18. Conclusion : au-delà de l'étude de cas

18.1. Des événements marquants

Dans le discours syndical au Brésil, il est devenu habituel de considérer ce qui est appelé le nouveau syndicalisme comme l'exemple paradigmatique des nouvelles tendances syndicales, apparues au cours des années 70 et 80 dans le pays. En dehors du nouveau syndicalisme, appréhendé indépendamment de ses divisions internes, il n'y aurait qu'un certain syndicalisme bureaucratique et démobilisateur (le peleguismo), ou alors un syndicalisme dit de résultats, basé sur la mobilisation de la base sur les lieux de travail et sur une attitude marquée par la conciliation avec les gouvernements et le patronat.

Toutefois, cette réalité ne peut pas s'appliquer à l'ensemble des travailleurs brésiliens. Même au sein des travailleurs liés à la CUT se revendiquant du nouveau syndicalisme, existe une relative diversité de situations, de pratiques et de discours.

Cela est vrai aussi des traditions qui animent les travailleurs. Le cas des petroleiros, où les nouveaux syndicalismes (il faut parler au pluriel) avant de s'imposer durent s'affronter aux syndicalistes issus de la période populiste, est significatif de cette diversité. L'affrontement, chez ces travailleurs, entre une logique tournée vers la glorification du passé et une logique tournée vers la construction du futur (dont les militants de gauche étaient les représentants) montre combien est importante la question des traditions et de la mémoire sociale, dans l'étude des actions syndicales de certains groupes de travailleurs 484 .

Dans le cas étudié ici, il ne s'agit pas de dire que les populistes n'avaient pas une vision d'avenir , mais lorsqu'ils seront de retour, dans les années 80, cette vision d'avenir sera soumise à un besoin de légitimation par le passé, un passé "glorieux et mythique". En ce sens, même les militants liés à la CUT seront obligés d'intégrer dans leurs stratégies la tradition passée des petroleiros. Ils le firent à leur manière, en posant leurs luttes comme un moyen de relier le présent aux traditions de luttes des travailleurs du pétrole ; dans ce cas il s'agissait surtout de récupérer l'esprit des luttes et non les formes prises par ces luttes, comme ce fut le cas des populistes.

Cela vient nous rappeler que, parfois, ceux qui sont tournés vers une logique de projets d'avenir sont amenés à faire appel à des traditions, à des événements et des tendances ayant fait leurs preuves dans le passé. Il ne faut pas parler d'opposition entre futur et passé, entre projet et mémoire, mais plutôt de leur complémentarité.

Ainsi, l'exemple des travailleurs du pétrole de Bahia nous aide à voir non seulement la complexité et la diversité du syndicalisme brésilien, mais aussi la difficulté d'une partie des travailleurs brésiliens à se débarrasser de leur passé. A une échelle nationale, nous pouvons même affirmer que ce phénomène s'est reproduit au sein d'autres groupes de travailleurs, quoique avec une intensité différente et avec des caractéristiques autres.

Nous avons là une question théorique intéressante : l'importance du vécu, de la mémoire, de la déception dans la réévaluation des pratiques passées et, donc, pour le développement de pratiques orientées vers le futur. Il s'agit surtout du rôle de la mémoire sociale dans la détermination des pratiques du groupe étudié.

La mémoire n'est pas seulement la préservation des souvenirs ; elle est aussi interprétation du passé, vécu soit positivement, soit négativement. L'exemple des petroleiros démontre qu'il est possible de changer les interprétations collectives du passé, comme ce fut le cas lors du passage du pouvoir syndical des populistes aux militants de gauche.

En ce sens, la mémoire est un élément essentiel de la "praxis" humaine, la façon dont les hommes se représentent dans le temps. Elle est aussi un moyen important dans la réévaluation des événements du passé, ceux que les acteurs interprètent en tant qu'événements marquants et ceux qu'ils interprètent comme des événements sans importance. En définissant un événement en tant que marquant, celui-ci devient un modèle d'action, un exemple que certains vont essayer de suivre et que d'autres, peut-être, vont vouloir éviter. La grève de 1960, chez les travailleurs du pétrole, fut un modèle d'action pour toute une génération de syndicalistes de ces travailleurs, ce qui a permis le retour des syndicalistes populistes dans une conjoncture politique franchement défavorable à ce type de pratique. Toutefois, un événement n'est pas marquant en soi, il le devient. C'est à partir de l'importance que les acteurs accordent à un événement dans certaines conjonctures sociales que celui-ci peut, par la suite, devenir un modèle d'action.

Ainsi, à travers la préservation de la mémoire sociale – ainsi que la mémoire historique – les hommes préservent aussi des pratiques et des formes d'action qui, par le passé, ont fait leurs preuves lors des "événements marquants". De même, c'est par la réactualisation de la mémoire sociale que les hommes et les groupes revendiquent leurs identités et leurs modes de vie, ce qui, en dépit des caractéristiques qu'ils partagent avec d'autres hommes et groupes, les rend uniques. Autrement dit, par l'étude de la mémoire sociale d'un groupe, comme ce fut notre cas ici, nos pouvons établir des liens entre les influences des conjonctures et la façon dont les acteurs intériorisent (en modifiant) ces influences dans leurs pratiques.

L'étude de cas sur les travailleurs du pétrole nous montre donc que, par le biais de l'étude de la mémoire sociale, nous pouvons rendre visible ce qui est unique et ce qui est général dans chaque situation sociale.

Notes
484.

Les situations où d'anciens leaders syndicaux de l'époque populiste sont retournés à la tête des syndicats dans les années 80 ne sont pas spécifiques des petroleiros de Bahia. Dans le cadre de PETROBRAS, ce phénomène s'est reproduit dans la raffinerie de Cubatão, dans l'État de São Paulo, dans le syndicat des petroleiros de Rio de Janeiro et, aussi, dans le syndicat des petroleiros de Sergipe et Alagoas (dans ce dernier, la gauche arrive à la tête du syndicat avec des représentants syndicaux de l'époque populiste). Ces organes de PETROBRAS avaient en commun avec Bahia le fait d'être des organes qui existaient déjà avant 1964 et où il y avait eu des mobilisations populistes importantes.