17.5.4. Le régime militaire, ou du nationalisme au technocratisme.

Quoi qu'il en soit, le régime militaire qui s'est implanté en 1964 dans le pays allait changer profondément les données. La répression déclenchée contre les groupes national-populistes et le contrôle strict que le régime s'arrogea sur la vie politique du pays ne favorisèrent ni les mobilisations de masse ni la participation à la vie politique. A partir de ce moment-là, le nationalisme perdra son rôle d'idéologie mobilisatrice dans les discours publics officiels, les seuls autorisés. Il est vrai, néanmoins, qu'au début des années 70, le régime essaiera de se trouver une base de soutien populaire par le biais de campagnes publicitaires basées sur des slogans du type "Este é um país que vai pra frente" (C'est un pays qui va de l'avant), "Brasil, ame-o ou deixe-o" (Brésil, aimez-le ou laissez-le) etc. Toutefois, à en juger par ses résultats, cette campagne n'eut pas le résultat escompté ; lors des élections de 1974, par exemple, l'impopularité du régime militaire 476 deviendra très claire.

Ce qui ne signifie pas que l'idée nationale, de la grandeur de la "Patrie" et de l'intégration socio-économique du pays, n'ait pas continué de jouer un rôle important dans les représentations des militaires brésiliens. Cependant, leur vision extrêmement négative du "peuple" et leur peur des manifestations politiques plus ou moins autonomes, les pousseront à ne pas donner suite aux appels nationalistes mobilisateurs. Ainsi, le nationalisme, idéologie très répandue sous les régimes populistes, deviendra, sous le régime militaire, un discours orienté vers les groupes qui avaient le monopole des décisions les plus importantes – les militaires eux-mêmes et les administrateurs civils de l'État et des entreprises nationales. Ce sera une idéologie proche d'une vision géostratégique de source purement militaire, ne remettant pas en cause les structures sociales internes du pays.

La priorité sera, dès lors, donnée au développement économique interne, sans a priori contre les entreprises multinationales et sans engagements de transformations des structures sociales. Mais il ne s'agira pas, pour autant, d'un programme libéral, car l'État sera perçu comme le garant d'une certaine autonomie et d'un certain équilibre de l'économie du pays ; à l'État reviendra le rôle d'implanter les infrastructures nécessaires au développement des secteurs souvent jugés de "sécurité nationale" (tels le pétrole, l'énergie électrique, les télécommunications, etc.) ainsi que celui d'aider les entrepreneurs nationaux à participer à l'essor industriel. D'où l'apparente contradiction du régime, en même temps que l'économie brésilienne s'ouvrira au capital international, l'État augmentera sa participation dans l'économie jusqu'à des niveaux jamais atteints pendant la période populiste.

En ce qui concerne l'industrie pétrolière, l'attachement d'importants groupes militaires au maintien du monopole d'État sur le secteur, important selon eux pour la sécurité du pays, renforcera la situation privilégiée de PETROBRAS. Non seulement cette entreprise maintiendra sa position de plus grande compagnie du pays mais, de surcroît, maintes revendications que les nationalistes populistes réclamaient avant 1964, furent prises en compte. Il en fut ainsi de la participation de PETROBRAS dans la distribution de dérivés du pétrole, dans l'industrie pétrochimique, etc. Tout cela, sans que pour autant, ces nouvelles aires d'activité de l'entreprise aient été introduites dans la loi du monopole d'État. Ce qui explique les témoignages des travailleurs du pétrole, pour lesquels l'action des militaires, par rapport à PETROBRAS, était perçue d'une façon positive ; cela même quand ces travailleurs étaient très critiques vis-à-vis de la dictature militaire.

En effet, le nationalisme des militaires et technocrates, tout en préservant à l'État une place assez importante en tant que régulateur des ordres économiques, politiques et sociaux, ne conservera pas les tendances xénophobes et populaires des manifestations nationalistes populistes, leur préférant un partenariat avec des entreprises internationales et l'absence presque totale de mobilisations populaires.

La dictature militaire entraîne trois changements importants pour notre objet. Premièrement, elle coupe les liens des militants de gauche et des militants nationalistes avec l'ensemble de la population ; ce sera dans un premier temps par la répression pure et simple puis ensuite par le choix que fait la gauche de la lutte armée. Deuxièmement, dans les discours légitimant les décisions gouvernementales, des thèmes comme le nationalisme économique ou le "bonheur du peuple" cèdent la place à des arguments ‘‘technocratiques’’ vantant la supériorité des mesures prises selon des règles techniques et selon les acquis de la science moderne. Ces raisons fonctionnaient comme des moyens de contrôle, puisqu'elles étaient avancées le plus souvent pour convaincre le peuple de la nécessité de faire des sacrifices économiques et sociaux. Si ces arguments n'ont jamais eu la popularité des appels nationalistes, ils ont néanmoins renforcé dans les représentations sociales, l'idée de la supériorité de la technique et des sciences 477 sur la politique. Troisièmement, en empêchant les mobilisations et rassemblements nationalistes, la dictature favorisera un glissement du processus de construction identitaire des Brésiliens vers d'autres champs, en particulier la culture de masse 478 : des manifestations artistiques, culturelles et sportives adaptées au public populaire brésilien.

Autrement dit, à partir de 1964, le processus mettant en évidence les aspects culturels de l'identité brésilienne s'intensifie (surtout par le biais de la télévision et de la radio), en même temps que la dimension politique de cette identité est durement réprimée. Mais, dans la mesure même où des symboles importants de ce nationalisme politisé ne seront pas détruits, par exemple certaines entreprises nationales, entre lesquelles la plus grande et la plus symbolique de toutes, PETROBRAS, le nationalisme restera présent, au moins comme potentialité, dans la mémoire sociale des Brésiliens durant toute la dictature.

Dans un langage plus technique, nous pourrions dire qu'avec les militaires il y a eu un passage de l'idéologie national-développementiste (en vigueur avec les populistes), à une idéologie seulement développementiste, où l'emphase était donné non plus au "développement basé sur le capital national", mais au développement tout court. Par rapport à PETROBRAS, par exemple, la montée au pouvoir des militaires va signifier l'abandon presque complet, dans les discours légitimants de la politique pétrolière du pays, des arguments typiques de l'époque populiste (le patriotisme, l'émancipation nationale, etc.) ; ces arguments cèdent la place à des discours plus techniques et économiques.

Ainsi, la décision de création d'une entreprise affiliée à PETROBRAS pour participer à la distribution de dérivés du pétrole, en 1971, sera légitimé par le gouvernement militaire de l'époque comme une mesure qui s'imposait "...par les caractéristiques propres de l'industrie pétrolière..." ( Neiva, 1986). On faisait référence au fait que cette industrie avait toujours été une industrie fortement monopolistique et où une seule entreprise participait de toutes les étapes de l'activité pétrolière. Des arguments qui, à l'époque populiste, étaient associées à une vision nationaliste exaltée: il fallait non seulement créer des entreprises associés à PETROBRAS dans tous les domaines de l'industrie pétrolière, mais, en plus, il fallait inclure ces domaines dans la législation du monopole d'État. Toutefois, signe des différences entre les militaires et les populistes, les premiers vont insister sur le fait que le développement de PETROBRAS ne devait pas se faire contre le capital privé (national ou étranger), mais plutôt associé à lui. Ce qui explique que la croissance et la diversification des activités de PETROBRAS ne se sont pas accompagnées d'altérations dans la législation pétrolière du pays, l'action de l'entreprise nationale n'étant pas une limitation légale à l'action d'autres compagnies privées.

Ce n'est que dans les dernières années de la dictature militaire que les mobilisations populaires réapparaissent. Toutefois, ce retour ne se fera pas sous couvert d'Étatisme ou de la nécessité de donner la priorité au capital national. Les mobilisations des années 80 seront davantage tournées vers l'établissement de rapports sociaux et économiques moins inégaux, vers le retour à la démocratie, vers la reconnaissance de la citoyenneté des pauvres, vers une transparence de la gestion de l'État, etc. Tout en reprenant des slogans nationalistes des années populistes (réforme agraire, défense des entreprises nationales, autonomie nationale et refus de la soumission au F.M.I., etc.) les nouvelles revendications porteront plus qu'auparavant sur l'égalité (économique et politique). Ceci nous montre que si l'on peut parfois parler du nationalisme des mouvements populaires dans les années 80, il ne s'agit pas du même nationalisme que celui des années 50 ou 60, où les revendications "distributivistes" apparaissaient subordonnées à l'idée même de la nation.

De plus, dans les années 80, l'idéologie néo-libérale tend à devenir une idéologie dominante au niveau mondial, surtout chez les économistes et décideurs politiques des pays les plus puissants. Et comme toute idéologie, dans la mesure où elle devient dominante chez les décideurs, elle essaie de s'imposer comme la seule façon légitime d'envisager les problèmes . Ainsi, à partir de l'expérience des gouvernements Thatcher en Angleterre et Reagan aux États Unis, un consensus est apparu dans certains milieux, sur les effets néfastes de l'intervention de l'État pour l'économie d'un pays, cause d'inefficacité et d'augmentation des déficits publics. Un État moins puissant et une économie plus ouverte et déréglementée étaient donc les mots d'ordre de cette conception économique.

Au Brésil, où les effets de la crise de la dette extérieure commençaient à faire des ravages (inflation incontrôlée, baisse du PNB, chômage, etc.), ces idées trouvèrent un écho immédiat chez certains intellectuels et politiciens. C'est ainsi que dès le début des années 80, le débat autour des privatisations gagne de la force, même si les résistances opposées par les militaires ne favoriseront pas leur concrétisation.

Notes
476.

Sauf auprès de certains groupes sociaux particuliers, comme certains groupes religieux protestants ; voir à ce propos, Aubrée, 1996.

477.

En particulier la science économique. Le philosophe et sociologue allemand Jürgen Habermas (1973) a bien traité ce processus de "la science et la technique comme idéologie".

478.

Sur la place de l'industrie culturelle dans la consolidation d'une identité nationale au Brésil, voir Ortiz (1988).