18.2. Sur la préservation de la structure syndicale

Sur un autre plan également, l'étude de cas des travailleurs du pétrole peut devenir très éclairante. Il s'agit de l'influence de la législation syndicale brésilienne sur les relations professionnelles, ainsi que sur les pratiques des syndicalistes.

La plupart des chercheurs spécialistes du mouvement syndical brésilien sont unanimes à reconnaître l'incapacité relative des syndicalistes de gauche brésiliens à transformer radicalement la structure syndicale du pays, comme ils le revendiquaient au début de la décennie 80 485 .

D'après Boito Jr. (1991), la structure syndicale brésilienne a été préservée, au cours des années 80, sur les points les plus importants (pouvoir de reconnaissance des syndicats par l'État ; contributions financières obligatoires des travailleurs vis-à-vis des syndicats, indépendamment d'une syndicalisation effective ; unité syndicale, c'est-à-dire, un seul syndicat par groupe socioprofessionnel sur une base territoriale donnée ; et pouvoir de la Justice du Travail dans les négociations collectives). De même, selon cet auteur, la principale raison qui explique cet État de fait fut le manque d'intérêt des syndicalistes liés à la CUT à réellement changer la législation syndicale du pays. Selon lui, le nouveau syndicalisme s'est laissé contaminer par le "légalisme syndical" – c'est-à-dire, par l'acceptation des lois syndicales telles qu'elles sont – ce qui l'a amené à ne pas mobiliser les bases pour provoquer un véritable changement de la structure syndicale du pays.

Cet auteur met en évidence une caractéristique importante du mouvement syndical brésilien dans les années 90. Il s'agit de l'utilisation que les syndicalistes, même parmi les plus critiques, feront des instruments légaux syndicaux. Il s'agit, pour utiliser l'expression du sociologue Robert Cabanes (1996), du passage de la phase du "mouvement" à celle de "l'institution" du nouveau syndicalisme au Brésil.

Ainsi, en dépit des discours des syndicalistes de gauche, les syndicats brésiliens ne réussirent pas à relever les défis qui leur étaient posés au début des années 80. Ils ne parvinrent pas, notamment, à se libérer du rôle tutélaire de l'État sur les relations professionnelles. Que ce soit par le biais des contrôles que le Ministère du Travail garde toujours sur la vie syndicale, ou par le rôle déterminant que la Justice du Travail joue dans les négociations collectives (surtout dans celles des groupes socioprofessionnels des secteurs dits essentiels de l'économie), le fait est que le niveau d'autonomie des syndicalistes par rapport à l'État n'a pas beaucoup progressé depuis le début du processus de démocratisation du pays.

De même, la présence des syndicats sur les lieux de travail n'a pas été institutionnalisée, restant en grande partie informelle, dépendante de la capacité des syndicats d'inciter à la participation des militants. Ainsi, par exemple, les comités d'entreprise et les délégués du personnel demeurent très rares dans le panorama syndical brésilien 486 .

Ce fut au cours des grèves de 1968, à Contagem et Osasco, sous le régime militaire, que les comités d'entreprises acquerront une certaine visibilité sociale, en tant que moyen de contact entre directions syndicales et base ouvrière et en tant que stratégie pour échapper au contrôle étatique sur les syndicats. Dans les années 70 et au début des années 80, les comités d'entreprises étaient considérés comme un puissant instrument de résistance à l'action répressive de l'État autoritaire par les tenants du nouveau syndicalisme, ce qui explique l'essor relatif de ces comités durant cette période. Mais l'ambiguïté des rapports entre les syndicats et les comités d'entreprises, Iran Jácome Rodrigues 487 (1991) nous le rappelle, ne permit pas une diffusion de ces organisations au-delà des professions les plus engagées dans le nouveau syndicalisme..

Il en ira de même pour les délégués du personnel. Malgré un vide juridique à ce sujet, quelques courants syndicaux essayeront d'introduire les délégués du personnel dans les pratiques syndicales. D'après Albertino Rodrigues (1979) bien que la figure de délégués institutionnalisés ait été relativement rare dans le milieu industriel brésilien au cours des décennies 50 et 60, les syndicats disposaient de militants qui, dans la pratique, agissaient comme de véritables délégués. Certains syndicalistes préférent ce caractère informel des délégués, car ne pouvant leur assurer une stabilité d'emploi, leur relatif anonymat les protégent de l'action répressive des patrons. Au cours des années 70 et 80, cependant, les syndicats les plus puissants purent établir des accords avec le patronat sur les délégués syndicaux de base, selon des formules multiples, spécifiques à chaque groupe professionnel. Mais, cela resta très minoritaire dans le pays.

Ainsi, malgré le pouvoir mobilisateur dont les syndicats brésiliens firent preuve au cours des années 80 et 90, ils ne purent changer la législation syndicale du pays, ni mettre en place des organisations de représentation des travailleurs sur les lieux de travail.

Toutefois, il faut relativiser ces constats. Ainsi, même en reconnaissant que, d'une manière générale, le syndicalisme brésilien fut peu présent sur les lieux de travail, il est important de considérer également que dans certaines conjonctures, certains courants syndicaux surent mettre en place des systèmes de représentation dans les entreprises. De plus, la présence de militants syndicaux – qui parfois assuraient le rôle de délégués officieux des syndicats – dans les secteurs de la production, assura une relative communication entre les responsables syndicaux et les travailleurs.

Sans prendre cela en considération, comment peut-on comprendre le nombre élevé de grèves dans le pays au cours des années 80 et même des années 90 ? Il est peu crédible que tant de travailleurs aient participé à des grèves sans un minimum d'organisation sur les lieux de production ; une organisation, la plupart du temps, informelle certes, mais pour autant relativement efficace. Dans des conjonctures marquées par des difficultés économiques, dont l'inflation était la plus évidente, et par une faible légitimité politique des gouvernements, la distance entre la base et les syndicats (du moins les plus actifs) tendait à être relativisée par l'émergence de militants syndicaux ; ceux-ci assuraient le relais entre les discours des syndicalistes et la base ouvrière.

De plus, le fait que les leaders syndicaux brésiliens n'aient pas réussi à mettre en place le type de syndicalisme qu'ils proposaient au départ, est plutôt le signe de leur poids relativement faible dans les rapports de force dans la société brésilienne, que de leur simple acceptation des règles syndicales en vigueur.

Ainsi, nous n'interprétons pas cela comme la preuve d'une "trahison" des syndicalistes brésiliens vis-à-vis de leurs idées et idéaux du début de la décennie 80 488 . Dans toute praxis sociale, la pratique n'est jamais totalement conforme aux discours, aux idéologies véhiculées. Si les syndicalistes ne sont pas parvenus à changer les structures syndicales brésiliennes comme on pouvait le prévoir au début des années 80, cela tient au fait – outre les résistances d'autres groupes sociaux, y compris d'autres syndicalistes – qu'ils ne réussirent pas à se débarrasser de leur passé. Autrement dit, les groupes de gauche arrivés au pouvoir syndical durent prendre en considération les souhaits des travailleurs de la base ; les syndicalistes durent s'adapter à ces expectatives pour pouvoir rester au pouvoir.

On ne change pas une société, et les représentations sociales qui la fondent, par les seuls discours et la seule volonté des militants. La gauche syndicale brésilienne a dû se soumettre à cette réalité au cours des années 80 et 90. Cela d'autant plus que même parmi les groupes de gauche, aucun consensus, ni sur les transformations à mettre en place, ni sur le destin à donner à la législation syndicale, ne se dégageait.

Notes
485.

Voir à ce propos, Almeida, 1985 et Boito Jr. (1991).

486.

D'après des données citées par Boito Jr. (1991 : 88), parmi les 54 syndicats de l'État de Rio Grande do Sul, liés à la CUT, seuls 37 % avaient des délégués du personnel et seuls deux syndicats avaient organisé des comités d'entreprise.

487.

D'après cet auteur, une des difficultés de diffusion des comités d'entreprises fut la peur de certaines tendances syndicales que le pouvoir de tels comités puisse rivaliser avec le pouvoir des syndicats.

488.

Comme c'est notamment le cas de Boito Jr. (1991).