INTRODUCTION

Objet d’une mise en scène à la fois visuelle et textuelle, le paysage littéraire répond à un double défi : offrir une reproduction mimétique de la nature à l’aide de ses propres ressources sémiotiques et enchâsser l’image recomposée par le regard d’un personnage dans cet ensemble sémantiquement homogène qu’est le récit ou le texte poétique. La première difficulté, liée à l’obtention d’une écriture plastique, est précisément celle qu’a soulevée Lessing dans son célèbre Laokoon (1766), en rappelant l’inaptitude du mode d’expression poétique, régi par le principe de la succession temporelle, à rendre la coexistence des corps dans l’espace. La seconde, d’ordre structurel, tient à la nécessité d’inscrire ce morceau de réel dans un système de représentation littéraire, c’est-à-dire dans ce réseau cohérent que constituent, notamment lorsqu’il s’agit d’un récit, les personnages, l’action, ainsi que les jeux de perspective. C’est dans la conjonction d’une écriture plastique et d’un mode d’expression narratif ou poétique que s’élabore, en littérature, la représentation d’un fragment du monde sensible.

Cette dualité constitutive du paysage littéraire, situé à la frontière de l’image et du texte, évoque la structure de l’emblématique, caractérisée, comme on sait, par la mise en relation, rigoureusement codifiée, d’une illustration graphique (pictura) et d’une légende explicative (subscriptio), généralement présentée sous forme de maxime. L’analyse de cette corrélation entre l’image de la réalité sensible et le discours qui lui est associé, entre la contemplation de la nature et la réflexion qu’elle engendre, constituera donc le point de départ de notre réflexion sur le paysage littéraire. Nous nous attacherons ensuite à retracer l’évolution du statut de l’image dans la littérature allemande du XVIIIe siècle, évolution qui n’est pas sans rapport avec la place concomitante du paysage dans la hiérarchie des arts picturaux1.

Loin d’être arbitraire, le choix de l’emblème comme premier jalon esthétique nous semble dicté par la prégnance de cette forme de représentation conventionnelle dans la poésie baroque, au XVIIe siècle, précisément au moment où s’amorce une nouvelle perception du monde, encouragée par le développement progressif des sciences de la nature. Simple source de divertissement aux XVe et XVIe siècles, la contemplation du monde sensible, devenant plus objective, procure peu à peu au spectateur un réel plaisir esthétique, qui se révèle de moins en moins conciliable avec le dogme de la foi. La mise en évidence, par la suite, de représentations de plus en plus filtrées par les sentiments du spectateur nous permettra d’assigner à notre étude un deuxième et dernier jalon, celui du paysage ’intérieur’ dans la littérature romantique allemande. Cette délimitation méthodologique nous paraît justifiée par l’apparition, au tournant du XVIIIe et du XIXe siècle, d’une nouvelle forme de codification des composantes plastiques du paysage, qui ne sont plus explicitement reliées à un discours édifiant, mais indirectement associées aux pulsions affectives du moi, enclin à ne rechercher dans la contemplation du paysage que le reflet de son monde intérieur. Notre analyse de textes romantiques devra nous aider à déterminer s’il s’agit là d’un retour au signe pur, tel qu’il était employé dans l’emblématique baroque, ou d’un mode de représentation qui, par sa propension manifeste à l’allégorie, tend à privilégier le signifié affectif du paysage au détriment de sa représentation plastique.

Cette découverte d’une certaine logique dans l’évolution de la représentation littéraire d’un fragment du monde sensible, de l’emblème jusqu’au paysage ’intérieur’, a motivé notre décision de ne pas étendre notre étude à l’ensemble du XIXe siècle, époque à laquelle apparaît une autre forme de représentation du paysage, caractérisée non plus par une intériorisation excessive, mais par un plus grand souci de réalisme. Nous complèterons néanmoins notre réflexion par l’analyse de deux textes (un récit de Goethe et un passage d’une nouvelle de Tieck) qui marquent un tournant dans cette évolution vers le réalisme.

La difficulté de ce travail est liée non seulement à l’ampleur de la période sur laquelle, pour les raisons que nous venons d’évoquer, nous avons choisi de travailler, mais également à un certain flottement dans l’application du concept de paysage en littérature. En effet, il n’existe à notre connaissance aucune définition consensuelle de la notion de paysage littéraire, généralement employée par analogie avec son équivalent pictural ou bien encore indistinctement appliquée à une représentation de la nature. Par exemple, une des premières études consacrées à la représentation du paysage dans la littérature du XVIIIe et du début du XIXe siècle, celle de Andreas Müller2, repose sur une utilisation essentiellement métaphorique de ce terme. Dans son exposé préliminaire sur le ’reflet du paysage’ dans la poésie allemande, du Moyen Âge jusqu’à la fin du XVIIe siècle, l’auteur rappelle tout d’abord l’antériorité de la découverte d’une peinture de paysage en Allemagne, apparue dès le début de la Renaissance, sur celle d’une ’poésie du paysage’ (’Landschaftsdichtung’), développée seulement à partir des premières décennies du XVIIIe siècle. Or, l’absence d’une détermination précise du terme Landschaft, vaguement désigné comme ’totalité’ (’Gesamtheit’)3, mène à une certaine confusion historique, attestée par l’application de ce concept à diverses formes de représentation littéraire, indépendamment de l’époque abordée. A. Müller commence ainsi par étudier le ’paysage comme réalité’ (’Die Landschaft als Wirklichkeit’) dans la poésie du début du XVIIIe siècle (B. H. Brockes, A. v. Haller), avant de passer notamment à l’analyse du ’paysage spiritualisé’ (’Beseelte Landschaft’) chez le jeune Goethe, ou bien encore à celle du ’paysage magique’ (’Magische Landschaft’) dans la littérature du premier romantisme, sans tenir compte de l’évolution sémantique du terme au cours du XVIIIe siècle.

Dans son article publié, en 1975, dans l’ouvrage collectif de A. Ritter, Landschaft und Raum in der Erzählkunst 4, R. Gruenter s’interroge, pour la première fois, sur les origines du mot Landschaft, ainsi que sur les conséquences de l’usage métaphorique de ce terme dans le domaine littéraire. C’est sur cette analyse sémantique et historique, reprise et complétée ensuite par É. Décultot au terme de son étude consacrée au Discours sur la peinture de paysage dans le romantisme allemand [...] 5, que nous nous appuierons dans un premier temps. L’étude de P. Raymond, qui traite du motif des Alpes dans les récits de voyage au XVIIIe siècle et, plus largement, de la représentation du paysage montagneux dans la littérature de cette époque6, présente un même souci de précision terminologique. Le rappel de l’évolution sémantique du terme de Landschaft est destiné avant tout à poser les fondements d’une analyse consacrée, comme l’indique son titre (Von der Landschaft im Kopf zur Landschaft aus Sprache), à l’expression narrative de ’l’idée’ du paysage. Toutefois, l’auteur s’en tient à une caractérisation générale de ce concept, manifestement employé dans son acception moderne7, sans chercher à l’appliquer plus spécifiquement à la représentation littéraire du paysage.

C’est également par transposition métaphorique que A. Koschorke, auteur d’un ouvrage intitulé Die Geschichte des Horizonts [...], sur lequel nous aurons l’occasion de revenir au cours de notre étude, parle de paysage littéraire, profondément influencé, selon lui, par cette ’école de la vision’ qu’est la peinture8.

Il nous paraît donc essentiel, dans un premier temps, de nous entendre sur la signification du concept de paysage en littérature, avant d’étudier son évolution au cours du XVIIIe siècle. Nous considérerons cette définition initiale comme une simple hypothèse de travail, susceptible d’être remaniée au fur et à mesure que nous progresserons dans notre analyse. Le choix d’une perspective historique ne nous oblige pas pour autant à établir, à la manière de A. Müller, un catalogue, rapidement fastidieux, des différentes formes de représentations du paysage, du début du XVIIIe jusqu’au tournant du XIXe siècle. En effet, en travaillant, comme nous le ferons dans un second temps, sur un certain nombre de textes représentatifs du traitement du paysage en littérature, nous comprendrons qu’il est impératif d’aller au-delà d’une simple analyse descriptive. La perception synthétique d’un fragment du monde sensible se double nécessairement d’une lecture interprétative, qui est soumise, lorsqu’elle est rapportée par les personnages d’un récit, aux variations de la perspective narrative, dépositaire de leur point de vue spécifique. Étudier les formes et la fonction du paysage dans un texte littéraire, c’est aborder un domaine où se rejoignent analyse sémiotique et histoire des idées, où se confondent le plastique et le symbolique, et même l’allégorique. Seule une étude à la fois diachronique (évolution du concept de paysage littéraire) et synchronique (mise en relation d’une image fragmentaire de la nature et d’un ’réseau’ poétique ou narratif) de la représentation littéraire du paysage, de la fin du XVIIe siècle jusqu’au tournant du XIXe siècle, permettra de faire apparaître ses multiples enjeux, tant sémantiques qu’idéologiques.

Notes
1.

Nous nous appuierons, à ce propos, sur l’étude de É. Décultot (Le discours sur la peinture de paysage dans le romantisme allemand. Fondements et enjeux d’un débat esthétique autour de 1800, Th : Études Germaniques, Paris 1995. Thèse publiée aux éditions Du Lérot sous le titre : Peindre le paysage. Discours critique et renouveau pictural dans le romantisme allemand autour de 1800, Tusson 1996) qui s’attache à démontrer la diversité des discours ’romantiques’ sur la peinture de paysage, longtemps considérée, dans l’esthétique classique, comme un genre mineur. En se proposant d’exposer le débat qui s’instaure, au tournant du XVIIIe siècle, sur la représentation picturale du paysage, l’auteur choisit de limiter son corpus à des textes essentiellement théoriques (essais, extraits de lettres ou d’entretiens esthétiques...). Les descriptions littéraires sont ainsi exclues de son analyse, à l’exception de celles qui ont pour objet des tableaux de paysage et qui contiennent donc, indirectement, une réflexion sur la peinture. À l’inverse, les textes romantiques sur la peinture de paysage, rarement illustrés, comme le souligne d’emblée É. Décultot, par des réalisations picturales (sauf dans le cas de C. D. Friedrich, ou bien encore de C. G. Carus), constitueront simplement la toile de fond de notre travail.

2.

A. Müller, Landschaftserlebnis und Landschaftsbild. Studien zur deutschen Dichtung des 18. Jahrhunderts und der Romantik, Hechingen 1955.

3.

’Jetzt forderte sie [die Natur] Bewunderung, und diese Empfindung, die ihr aus vollem Herzen zuteil ward, mußte auch den Einzeldingen der Welt, von denen der Mensch sich doch zu allererst gefesselt fand, wenn er seinen Meditationen nachging, eine ganz neue Bedeutung verleihen, mußte ihn sogar deren Gesamtheit, die wir als Landschaft bezeichnen, mit einer neuen Liebe schauen lassen.’, in : A. Müller, op. cit., p. 24 (termes soulignés par nous).

4.

R. Gruenter, ’LANDSCHAFT. Bemerkungen zur Wort- und Bedeutungsgeschichte’, in : A. Ritter, op. cit., Darmstadt 1975, p. 192-207.

5 É. Décultot, op. cit. Nous préciserons plus loin l’objectif très précis de cette analyse sémantique du mot Landschaft, présentée en annexe par l’auteur. Cf. infra : 1. 1., p. 12.

5.
6.

P. Raymond, Von der Landschaft im Kopf zur Landschaft aus Sprache. Die Romantisierung der Alpen in den Reiseschilderungen und die Literarisierung des Gebirges in der Erzählprosa der Goethezeit, Tübingen 1993.

7.

’Dieser Prozeß der Landschaftwerdung zeigt, daß Landschaft keinen Gegenstand meint, sondern eine Relation zwischen dem wahrnehmenden und interpretierenden Individuum einerseits und dem Stück Erdnatur in seinem Gesichtsfeld andererseits [...].’, in : ibid., p. 10. Nous verrons que la mise en relation du regard subjectif du spectateur et du ’morceau’ de nature inscrit dans son champ visuel est constitutive de la réflexion moderne sur la notion de paysage. Cf. infra : 1. 1. 2., p. 21 sq.

8.

A. Koschorke, Die Geschichte des Horizonts. Grenze und Grenzüberschreitung in lietrarischen Landschaftsbildern, Francfort/Main 1990. L’auteur affirme notamment : ’Zumal die Poetik der unendlichen Landschaft dürfte weniger an Ansätze zur Naturschilderung in der Reformationszeit und im deutschen Barock anzuschließen sein als an den großen Einfluß, den die Tradition der Landschaftsmalerei und die damit einhergehende Schulung der Raumperzeption auf die Anfänge der Naturdichtung im engeren Sinn ausübt.’ (p. 97).