17.5.5. La démocratisation ou la quête d'une citoyenneté au quotidien

En 1985 c'est le retour de la démocratie, une démocratie encore limitée, car les militaires conserveront une place importante dans le gouvernement, s'autoproclamant garants de l'ordre et de la stabilité du pays. Cet événement marquera un regain des mobilisations populaires, surtout ouvrières, favorisé par une situation économique instable et la baisse du pouvoir d'achat des travailleurs salariés.

Dans ces circonstances, les partis de gauche et les organisations populaires prirent position contre les projets de libéralisation de l'économie du pays, invoquant non le rôle de l'État en tant que protecteur d'une classe entrepreneuriale nationale, mais la crainte que ces privatisations ne soient une façon détournée de transférer -compte tenu de la proximité des rapports entre l'État et les entrepreneurs au Brésil – l'épargne publique vers le secteur privé. La méfiance incontournable des groupes populaires vis-à-vis des entrepreneurs, les rendaient très prudents vis-à-vis des politiques libérales alors proposées.

Dans un tel contexte, où l'euphorie du retour à la démocratie déclenche un mouvement de fortes mobilisations sociales et où les militaires conservent une emprise importante sur les processus de décisions politiques et économiques, la conjoncture ne sera pas très propice à la mise en question des symboles nationalistes tels les monopoles d'État sur le pétrole, l'énergie ou les télécommunications. Une indication de cela, est que la nouvelle constitution du pays promulguée en 1988, non seulement confirmera tous ces monopoles mais, de surcroît, leur donnera un statut constitutionnel en les inscrivant dans le texte même de la constitution. Désormais, pour privatiser ces entreprises il fallait changer la constitution du pays, tâche beaucoup plus difficile que le changement d'une loi ordinaire 479 .

Ce n'est qu'en 1990 que les choses commencent à changer. Tout d'abord avec l'élection du premier président de la République au suffrage universel depuis le coup d'État de 1964, Fernando Collor de Mello. La légitimité que l'élection directe lui a conférée, lui permit de se libérer de la tutelle militaire. De cette manière, Collor put soutenir la faction des militaires qui, gênée par l'image très négative des militaires dans l'opinion publique, prêchait une pratique moins politisée et plus professionnelle des Forces Armées brésiliennes. Ce désengagement des militaires, neutralise, au moins provisoirement, le principal obstacle institutionnel aux privatisations des grandes entreprises publiques brésiliennes.

De plus, l'enlisement de l'économie brésilienne, allié au fait que des pays latino-américains, tels le Mexique ou le Chili, semblaient avoir surmonté la crise des années 80 480 par l'adoption de mesures économiques libérales, renforçait l'idée selon laquelle la seule possibilité pour sortir de la crise et regagner la confiance des entrepreneurs étrangers serait l'adoption d'une autre politique économique. Une politique basée sur l'ouverture de l'économie brésilienne aux produits étrangers, la compétition entraînant avec elle des gains de productivité, et sur une politique assez offensive de privatisations, censée réduire le déficit public.

Ainsi, dès les premiers temps de son gouvernement, Collor de Mello, outre l'application d'un plan économique draconien, procède à la privatisation d'importantes entreprises nationales, y compris certaines entreprises dont PETROBRAS détenait le contrôle, entraînant le licenciement d'environ 20.000 fonctionnaires et assimilés. La faible résistance des groupes de gauche (seuls les travailleurs de PETROBRAS et de la compagnie nationale d'électricité ont esquissé des grèves nationales) montre à quel point la conjoncture n'était pas favorable, en même temps que cela aide à percevoir que le nationalisme économique ne représentait plus une cause mobilisatrice aussi puissante qu'autrefois dans la société brésilienne.

Le devenir du gouvernement Collor de Mello est bien connu : après la découverte des pratiques de corruption auxquelles participait le président lui-même, le Congrès National, sous la pression de grandes manifestations populaires, vote la destitutiondu président. Ceci permet l'intronisation du vice-président Itamar Franco aux fonctions de la présidence de la République. Le gouvernement Franco, un gouvernement de transition, n'avait pas la légitimité requise pour poursuivre la politique libérale de Collor de Mello.

Il n'en ira pas de même pour le nouveau gouvernement intronisé en janvier 1995, celui du président Fernando Henrique Cardoso. En effet, Cardoso doit son élection au plan économique qu'il a conçu quand il était ministre de l'économie du gouvernement d'Itamar Franco. Ce plan économique, connu sous le nom de Plano Real, proposait le contrôle de l'inflation par la revalorisation de la monnaie nationale dont la parité avec le dollar était garantie par l'État.

La chute de l'inflation, permet au candidat Cardoso le retournement d'une situation qui lui était bien défavorable. Selon les enquêtes d'opinion, le candidat du Parti des Travailleurs, le syndicaliste Luis Inàcio da Silva, était donné comme favori jusqu'à trois mois avant les élections. Le fait qu'en si peu de temps il y ait eu un changement si important dans les intentions de vote des Brésiliens montre, outre l'influence de la télévision dans la formation de l'opinion publique au Brésil, que pour une large frange de la population, ce sont les problèmes touchant directement le quotidien qui sont les plus mobilisateurs, ceux qui doivent obtenir une réponse plus immédiate de la part des gouvernants. Dans cette logique, on ne se soucie pas trop des politiques générales proposées, lesquelles se présentent souvent comme des options à long ou moyen terme. Autrement dit, face à une situation économique désastreuse et de plus en plus difficile à vivre, du moins pour la majorité de la population, les revendications politiques de changements structuraux ne gagneront pas la même visibilité cognitive que les problèmes quotidiens et les solutions qui y seront apportées.

Si, au début des années 80, la lutte pour une meilleure répartition des revenus, pour des conditions de vie plus humaines, et la lutte démocratique, allaient de soi, permettant ainsi un certain consensus au sein des groupes d'opposition, la démocratisation de la société reposera la question de la citoyenneté d'une autre façon, encore plus aiguë que dans les années 50 et 60. Tandis qu'à cette époque la citoyenneté pouvait s'exprimer par le biais d'une identité sociale fondée sur le nationalisme, dans les années 90, le nationalisme politique avait perdu sa place en tant qu'expression générale de l'identité brésilienne, identité désormais beaucoup plus culturelle que politique.

La citoyenneté se construit désormais à partir des problèmes qui touchent les gens au jour le jour : l'inflation certes, mais aussi les transports urbains déficients et précaires, les hôpitaux publics incapables d'offrir un bon service médical à la population, des conditions de logement très précaires, la violence urbaine, etc. Pour preuve, la gauche brésilienne, historiquement tributaire des appels nationalistes, ne put empêcher la victoire électorale de Fernando Henrique Cardoso, malgré l'immense popularité de son candidat. De même elle ne put opposer une résistance plus conséquente aux mesures économiques du gouvernement, dont la suppression du monopole d'État sur le pétrole fut la mesure la plus symbolique. C'est en effet qu'elle eut des difficultés à associer dans son discours 481 , les grands thèmes nationaux aux problèmes les plus urgents de la majorité de la population.

Toutes ces transformations mettent en évidence des changements fort importants dans les rapports de force entre les différents groupes sociaux au coeur de la société brésilienne. Elles mettent également en évidence des changements dans le ‘‘temps officiel’’ des Brésiliens. Ainsi, entre le temps des mobilisations nationalistes des années 50 et 60, tourné vers le futur, vers la construction d’une nation développée, et le temps de l’immédiateté, du présent qui s’envole, du temps provisoire, transitoire, des années 90, il y eut des changements politiques et sociaux très importants. Notamment , une dictature militaire qui 25 ans durant, essaya d’empêcher (avec plus ou moins de succès selon les périodes) des mobilisations populaires en faveur d'un "nationalisme futuriste" 482 . La grande nouveauté des mouvements sociaux apparus à la fin des années 70 fut qu’ils essayeront de créer une nouvelle temporalité dans le pays, temporalité tournée à la fois vers le passé (la récupération des luttes sociales du passé, comme le syndicalisme anarchiste et l’idéal d’autonomie ouvrière d’avant 1930, les mouvements de quartier des années 50, etc.) et vers le présent : l’amélioration des conditions de vie et d’habitation, la démocratisation, la réforme agraire, etc. comme des nécessités de premier ordre. On peut même supposer que la force de ces mouvements, outre la crise économique et la crise de légitimité de la dictature, vint de leur capacité à situer leurs pratiques sur un continuum temporel, c’est-à-dire dans une tradition qui s’enracinait dans l’histoire des luttes sociales du pays.

Ce n’est plus le cas dans les années 90, où l’ici et le maintenant sont devenus rois. Où le rebondissement vers le futur ne s'enclenche plus à partir d'une "tradition", mais à partir des conditions actuelles. Cette temporalité exprime, non seulement la maturité d’une génération qui n’a pas connu directement la dictature militaire et qui est donc moins sensible aux appels ‘‘anti autoritaires’’ et "nationalistes" de la gauche, mais aussi, l’incapacité de la gauche à changer de façon durable les rapports de force dans la société brésilienne : le fait qu’une partie de cette gauche (PSDB) ait, en 1994, passé un accord avec les groupes politiques les plus conservateurs est, en partie, lié à la déception 483 des années 80.

Les mouvements sociaux n’étant pas parvenus à changer la structure économique et la structure du pouvoir du pays et ne laissant plus entrevoir cette possibilité dans un futur proche, perdront beaucoup de leur élan initial. Le contrecoup sera l’émergence d’une nouvelle manière d’envisager la vie politique du pays, plus tournée vers le présent, les problèmes quotidiens, et la ‘‘citoyenneté quotidienne’’.

Il ne s’agit pas ici de valoriser ou de dénigrer cette manière d’envisager la politique et la vie collective, mais seulement de la prendre en compte dans les analyses sur le Brésil contemporain. Il s’agit d’avoir du respect pour les gens, pour leurs options, sachant que ces options sont toujours provisoires, changeantes et, surtout, prises en fonction d'une configuration cognitive de la réalité qui leur est propre. Autrement dit, ce n’est pas sur de grandes idées (le nationalisme ou la modernité) que les gens s’engagent, mais sur la ‘‘résonance cognitive’’ que ces concepts trop vagues et généraux peuvent avoir dans leurs vies. La défaite de la gauche brésilienne en 1989 et, surtout, en 1994, est due au fait de ne pas avoir su créer de "résonances cognitives’’ entre son discours général et les difficultés quotidiennes des gens. Dans toute action politique ou mobilisatrice, les rapports entre les discours et la réalité immédiate des gens sont essentiels. La ‘‘résonance cognitive’’ d’une idée ou d’un discours n’est pas donnée en soi, elle est construite socialement, elle dépend de l’action des hommes, des rapports de force dans la société et des conjonctures. Ainsi, ce n’est pas un hasard si la baisse de l’inflation grâce au plan Real a donné une ‘‘résonance cognitive’’ positive aux idées avancées par la coalition qui remportera les élections présidentielles de 1994.

Ce n'est pas un hasard, non plus, si lors du vote pour la fin du monopole d'État sur le pétrole, en 1995, il n'y eut pas de grandes protestations populaires, comme cela ce serait produit quelques décennies en arrière. Signe plus qu'évident que le pétrole n'était plus un symbole de l'identité et de la fierté nationale.

De même, on voit par là que les changements des représentations sociales qui ont eu lieu parmi les travailleurs du pétrole de Bahia ne sont pas complètement déconnectées des transformations symboliques et sociales de la société brésilienne dans son ensemble. L'opposition entre le nationalisme de la "vieille garde" et celui de la "nouvelle garde" chez ces travailleurs était plus que de simples querelles syndicales entre des groupes appartenant à des générations différentes ; elle était aussi l'expression de deux manières différentes de concevoir le national, l'identité nationale et ses symboles : l'une, forgée au cours des années 50 et 60, quand le nationalisme économique était l'équivalent général identitaire des Brésiliens, ce qui rapprochait plusieurs groupes autour du populisme et dans la quête d'une identité sociale nationale; et, l'autre, développée au cours d'une période où le nationalisme économique perd le caractère d'idéologie de l'État, laissant le chemin ouvert à d'autres expressions du nationalisme et de revendication d'appartenance à la nation brésilienne.

Toutefois, comme on l'a vu précédemment, cette tendance générale, en s'adaptant au contexte propre des petroleiros a pris de nouveaux sens. Cela est visible notamment dans le fait que la transformation du nationalisme des travailleurs du pétrole n'a pas signifié, chez eux, une remise en cause de la place de PETROBRAS en tant que symbole national. Ce qui vient, encore une fois, nous rappeler que dans l'étude de la société, il ne suffit pas de comprendre les tendances macro-sociales qui traversent la société pour pouvoir expliquer ce qui se passe dans l'univers rapproché des acteurs. Cette compréhension doit se faire dans la dialectique entre le proche et le distant, entre le macro et le micro, entre les conjonctures générales et les contextes environnants, bref entre ce qui se passe au niveau de l'ensemble de la société et ce qui se passe dans chaque situation sociale spécifique.

Notes
479.

Pour changer une loi inscrite dans la constitution, selon les lois brésiliennes, il faut l'accord d'au moins 2/3 du Congrès National, tandis que pour changer une loi ordinaire, la majorité simple suffit (50 % +l).

480.

Connues en Amérique Latine comme les années de la décennie perdue.

481.

La gauche brésilienne a plutôt tendance à interpréter les choix de la population qui ne correspondent pas à ses idées en termes de retard, etc. . On a observé le même processus en ce qui concerne le populisme.

482.

Cela, même si le régime militaire entretenait aussi une certaine idéologie du futur. Mais, il lui manquait des groupes et des institutions intermédiaires dans la société pour activer cette idéologie. Par ailleurs, une des caractéristiques de la dictature brésilienne les plus remarquées par les politologues, fut justement son incapacité de se construire, de façon durable, une base de soutien populaire.

483.

Sur l’importance de la ‘déception’ dans la vie sociale, voir : Hirschman, Albert (1983).