17.5.3. Le nationalisme ou la quête d'une identité nationale

Dans les sciences sociales brésiliennes, le nationalisme et le rôle qu’il a joué dans la vie politique et sociale du pays sont interprétés de deux façons différentes. Pour certains, le nationalisme était l’expression de la maturité politique du ‘‘peuple’’ brésilien ; après des siècles d’une lente maturation historique, ‘‘le peuple’’ brésilien, par le biais du national-populisme, essayait de prendre son destin en mains ; ce que la collusion des groupes dominants, en 1964, empêcha. Cette position est celle des intellectuels liés au Parti Communiste Brésilien et celle de ceux engagés dans le projet populiste des années 50 et 60 – les intellectuels liés à l'ISEB 462 , par exemple ; plus récemment, on retrouve cette façon d’envisager la question dans les travaux de Darcy Ribeiro 463 . À l’inverse, d’autres auteurs, plus critiques, ont eu tendance à porter un jugement négatif sur le rôle du nationalisme dans cette période de l'histoire du pays 464 soulignant, en particulier, la manipulation politique dont les ouvriers brésiliens furent victimes ; le nationalisme n’étant dans ce cas, qu’une stratégie manipulatrice des classes dominantes et des politiciens populistes brésiliens.

Mais, ces théories n’expliquent pas pourquoi le nationalisme est devenu une idéologie mobilisatrice durant les années populistes au Brésil. Si le nationalisme était une expression de la maturité politique et culturelle du ‘‘peuple brésilien’’, pourquoi le ‘‘pronunciamiento’’ de 1964 s’est-il fait si facilement ? De même, en mettant l'accent sur le caractère manipulateur de cette idéologie, on oublie trop souvent de se poser une question essentielle : pourquoi les gens se sont-ils laissés manipuler ? Et comment se fait-il que l'idée nationale toujours présente dans les discours des intellectuels brésiliens ne gagne un poids politique qu'à ce moment-là ? Qu'est-ce qui, dans la société brésilienne des années 40, 50 et 60, rendait le nationalisme incontournable dans la vie politique ? Nous pensons que l'une des réponses possibles est que par le biais du nationalisme politique il était possible à des couches défavorisées de la population de participer au processus de construction de l'identité nationale brésilienne à cette époque. Il nous semble que l'on a trop souvent considéré comme évident, le fait que si le nationalisme était puissant c'est que l'identité nationale chez les Brésiliens était déjà constituée. Or, ce faisant, on prend pour évident ce qui ne l'est pas. Le "sentiment national", en tant que phénomène de masse au Brésil, est beaucoup plus récent qu'on ne le croit. C'est seulement à partir des années 30, avec le développement des moyens de transports et de communications, avec l'action centralisatrice de l'État fédéral, imposant des limites contraignantes aux oligarchies régionales et, surtout, avec la croissance des migrations internes, que l'identité nationale s'impose aux régionalismes comme identité dominante. On oublie trop souvent que l'identité nationale n'existe pas en soi, elle est une construction sociale, située dans l'espace et dans le temps.

Nous noterons l’influence théorique de Peter Berger et Thomas Luckmann (1986), pour lesquels la société n’est pas donnée en soi, elle est une construction sociale que les Hommes institutionnalisent dans leurs relations. Cette idée est reprise ici. De la même façon, nos idées sont très proches de celles que Cornelius Castoriadis (1975) développe dans son ouvrage "L’Institution Imaginaire de la Société" : l’institution des normes, des règles et des valeurs qui caractérisent une société, ne peut être comprise en dehors de la pratique historique des Hommes, pratique, par ailleurs, institutionnalisante d’un magma de significations imaginaires ; magma de significations qui nous dit ce qui est permis et ce qui ne l’est pas dans un contexte social et historique. Et, dans la mesure même où cette institution imaginaire se fait par la pratique concrète des Hommes, qui jouissent d’une certaine autonomie, elle est objectivée et, en même temps, indéterminée par avance. Il nous semble que ces auteurs ont voulu souligner surtout que la société étant une ‘‘création’’ des Hommes, elle ne peut être comprise en dehors des pratiques et des idées de ces Hommes ; il s’agit, donc, d’éviter à tout prix les ‘réifications’, que ce soit de la société, de l’Histoire, du ‘‘peuple’’, de la classe ouvrière, ou de l’identité nationale.

En acceptant l'identité nationale comme une donnée, on surestime le rôle des intellectuels : les intellectuels comme porteurs d'une quelconque conscience collective. Comme si la quête quasi obsessionnelle de la "véritable nationalité" chez les intellectuels brésiliens prouvait l'existence d'un sentiment identique chez tous les Brésiliens ou, tout au moins, dans tous les milieux sociaux de la société brésilienne. Si le Brésil existe comme nation indépendante depuis 1822 et si le nationalisme (l'idée de nation plutôt) était présent dans l'imaginaire des élites brésiliennes avant même l'indépendance politique, il n'en demeure pas moins qu'en tant qu'identité sociale partagée par la majorité de la population du pays, les régionalismes étaient beaucoup plus puissants que le sentiment d'appartenance à la "nation brésilienne". Il ne suffit pas qu'un pays existe sur le plan formel (doté d'un État autonome, d'une armée, etc.) pour que les gens qui y vivent s'y reconnaissent. C'est là toute la question que les processus de construction des identités sociales posent aux Sciences Humaines : comment passe-t-on d'une identité assignée (ou formelle) à une identité revendiquée ou partagée ?

Confronté à un problème semblable, la montée du nationalisme en Catalogne, l’historien Pierre Villar 465 a montré combien il est illusoire de vouloir appréhender le nationalisme comme la conséquence directe de traits dits objectifs : la langue, la géographie, les institutions politiques, etc. Dans l'exemple catalan, il a souligné que le point de départ pour le renouveau du nationalisme fut le soutien des entrepreneurs de la région à cette idée. Vexée par le monopole politique de Madrid, la bourgeoisie catalane se rangera sous le drapeau nationaliste, voulant ainsi traduire son poids économique en pouvoir politique. Un facteur essentiel dans le développement du nationalisme catalan fut, donc, les moyens financiers, culturels et politiques mis à disposition des intellectuels nationalistes par la bourgeoisie de la région. Dans une perspective complémentaire, l’historien anglais Éric Hobsbawn 466 attirera notre attention sur le fait que, dans le phénomène ‘nationalisme’, il est important de voir comment les choses se passent du côté des classes populaires. Si la mise à disposition des intellectuels nationalistes, de moyens financiers et politiques, explique le phénomène par le haut, au niveau des élites politiques et économiques, il est tout autant nécessaire de voir comment les choses se passent par le bas, c’est-à-dire, ce qui amène le peuple, la masse, les classes populaires à adhérer aux discours nationalistes.

Notre démarche suit cette préoccupation. Comprendre par le bas, pourquoi le nationalisme a été si important, et à certains égards l’est encore, dans la société brésilienne. Pourquoi les stratégies d’incitation au nationalisme développées par l’Etat centralisateur et par les politiciens populistes d’après 1930 ont-elles réussi à créer une "quasi unanimité" autour de l’idée de ‘‘nation’’ au Brésil ? Pour ce faire, il faut aller au-delà de l’analyse des discours et des stratégies des groupes dominants ou des élites culturelles brésiliennes. Il faut voir quelle était la résonance cognitive du nationalisme pour les Brésiliens, pour certains groupes de Brésiliens tout au moins.

En tout cas, ce que l'on peut affirmer par rapport au Brésil, est la faiblesse, au moins jusqu'aux années 40, de l'identité nationale que les milieux intellectualisés essayaient de construire. Sinon, comment explique-t-on les innombrables rébellions sécessionnistes dans plusieurs régions du Brésil au cours du XIXème siècle ? Comment faut-il comprendre que, encore en 1932, le plus important État de la Fédération se soit engagée dans une guerre séparatiste contre les autres états du pays 467 ? Que l'on songe à l'étendue de l'analphabétisme, qui empêchait la majorité de la population d'avoir accès aux biens culturels produits par les intellectuels, à la quasi absence de routes reliant les différentes régions d'un pays aux dimensions continentales, aux migrations internes réduites, à l'autonomie économique de chaque région, etc., et il ne sera pas très difficile de comprendre les raisons de cette faiblesse de l'identité nationale avant 1930.

Ainsi, le nationalisme économique et politique des années populistes au Brésil 468 , tout en étant une stratégie politique des élites brésiliennes, représentait aussi un moyen d'accès d'une large frange de la population brésilienne à une identité nationale, à une identité brésilienne, cette fois revendiquée. Il est évident que les anciens régionalismes ne disparaissent pas du jour au lendemain mais, dorénavant, dans tous les discours politiques, y compris de ceux qui combattaient le nationalisme et le populisme, le régionalisme ne pourra apparaître que subordonné à une logique nationale. Le local n'a plus le droit d'exister qu'en complément du national.

À une époque où les migrations inter-régionales vers les grandes villes du Centre-Sud 469 concentraient dans un même espace physique 470 des personnes en provenance de plusieurs Etats du pays, notamment ceux du Nord-Est, le nationalisme politique (et l'identité nationale qu'il supposait) jouait le rôle d'un équivalent général identitaire donnant la possibilité aux gens, malgré leurs différences régionales, de se reconnaître comme membres d'une même communauté, la nation. Mais outre le nationalisme politique, d'autres éléments tels que la musique, le football, les moyens de communication, etc. jouaient aussi ce rôle, sous la domination toutefois, de l'idéologie nationaliste 471 . Qui plus est, le nationalisme signifiait aussi l'accès à une identité sociale valorisée dans les représentations sociales dominantes, à l'opposé des identités régionales, qui souffraient d'une forte stigmatisation dont le préjugé racial n'était pas la moindre des marques.

Les "baianos" ou "paraibas", désignant davantage les migrants issus du Nord-Est que les personnes nées à Bahia ou à Paraiba, non seulement exécutaient les travaux les plus dégradants (dans le bâtiment par exemple) mais avaient aussi la peau la plus foncée, trait indéniable d'une origine noire et/ou indienne assez proche. Devenir "brésilien" c'était presque devenir, dans un processus mimétique, comme les "autres", les plus riches et les plus blancs. C'est ainsi que l'accès à une identité brésilienne signifiait l'accès à une dignité symbolique qui, à défaut d'une dignité matérielle et économique, joua un rôle important dans la sécurisation psychologique des individus des couches populaires des grandes villes brésiliennes. Le nationalisme était la voie d'accès à une conquête de la citoyenneté, aussi bien au niveau institutionnel que symbolique.

Mais, une idéologie comme le nationalisme n'est pas seulement un discours. Elle est aussi une pratique, qui ne correspond pas toujours au discours originel. Pour préciser davantage, même si une idéologie présente une certaine unité interne, une cohésion sur le plan logico-formel, sans trop de contradictions ou de variantes chez ceux qui la produisent (les intellectuels au sens gramscien) l'appréhension par chaque acteur social, c'est-à-dire le travail d'interprétation à l'oeuvre dans toute action des êtres humains, peut se faire, et généralement se fait, d'une manière différente du sens originel donné par ses créateurs. Autrement dit, une idéologie n'existe pas en dehors du contexte de son application pratique. Dans l'étude de la portée d'une idéologie à une époque donnée, l'analyse du discours est une étape nécessaire, mais non suffisante, surtout, pas la plus importante. Il est tout aussi capital de voir, dans chaque contexte, comment une idéologie donnée a été actualisée par ceux qui la revendiquent. En ce sens, il faut accepter que les acteurs soient parfois contradictoires, que leurs discours ne collent pas toujours avec leurs pratiques.

Ainsi, nous n'affirmons pas que le besoin d'un "équivalent général identitaire" (élément indispensable dans la construction de toute identité sociale) pour la construction d'une identité brésilienne, explique complètement l'influence du national-populisme sur l'ensemble de la population brésilienne dans ces années-là. Néanmoins, cette hypothèse a le mérite, tout en reconnaissant l'importance des transformations structurelles dans le Brésil d'après 1930, de ne pas se contenter d'un supposé passéisme des nouveaux migrants venus de la campagne brésilienne 472 , ni d'un quelconque décalage entre le niveau de développement des forces productives et la formation politique des classes sociales. Nous ne pouvons pas comprendre les phénomènes sociaux en raisonnant en termes de retard ou de décalage ; ce qu'exprime l'idée selon laquelle le processus historique que l'Europe ou les USA furent les premiers à connaître 473 , devrait se reproduire dans tous les pays où l'industrialisation et l'urbanisation se sont généralisées.

A notre avis, il faut comprendre le nationalisme dans la logique propre de la société brésilienne. Ce qui implique de le situer dans l'espace et dans un continuum temporel spécifique au Brésil. Il s’agit ici de mettre en lumière le rapport au temps dans la société brésilienne. Ou, plutôt, des rapports au temps en concurrence dans la société brésilienne. Les anthropologues et philosophes 474 ont déjà remarqué qu’une des différences majeures entre les cultures humaines est liée aux diverses manières d’envisager le temps ; chaque culture, chaque peuple ayant son propre rapport au temps. Cela est en partie vrai seulement, car même à l’intérieur d’une même société, coexistent différents rapports au temps, différents temps sociaux 475 , chacun lié à un champ et à un groupe social spécifique. Ainsi, ce qui caractérise un ensemble culturel (un pays, une ville, etc.) n'est pas un temps social unique, mais une configuration symbolique du temps, dans laquelle on peut identifier, à l’instar de Gurvitch, un temps dominant, un temps qui impose sa logique temporelle à tous les autres temps, un temps officiel en quelque sorte. Temps auquel on est obligé de se rapporter, même pour le combattre, sous peine d’être perçu comme en dehors de ‘‘son temps’’. Ainsi, le nationalisme a signifié un changement de temps officiel dans la société brésilienne : par le biais du ‘‘développementisme’’, le temps officiel des Brésiliens est devenu un temps tourné vers le futur, vers le développement et le bien-être social que la croissance économique allait promouvoir dans le futur. Le coup d’Etat militaire de 1964, en empêchant – par la répression – la libre expression du nationalisme mobilisateur des populistes, allait changer profondément cette donnée, nous allons le voir. Ainsi, les changements de ‘‘temps officiel’’ sont au coeur même des rapports de force entre les groupes sociaux d’une société.

Notes
462.

Sur les discours tenus par les intellectuels liés à l'ISEB, voir Chauí et Carvalho Franco (1978).

463.

Un bon résumé et une réactualisation des travaux de cet auteur se trouvent dans son dernier ouvrage, Ribeiro (1995).

464.

C'est le cas de chercheurs aussi importants pour l'évolution des sciences de l'Homme au Brésil que Florestan Fernandes (1975), Francisco Weffort (1978), Fernando Henrique Cardoso (1964), etc. pour ne citer que les plus connus parmi ceux qui ont développés une analyse critique du nationalisme dans l'idéologie populiste.

465.

in Villar, Pierre. La Catalogne dans l’Espagne Moderne : Recherche sur les Fondements Économiques des Structures Nationales, Paris, Flammarion, 1977.

466.

in Hobsbawn, Eric. Nations et Nationalismes depuis 1780 : Programme, Mythe, Réalité, Paris, Gallimard, 1992 (traduction française).

467.

Il s'agit là de la Révolution Constitutionnaliste que, en 1932, l'État de São Paulo a déclenché pour obtenir son indépendance vis-à-vis du pays.

468.

Grosso modo entre 1950 et 1964, c'est-à-dire entre le deuxième gouvernement Vargas et le coup d'État militaire de 1964. Cependant, l'essor du nationalisme en tant qu'idéologie mobilisatrice date de la déclaration de guerre du Brésil à l'Allemagne et ses alliés, pendant la deuxième guerre mondiale.

469.

Pour avoir une idée de l'étendue des migrations internes au Brésil au cours de ce siècle, il suffit de regarder de plus près le nombre de migrants, venant d'autres États du Brésil, arrivés dans les États de Rio de Janeiro et São Paulo : environ 590.000, entre 1920 et 1940 ; 689.000 entre 1940 et 1950 ; 1.281.000 entre 1950 et 1960 et 1.567.000 entre 1960 et 1970 (in : Patarra, 1986 : 265).

470.

Ce n'est pas pour rien que le populisme était plus puissant dans les états de Rio et São Paulo par exemple.

471.

Sur l'importance de la culture de masse dans la formation de la "culture brésilienne", voir Ortiz, 1988. De même, sur les rapports entre "culture" et identité nationale au Brésil, voir Ortiz, 1985.

472.

Alain Touraine a été un des premiers à démontrer l'inconsistance de la thèse du conservatisme des migrants arrivés de la campagne, voir en particulier son ouvrage écrit avec O. Ragazzi, Touraine et Ragazzi(1961).

473.

Que certains appellent, d'une façon très ethnocentrique, la modernité, c'est-à-dire le capitalisme et la démocratie libérale.

474.

Voir à cet égard, l’excellent ouvrage publié par l’UNESCO, Les Cultures et le Temps, Paris, 1975.

475.

Voir l’ouvrage de Roger Sue (1994).