17.5.2. Le nationalisme comme source de mobilisation : la question pétrolière

C'est autour de la question pétrolière que les idées nationalistes prendront la forme d'un "développementisme" étatiste, donnant lieu à la plus grande mobilisation populaire que le Brésil ait jamais connu jusqu'alors. Le coup d'envoi de la mobilisation, connue sous le nom de CAMPANHA O PETROLEO É NOSSO (Campagne Le Pétrole Est à Nous), fut la réalisation en 1947 de conférences sur la question pétrolière, au Club Militaire 459 , par deux généraux très prestigieux de l'armée : Juarez Tavora et Horta Barbosa. Ces conférences furent organisées pour débattre du projet de loi Dutra (le Statut du Pétrole) permettant la participation de capitaux privés, y compris étrangers, dans la branche pétrolière. Tandis que le général Juarez Tavora défendait le projet en mettant en avant le manque de capitaux et de technologie du Brésil pour accomplir, seul, la tâche difficile de développer une industrie pétrolière, le général Horta Barbosa, à l'inverse, se positionnait entièrement contre toute participation de capitaux privés, quelle qu’en soit l'origine, dans l'industrie pétrolière, considérée par lui comme une affaire d'État, une activité essentielle pour la sécurité nationale.

L'ample publicité donnée à ces conférences dans la presse mobilisa les milieux nationalistes. À nouveau, en 1947, l'UNION NATIONALE DES ÉTUDIANTS (UNE) créa le Groupe Étudiant de Défense du Pétrole, autour duquel se rassemblèrent plusieurs groupes politiques et associatifs, donnant lieu au Centre d'Études et de Défense du Pétrole et de l'Économie Nationale (CEDEPEN) qui allait jouer un rôle fort important dans la divulgation des thèses nationalistes concernant l'industrie du pétrole. Comme une traînée de poudre, la mobilisation connut un grand et rapide succès. Outre de très vifs débats dans la presse, furent organisés des comices politiques réunissant jusqu'à 50.000 personnes (ce qui pour l'époque était considérable) dans les principales villes du pays et des manifestations de soutien de plusieurs unités de l’Armée (au point que le Ministre de la Guerre interdira toute manifestation publique des militaires sur le sujet).

L'intérêt de la Campagne "Le Pétrole est à Nous" dépasse la simple curiosité historique et conjoncturelle car elle inaugure un nouveau modèle de participation politique dans le pays, la mobilisation des groupes populaires urbains pour la défense des "intérêts nationaux". En d'autres termes, le nationalisme ne sera plus l'apanage de certains groupes intellectuels, mais deviendra une idéologie mobilisatrice, une idéologie capable d'appeler les classes populaires à la participation politique.

Il est peu important ici que cette idéologie ait été également une stratégie manipulatrice des élites, dans le sens où les mobilisations nationalistes étaient pour les politiciens populistes, Vargas le premier, un moyen d'augmenter leur pouvoir dans les rapports de forces entre les élites politiques et économiques du pays. L'important est que les gens y croyaient. L'essentiel est que le nationalisme représentait plus qu'une stratégie politique pour les classes populaires, il offrait une grille de lecture de la réalité, une vision du monde en quelque sorte. Plus important encore, le nationalisme signifiait la possibilité de construction d'une identité (sentiment d'appartenance) nationale au dessus des identités régionales. Ce que les groupes au pouvoir n'ont pas manqué de remarquer ; ainsi, dans une lettre de 1932, à Vargas, l'influent Général Goes Monteiro écrivait déjà : <<Seule l'idéologie nationaliste détruira le régionalisme.>> 460 .

L'éveil de ce nationalisme obligera Vargas, lors de son deuxième gouvernement, à trouver une solution à la ‘‘question pétrolière’’ qui ne soit ni trop libérale, ce qui aurait pu renforcer les nationalistes promoteurs de la campagne toujours active "Le Pétrole est à Nous", ni trop étatiste, afin de minimiser les résistances de l'opposition à l'Assemblée Législative. Le projet de loi qu'il envoya à la Chambre des Députés prévoyait la création d'une compagnie à capital ouvert mais où l'État posséderait la majorité des actions. En revanche, les capitaux étrangers pouvaient s'y associer et le monopole d'État n'y était pas prévu. Ce projet fut très sévèrement jugé, tant par les nationalistes que par l'opposition libérale. Mais, de façon surprenante, les critiques des deux groupes convergeaient : le projet était considéré très arrangeant pour le capital étranger et pas assez étatiste.

L'ampleur des mobilisations populaires et la résistance du Congrès persuadèrent Vargas d'accepter une solution de compromis : la formule d'une entreprise à capital ouvert fut retenue, mais la participation des capitaux étrangers fut interdite et, de plus, l'entreprise ainsi constituée devait fonctionner comme exécutrice du monopole d'État sur les activités pétrolières. Ainsi, en octobre 1953, la loi (n° 2004) de création de la PETROBRAS est signée par Vargas. Cette issue, en soi, n'était pas d'une grande originalité : le Mexique avait nationalisé son industrie pétrolière dès 1938, l'Argentine et l'Uruguay avaient des compagnies pétrolières appartenant à l'État depuis les années 20 et, même dans des pays de l'Europe Occidentale, l'État intervenait plus ou moins directement dans la branche pétrolière, comme par exemple en France où l'État était actionnaire de la Compagnie Française de Pétrole (CFP) dès les années 20 ou en Italie qui venait de créer sa Compagnie Nationale de Pétrole (ENI) en même temps que la PETROBRAS. La spécificité brésilienne, dans ce cas, réside dans le fait que l'activité pétrolière fut nationalisée avant même qu'il y ait une véritable industrie du pétrole dans le pays. À l'époque de la nationalisation, la production brésilienne de brut était insignifiante et les petites raffineries privées ne satisfaisaient, que pour une infime part, la consommation nationale. A vrai dire c'est davantage un "projet" qu'une industrie concrète qui fut nationalisé au Brésil. Le nationalisme était rentré dans les moeurs politiques brésiliennes.

Un an après la signature de la loi 2.004, le pays traverse une grave crise politique. Devant l'ultimatum posé par les militaires, qui demandaient sa démission, le président Vargas se suicide, laissant derrière lui une lettre où il explique les raisons de son geste. Dans cette "lettre-testament", Vargas, citant la création de PETROBRAS et d'autres entreprises publiques, se pose comme le défenseur du peuple et des opprimés, ce qui lui avait valu la haine et l'hostilité des élites financières et politiques du pays. Au demeurant, il exhorte le "peuple" à poursuivre son chemin de libération et de défense de la patrie.

‘<<Encore une fois, les forces et les intérêts contraires au peuple se sont mis d'accord et se jettent sur moi.’ ‘Ils ne m'accusent pas, ils m'insultent ; ils ne me combattent pas, ils me calomnient et ne me donnent pas le droit de défense. Ils ont besoin d'étouffer ma voix et d'empêcher mon action, pour que je ne continue pas à défendre, comme je l'ai toujours fait, le peuple, et surtout les pauvres. Je suis le destin qui m'est imposé. Après des décennies de spoliation par les groupes économiques et financiers internationaux, je me suis fait Chef d'une révolution et j'ai gagné. J'ai commencé le travail de libération et j'ai instauré le régime de liberté sociale. J'ai dû renoncer. Je suis retourné au gouvernement porté par le peuple. La campagne souterraine des groupes internationaux est venue s'ajouter à celle des groupes nationaux "révoltés" contre le régime de "garantie" du travail. La loi de profits extraordinaires a été stoppée par le Congrès. Contre la juste mesure d'augmentation du salaire minimum, la haine s'est déclenchée. J'ai voulu créer la liberté nationale par la "mise en valeur" de nos richesses nationales à travers PETROBRAS ; à peine celle-ci commence-t-elle à fonctionner, que la vague d'agitation croît. Ils ont empêché l'ELETROBRAS de fonctionner, créant une situation désespérée. Ils ne veulent pas que les travailleurs soient libres. Ils ne veulent pas que le peuple soit indépendant.’ ‘J'ai pris le gouvernement dans une spirale inflationniste qui détruisait les valeurs du travail. Les profits des entreprises étrangères atteignaient jusqu'à 500 % l'an. Dans les déclarations des valeurs de ce que nous importions, il y avait des fraudes de plus de 100 millions de dollars par an. La crise du café est venue, notre principal produit s'est valorisé. Nous avons essayé de défendre son prix et la réponse fut une violente pression sur notre économie, jusqu'au point où nous avons été obligés de céder. ’ ‘Je lutte depuis des mois, jour après jour, heure après heure, résistant à une pression constante, incessante, supportant tout en silence, oubliant tout, renonçant à moi-même, pour défendre le Peuple qui maintenant se trouve désemparé. Je ne peux rien vous donner de plus, sauf mon sang. Si les oiseaux de proie veulent le sang de quelqu'un, s'ils veulent continuer à "sucer" le sang du Peuple brésilien, j'offre ma vie. Je choisis ce moyen pour être toujours avec vous. Quand on vous humiliera, vous sentirez mon âme souffrant avec vous. Quand la faim viendra frapper à votre porte, vous sentirez dans vos coeurs l'énergie pour lutter, pour vous et pour vos enfants. Quand on vous vilipendera, vous sentirez dans ma pensée la force de réagir. Mon sacrifice vous tiendra unis et mon nom sera votre drapeau de lutte. Chaque goutte de mon sang sera une flamme immortelle dans votre conscience et tiendra la vibration sacrée pour la résistance. A la haine je réponds par le pardon. Et à ceux qui pensent qu'ils m'ont vaincu, je réponds par ma victoire. J'étais esclave du Peuple et aujourd'hui je me libère pour la vie éternelle. Mais, ce peuple duquel je fus esclave ne sera plus esclave de personne. Mon sacrifice restera pour toujours dans son âme et mon sang sera le prix de sa rançon.’ ‘J'ai lutté contre la spoliation du Brésil. J'ai lutté contre la spoliation du peuple. J'ai lutté à découvert. La haine, les infamies, la calomnie n'ont pas affaibli mon courage. Je vous ai donné ma vie. Maintenant, je vous offre ma mort. Je ne crains rien. Sereinement, je fais le premier pas vers le chemin de l'éternité et je sors de la vie pour rentrer dans l'histoire.’ ‘Signé Getulio Vargas>> (citée in Miranda, 1983 : 400-401).’

L'immense traumatisme populaire qui allait suivre l'annonce du suicide du président, suivi de la publication de sa "lettre testament", renforceront les groupes qui se revendiquaient du "varguisme". Ceci permit que des politiciens professant des idées nationalistes soient élus à la Présidence de la République – jusqu'en 1964, année où les militaires prendront le pouvoir par un coup d'État – et que le nationalisme devienne monnaie courante dans les discours mobilisateurs, dont même des groupes fort éloignés du national-populisme se servirent. Conjointement, cela renforcera, dans l'imaginaire politique des Brésiliens, la place du nationalisme et de son principal symbole économique, PETROBRAS et le monopole d'État sur le pétrole.

Dans ce contexte, la question du pétrole était l'une des clés pour comprendre le débat qui animait la société brésilienne d'avant 1964. Pour ceux qui proposaient un développement économique centré sur la croissance du marché interne et sur l'accroissement de la participation de l'État dans l'économie (industrialisation par substitution d'importations), PETROBRAS était considérée comme "l'instrument du salut national", le "levier du développement" qui allait mettre en route la croissance du pays. Toute critique formulée à l'encontre de l'entreprise ne pouvait, donc, qu'être une ruse des représentants des "trusts" pétroliers. En revanche, pour ceux qui proposaient une ouverture du Brésil au capital international comme seul moyen de combler les graves déficits du pays, aussi bien en capitaux qu'en technologies, PETROBRAS représentait plutôt un gaspillage des ressources publiques, une perte de temps et d'argent. Selon eux, beaucoup plus utile pour le pays aurait été la levée des restrictions imposées aux entreprises pétrolières internationales, ce qui aurait permis, outre la possibilité d'une autosuffisance du Brésil, en matière de production de pétrole et dérivés, beaucoup plus rapide 461 , l'utilisation de moyens supplémentaires dans l'offre de services publics à l'ensemble de la population. En dépit du fait que ces deux positions n'étaient tenues en ces termes que par les plus radicaux, la coupure politique et idéologique entre les acteurs sociaux se basait essentiellement sur cette problématique. En ce sens, le débat de cette époque n'était pas très éloigné du débat qui se développe actuellement dans la société brésilienne.

Notes
459.

Prestigieuse organisation qui regroupait les plus hauts gradés des Forces Armées brésiliennes. Le choix du lieu de ces conférences ne fut pas anodin.

460.

Cité par Martins, 1976 : 114.

461.

La recherche de l'autosuffisance pétrolière du pays était une des obsessions dans les discours de légitimation de l'action de l'État dans le secteur pétrolier.