après la grève de janvier de 1962, jusqu'à 1964, les travailleurs du pétrole ne se battront plus pour l'amélioration de leurs conditions de travail, mais pour l'élargissement du pouvoir syndical dans l'entreprise ou pour la défense du monopole d'État du pétrole ou, encore, pour soutenir les nationalistes présents au gouvernement.

Cela ne signifie pas que ces ouvriers n'étaient plus en mesure d'identifier un adversaire, ou qu'ils avaient perdu leur conscience de classe, mais que cette conscience de classe (conscience de soi en tant que groupe ayant des intérêts propres) était engagée dans des enjeux qui dépassaient largement les intérêts immédiats du groupe.

À la fin des années 70 et au début des années 80, la logique de construction de l'adversaire sera toute autre. À cette époque, l'État, issu de la dictature militaire, avec ses méthodes autoritaires et anti-populaires, sera identifié comme l'adversaire principal des travailleurs du pétrole (de même que pour une bonne partie du mouvement syndical brésilien de l'époque). Par ailleurs, le pouvoir mobilisateur des syndicalistes à cette époque ne peut être compris sans prendre en compte la thématique de la démocratisation dont le syndicalisme était porteur.

Dans les années de la Nouvelle République (1985-1990), les petroleiros essayeront de relancer la stratégie mise en place dans les années 60, cherchant à résoudre les problèmes quotidiens des travailleurs à travers des contacts privilégiés avec des groupes influents au sein du gouvernement. Ce qui, en cas de succès, tendait à effacer l'image d'un adversaire pour les travailleurs. Toutefois, l'action très active des militants des oppositions syndicales et les conditions économiques difficiles du pays (ce qui empêchait l'État d'offrir des avantages conséquents aux travailleurs en échange de la paix sociale à PETROBRAS) invalidera ce type de stratégies.

C'est l'époque où la gauche syndicale obtient le contrôle effectif des syndicats, à la fin des années 80. Pour les cutistes, la construction de l'adversaire, de même que pour les tendances syndicales qui les avaient précédées, passait également par la préservation de l'entreprise, en tant que "patrimoine du peuple brésilien". De la même façon, ils identifieront les gouvernements (qui ont toujours conservé d'importants pouvoirs dans la conduite des affaires pétrolières) et les responsables de l'entreprise comme les véritables adversaires des travailleurs.

Ainsi, la thèse de Oliveira (1988), selon laquelle les travailleurs du pétrole de Bahia n'avaient pas une vision définie de leur adversaire, en raison du statut d'entreprise publique de PETROBRAS, nous semble imparfaite. Ce qui caractérise les petroleiros de Bahia ce n'est pas l'absence d'adversaires symboliques, mais plutôt le fait que cet adversaire a toujours été placé dans le champ politique (le gouvernement, les administrateurs de l'entreprise nommés par le gouvernement, etc.) et non forcément dans le champ productif.

De cette façon, nous pouvons affirmer que, malgré les changements intervenus dans les pratiques syndicales des travailleurs du pétrole de Bahia, prédomine une relative continuité dans leur façon de se construire un adversaire lors des conflits menés par les syndicats. Cela peut être expliqué, en partie, par la place que le nationalisme occupa dans l'imaginaire de ces travailleurs. En effet, la défense du monopole d'État sur le pétrole et de PETROBRAS constituant une des représentations les plus mobilisatrices, les critiques à l'encontre de l'entreprise ne pouvaient se faire que de manière détournée.

Ces critiques deviendront, à partir des années 60, de plus en plus dirigées contre les groupes qui contrôlaient l'État (soit durant la dictature, soit après la démocratisation dans les années 80). C'est-à-dire, à partir du moment où les mobilisations nationalistes ne faisaient plus partie des stratégies légitimantes des gouvernements.

Cela vient nous rappeler que l'action syndicale des ouvriers du pétrole de Bahia se développa dans un contexte de perte d'importance de l'idéologie nationaliste au Brésil, et ce, à partir des années 60.

Notes
453.

D'après les arguments avancés par cet auteur, les ouvriers du pétrole de Bahia avaient du mal à identifier un adversaire, car PETROBRAS étant une compagnie publique, il n'y avait pas un "patron" visible, "l'adversaire" qui aurait rendu possible le développement d'une conscience de classe chez ces travailleurs. Ces thèses ont été réfutées par Castro et Guimarães (1995).

454.

Voir à ce propos, Brant (1990).