18.3. Des lois qui créent des représentations

Nous avons affirmé auparavant que l’application des lois et les lois ne correspondent pas toujours, toute pratique étant, en quelque sorte, une adaptation de la loi. Cela ne signifie pas, pour autant, que la loi n'ait pas d'influence sur les pratiques des hommes, car les lois fixent les limites cognitives (ce qui est permis ou qui, au contraire, doit être transgressé) à tout un chacun. Mais, le suivi des lois, ainsi que leur mise en pratique par des mécanismes de coercition, dépendra toujours des représentations que les hommes s'en font et du domaine de la vie sociale touché.

Nous abordons ici un point important, car la loi, elle aussi, participe au processus de construction et de fixation des représentations sociales: il est beaucoup plus facile de convaincre et de mobiliser des personnes à propos d'un sujet s'il existe une loi en fixant les modalités d'application, qu'en l'absence complète de lois. Autrement dit, les "bonnes lois" ne représentent pas toujours ce que pensent les citoyens, comme le croyait Rousseau, mais les lois participent à la définition de ce qui est juste ou injuste, normal ou anormal, bon ou mauvais dans une société.

Dès lors, une question importante s'impose: quel poids la législation syndicale a eu sur les représentations sociales des travailleurs brésiliens? Autrement dit, jusqu'à quel point la conception syndicale des travailleurs brésiliens ne se confond pas avec la législation syndicale du pays?

La réponse à ces questions ne peut pas être donnée de manière simple, en raison de l'hétérogénéité de la classe ouvrière brésilienne. La manière dont les travailleurs de la région du ABC de São Paulo conçoivent leur pratique n'est pas la même que celle des travailleurs du pétrole de Bahia, par exemple. Cela, sans parler des couches de travailleurs qui sont dans le marché informel du travail, généralement dans des emplois précaires, pour qui la vie syndicale n'existe pratiquement pas 491 . C'est-à-dire, la diversité du "monde du travail" au Brésil ne nous permet pas de donner de réponses générales, censées pouvoir tout expliquer par rapport à cette question. Au contraire, les rapports entre législation syndicale et les pratiques des leaders syndicaux des travailleurs sont multiples: ils vont de l'attitude contestataire de certains segments syndicaux, à l'acceptation et à la défense de cette législation, en passant par ceux qui se sont positionnés de façon pragmatique par rapport à la structure syndicale, ceux qui tout en se réclamant d'une position critique vis-à-vis de la législation, s'en servent dans leurs querelles avec d'autres groupes sociaux.

Toutefois, si cette diversité est bien réelle au niveau des directions syndicales, au niveau de la base ouvrière cela semble être moins marqué. Avec les réserves qu'il faut faire par rapport à ce genre de généralisations, notre étude laisse voir l'existence d'un certain décalage entre les représentations sociales dominantes parmi les travailleurs de la base ouvrière et celles des militants et leaders syndicaux les plus radicaux à propos de la législation syndicale : une législation vieille de plus de 40 ans et que, dès l'époque de Vargas, les premiers se représentaient comme une protection pour les travailleurs, exactement l'inverse de ce que pensaient les derniers, pour qui la législation varguiste n'était qu'un moyen de contrôle des travailleurs, empêchant leur libre organisation et autonomie.

Ce décalage est, peut-être, une évidence d'un double visage de la législation varguiste: elle est, en même temps, un moyen de contrôle et une esquisse d'un système de bien-être social (Lautier, 1993). L'ambiguïté par rapport à cette législation des leaders syndicaux et d'autres groupes sociaux étant, en quelque sorte, la reconnaissance de son double caractère.

On a vu comment de décalage, dans le cas des ouvriers du pétrole, a signifié l'incapacité de la gauche à changer des représentations ancrées dans une mémoire sociale d'un groupe de travailleurs appartenant à une entreprise fort symbolique dans l'imaginaire du pays. Les petroleiros de Bahia ne peuvent pas être pris comme "représentatifs" de l'ensemble des travailleurs brésiliens, nous en convenons volontiers; non seulement parce qu'ils ont une situation privilégiée par rapport à l'ensemble des travailleurs du pays (où la règle est plutôt l'informalité et la précarité), mais aussi parce qu'ils ne sont pas dans la région la plus industrialisée, le Sud-Est du pays. Toutefois, au vu de la position ambiguë de certains leaders syndicaux de la gauche, on peut penser que le même phénomène a dû se passer parmi d'autres groupes de travailleurs, mettant en évidence ainsi l'étendue de l'influence de la législation syndicale varguiste au sein de la classe ouvrière brésilienne.

Cela pourrait nous laisser craindre des difficultés pour la consolidation de la démocratie dans le pays. Si l'on considère qu'une des causes les plus avancées par des politologues pour expliquer la faiblesse de la démocratie au Brésil (et dans une grande partie de l'Amérique Latine) est la place que l'État occupe en tant qu'intermédiaire des rapports entre les groupes sociaux (Touraine, 1988; Weffort, 1992), on peut supposer que la démocratie brésilienne n'est pas complètement consolidée. Autrement dit, en montrant l'emprise de l'État (institutionnelle et symbolique) dans la vie syndicale, et par extension, dans la vie sociale du pays, le maintien de la législation syndicale varguiste et, plus encore, les empreintes qu'elle a laissées dans les représentations sociales des Brésiliens sont l'évidence d'une certaine débilité de la vie démocratique au Brésil. Au Brésil, ainsi que dans le sous-continent sud-américain, l'État a été historiquement un acteur majeur dans la régulation sociale, plaçant l'action des groupes d'intérêts et des classes sociales dans le domaine politique et créant une culture de dépendance de ces groupes vis-à-vis de l'agenda de l'État.

Toutefois, après tout ce qu'on vient de voir par rapport aux mouvement syndical des travailleurs du pétrole de Bahia, nous pourrons avancer aussi l'idée que ce n'est pas l'incapacité d'agir de façon autonome (vis-à-vis de l'État en tout cas) qui caractérise le mouvement ouvrier au Brésil, mais plutôt l'incapacité d'institutionnaliser cette autonomie. Dans des systèmes politiques marqués historiquement par une fermeture de l'État aux "demandes des classes populaires" et par l'hégémonie de groupes de vision conservatrice dans la société, ce manque d'institutionnalisation des syndicats ne fait pas figure d'exception.

Cela tient beaucoup au système politique brésilien, où les principaux acteurs politiques ne démontrent pas d'intérêt d'éliminer les contrôles de l'État sur le mouvement ouvrier. Cela sans compter le fait qu'à l'intérieur même du mouvement syndical, il n'y a pas de consensus sur quoi faire des règles syndicales corporatistes 492 . Quoi qu'il en soit, malgré le dynamisme du mouvement syndical brésilien depuis la fin des années 70, et malgré une certaine autonomie, il n'a pas réussi à fonder un ordre où les syndicats jouissent de plus d'influence dans la vie politique et institutionnelle du pays, ce qu'on peut identifier non seulement comme une faiblesse des syndicats, mais aussi de l'ordre démocratique brésilien tout court.

Car, et c'est là la véritable question, l'incapacité des syndicats d'institutionnaliser un "espace" d'autonomie exprime le manque de consensus dans la société sur le destin à donner à l'héritage autoritaire du pays (y compris le corporatisme syndical) . Ainsi, même des groupes sociaux et politiques traditionnellement défenseurs de la démocratie dans le pays (y compris dans le domaine syndical), ne se gênent pas pour faire usage des lois corporatistes dès lors que des conflits ouvriers apparaissent. On a vu ce processus en ce qui concerne la gauche chez les travailleurs du pétrole. Et, ce qui est peut-être plus grave, c'est aussi le sens qu'il faut donner à la décision du gouvernement élu en 1994, dont le président fut toujours très critique du corporatisme, de faire appel à tout l'apparat juridique syndical pour réprimer la grève des travailleurs du pétrole en mai 1995.

Tout cela montre combien le corporatisme est encore puissant dans la culture politique brésilienne.

Dans ce sens, ne pourrions-nous pas penser que, malgré les changements symboliques des dernières décennies, l'idée de démocratie dominante parmi les groupes hégémoniques dans la société brésilienne est l'idée d'une démocratie peu participative, où les classes populaires sont mises à distance des centres de décision et où des mécanismes de contrôle sont préservées comme derniers ressorts contre l'action organisatrice des groupes populaires?

Autrement dit, cette pérennité de la législation syndicale brésilienne ne serait-elle pas une évidence du poids que les groupes conservateurs ont su préserver dans la société brésilienne? Ne serait-elle pas une indication du caractère peu intégrateur de la démocratie et de la culture politique au Brésil?

Une démocratie par le haut (O'Donnel, 1991), fruit d'un rapport de forces dans la société peu favorable aux groupes sociaux populaires. Mais aussi une démocratie peu intégratrice où la citoyenneté politique d'importantes franges de la population reste limitée par le manque de citoyenneté sociale (Lautier, 1993), laissant entrevoir un long chemin avant la consolidation d'une véritable démocratie (sociale et politique) au Brésil.

Ainsi, nous pouvons interpréter la préservation de la loi syndicale brésilienne comme un signe de la puissance de certaines représentations sociales encore en vigueur dans le pays, sur la démocratie et sur le rôle de l'État dans la régulation sociale. Des représentations qui, en dépit des transformations économiques, sociales et symboliques du pays ces dernières décennies, sont encore très proches des idées politiques qui sont devenues hégémoniques en 1930, avec la montée au pouvoir de Vargas. Cela vient montrer que le Brésil est encore loin d'avoir réglé ses comptes avec son passé ...

Notes
491.

D'après certaines évaluations, 57% de la population économiquement active brésilienne était, en 1995, dans le marché informel du travail, in A FOLHA DE SÃO PAULO, 28/02/97.

492.

Voir notamment les divergences entre les propositions de la CUT et celles d'autre centrales syndicales.