18.2.1. Le cas des travailleurs du pétrole de Bahia

Cela est particulièrement évident dans l'étude de cas des travailleurs du pétrole de Bahia. Comme nous l'avons vu précédemment, après l'arrivée de la gauche syndicale à la tête des syndicats des petroleiros, les luttes entre les tendances de la CUT rapprocheront les militants de la gauche des anciens leaders syndicaux liés au populisme.

De même, ces querelles internes à la gauche l'amèneront à adopter une attitude plus pragmatique par rapport à la structure syndicale : celle-ci sera envisagée comme un moyen de gagner l'hégémonie parmi la base. Ainsi, le débat sur la suppression des services offerts par les syndicats (un des principes de la CUT), deviendra un enjeu important dans les querelles syndicales de cette période.

De sorte que, tandis que pour les tendances les plus à gauche, mettre fin à tous les services proposés par les syndicats était une question d'honneur, pour l'autre partie de la gauche, l'adoption des principes de la CUT ne pouvait être imposée aux travailleurs de la base.

‘<<Au niveau de la pratique syndicale, je combattais beaucoup (...) la mise au service des syndicats des objectifs des tendances et leur dirigisme. C'est-à-dire le fait de décider les choses en petit comité et de les imposer à la base. C'était une vision selon laquelle la base ne pense pas, elle est une simple masse de manoeuvre. J'étais très critique à l'égard de cette manière de voir les choses. Je défendais comme position que nous devions faire attention, discuter avec la base. Même si la base avait des positions erronées, nous devions mettre en pratique ce qu'elle décidait, être critique mais mettre en pratique. L'évolution du travail syndical se fait de cette manière, on montre les choses et les compagnons avancent. (La direction de gauche) pensait que l'avant-garde savait tout et qu'elle devait imposer sa volonté à la base. Cela à tel point que ces compagnons évitaient d'organiser régulièrement des assemblées. Quand il y avait des divergences internes dans la direction, des divergences de conception et de pratique syndicale, ils voulaient décider à l'intérieur de la direction, sans la participation de la base.>> (Entretien avec un responsable syndical du STIEP lié à la CUT, in : Guimarães et allii. 1994 : 112 et 113). ’

Les victoires électorales de la tendance syndicale qui adopta cette stratégie au STIEP, montrent que la base syndicale des travailleurs du pétrole, très marquée par le populisme, n'était pas prêtre à accepter toutes les propositions de la CUT, notamment celles mettant en cause les symboles des syndicats du pétrole. C'est en prenant conscience de cette réalité que les militants de la CUT commenceront à se rapprocher des syndicalistes populistes.

Autrement dit, la position pragmatique des syndicalistes de gauche à PETROBRAS par rapport aux caractéristiques de la structure syndicale, s'explique en partie par l'attachement de la base à cette structure.

De même, les syndicalistes de gauche du pétrole seront amenés à adapter leurs pratiques aux rapports de forces en vigueur dans le mouvement syndical des petroleiros, surtout dans leurs affrontements avec les syndicalistes non liés à la CUT. Une illustration des effets de cette adaptation fut la position de la gauche par rapport à l'idée de création d'une Fédération des petroleiros.

A la fin de l'année 1989, les syndicalistes du pétrole non liés à la CUT 489 créent une Fédération Nationale des Petroleiros (FENAPE) ; cette fédération syndicale profitait de la législation syndicale en vigueur, laquelle prévoyait qu'un minimum de cinq syndicats pouvait créer une Fédération. La création de la FENAPE était, en vérité, une stratégie pour s'opposer à la progression de la CUT parmi les travailleurs du pétrole du Brésil 490 . En s'assurant de ressources financières originaires de l'impôt syndical (15 % de la valeur de cet impôt était donné aux Fédérations), ces syndicalistes prétendaient être en mesure de contrer la domination de la CUT lors des négociations collectives avec l'entreprise.

La tactique de la gauche sera, au départ, de refuser de prendre partie dans cette fédération et d'obliger l'entreprise à ne reconnaître que la Commission Nationale de Négociation comme interlocuteur, lors des négociations salariales. Au fur et à mesure que la CUT devenait représentative des principaux syndicats de petroleiros du pays, dans les années 90, cette stratégie devenait de plus en plus tentante. Cela d'autant plus qu'une des idées qui avait fondé l'identité de la CUT était justement le refus de tout lien avec la structure syndicale officielle, notamment les organisations de deuxième et troisième degré (les Fédérations et les Confédérations).

Toutefois, au sein de la gauche certains défendaient une option différente. Pour éviter que des syndicalistes non cutistes obtiennent les moyens de financer leurs activités, même sans avoir le contrôle effectif d'aucun syndicat important, ils proposaient que les syndicalistes liés à la CUT rentrent à la FENAP, pour en prendre le contrôle et la dissoudre par la suite.

Cette question provoqua de grands débats au sein des syndicalistes du pétrole liés à la CUT. Ces débats entre partisans d'une position basée davantage sur les principes identitaires de la CUT et partisans d'une vision plus pragmatique de ces principes, étaient le côté le plus visible des grandes ruptures qui existaient entre les différentes tendances de la centrale et du mouvement syndical brésilien sur l'utilisation qu'ils devaient faire de la législation syndicale.

Pour finir, les petroleiros décideront, en avril 1993, de ne pas intégrer la FENAP, mais de créer leur propre Fédération, la FUP (Fédération Unique des Petroleiros), indépendante de la structure syndicale officielle. Cette fédération sera attachée à la CUT, laquelle, dès les années 80, avait comme pratique de permettre la participation, au sein de la centrale, d'organisations syndicales verticales (plusieurs niveaux de représentation d'une même corporation, comme les Fédérations), même celles liées à la structure syndicale sous contrôle de l'État.

En ce qui concerne les petroleiros, la création d'une Fédération (ce qui posait problème du point de vue des principes de la CUT, car celle-ci défendait la création d'organisations syndicales regroupant les travailleurs de plusieurs bases socioprofessionnelles), fut conçue comme une manière de mettre en échec les stratégies des syndicalistes non liés à la CUT. De même, on prétendait ainsi institutionnaliser la centralisation des négociations collectives avec la PETROBRAS, lesquelles, dès 1988, furent organisées par une Commission de Négociation représentative au niveau national.

La création de cette fédération représentant seulement les petroleiros – sans la participation des travailleurs de l'industrie chimique et pétrochimique comme le prévoyaient les principes de la CUT – témoignait également d'un niveau de solidarité entre les travailleurs de ces trois corporations insuffisant pour permettre la réalisation de négociations collectives conjointes.

Ainsi, les syndicalistes de gauche à PETROBRAS ont été amenés à se positionner de façon pratique par rapport à la législation syndicale du pays. La position dominante fut celle de s'insérer dans cette structure ou de créer des structures parallèles basées sur les mêmes principes que ceux de la législation syndicale officielle. Cette position de la gauche fut provoquée par la nécessité de prendre en compte les valeurs dominantes de la base, au vu des querelles internes de la gauche, et par la volonté de neutraliser les actions des groupes syndicaux non liés à la CUT.

Dans la vie sociale les hommes sont obligés souvent d'adapter leurs croyances et leurs principes aux croyances et principes des autres hommes avec lesquels ils établissent des échanges. Ainsi, par rapport aux syndicalistes de la CUT, chez les petroleiros de Bahia, ils adoptèrent des pratiques parfois contradictoires avec leurs principes, non nécessairement en raison d'une trahison de ces principes, mais parce que confrontés à des situations pratiques qui leur paraissaient incompatibles avec leurs idéaux.

Ce que l'étude de cas sur les travailleurs du pétrole nous montre, est que la pratique de la gauche ne fut pas toujours cohérente avec son discours. Toutefois, ce manque de cohérence fut en grande partie lié au fait que pour pouvoir peser dans le champ syndical des petroleiros, la gauche dut adapter sa pratique aux attentes de la base et aux stratégies d'autres courants syndicaux.

Dans la vie sociale, la mise en pratique des idées et des principes ne se fait que très rarement de manière idéale, avec des résultats correspondant exactement à ce qui avait été souhaité. Autrement dit, il y a toujours un décalage entre les discours et les pratiques. De plus, les discours sont, la plupart du temps, non seulement des programmes d'action mais aussi des moyens d'afficher une identité.

Ces réflexions sont basées surtout sur l'étude de cas des travailleurs du pétrole de Bahia, nous le rappelons. Cependant, elles nous semblent pouvoir expliquer, en partie du moins, les options de certaines tendances syndicales brésiliennes au cours des années 80 et 90.

Mais ce processus n'est pas achevé ; c'est, à l'inverse, un processus en cours, en train de devenir. Il serait contradictoire avec notre démarche (les sciences sociales produisent des connaissances a posteriori) de vouloir figer ces phénomènes dans des analyses qui sont (et qui ne peuvent cesser d'être) trop limitées, à la fois dans l'espace et dans le temps. Ainsi, en guise de conclusion, nous souhaitons seulement que cette étude sur les travailleurs du pétrole de Bahia puisse aider les chercheurs à envisager plus aisément le syndicalisme brésilien dans toute sa pluralité et complexité (à la fois régionale, politique, etc.).

Notes
489.

Parmi lesquels ceux du STIEP et du SINDIPETRO.

490.

A la fin des années 80 et au début des années 90, la CUT devient hégémonique au sein du mouvement national des travailleurs du pétrole. Ainsi, outre les deux syndicats du pétrole, en 1990, les principales raffineries du pays, ainsi que les principales régions de production du brut, étaient sous le contrôle de directions syndicales liées à la CUT.