- La signification esthétique du mot Landschaft

C’est dans une encyclopédie de 1518, à propos de l’exécution d’un retable, qu’apparaît pour la première fois la signification esthétique du mot Landschaft, ainsi que l’indique par exemple le dictionnaire Trübner :

‘Seit der Renaissancezeit wird Landschaft zur ’künstlerischen Darstellung einer Gegend’. Aus Basel 1518 hat sich eine Vorschrift zur Ausführung eines Altarwerks erhalten : ’Die Landschaft in der Tafel verguldet oder versilbret und glasiert, dornach es sich denn erhöischt’18.’

Le mot Landschaft, employé au sens de Landschaftsbild, désigne donc la représentation picturale d’une ’région’ (’Gegend’).

C’est de cette seconde acception que naît la signification moderne19 du mot Landschaft. Il en est d’ailleurs de même dans d’autres langues européennes. L’Oxford English Dictionary signale en effet, pour le terme ’landscape’, l’influence déterminante des beaux-arts20. En italien, le terme ’paesaggio’ est employé dans un sens pictural tout d’abord par G. Vasari qui, dans son ouvrage Le vite de’ piu eccelenti Pittori, Scultori e Architetti, compte les ’paysages’ (’paesaggi’) au nombre des objets pittoresques21. Le mot ’paysage’, apparu pour la première fois en 1549, est présenté dans le Dictionnaire historique de la langue française comme ‘’un terme de peinture désignant la représentation d’un site généralement champêtre, puis le tableau lui-même [...]’’ 22. Même lorsque B. Palissy, auteur des Discours admirables de la nature des Eaux et Fonteines, tant naturelles qu’artificielles, des métaux, des sels et salines, des pierres, terres, du flux et des émaux ... (1580), emploie pour la première fois le mot ’paysage’ dans un autre contexte, il continue de se référer à la terminologie picturale et parle de ’tableau’23.

Comme le souligne P. Raymond, l’apparition de la signification esthétique du mot Landschaft dans les premières décennies du XVIe siècle est liée à la découverte de l’espace en peinture :

‘Im 15. Jahrhundert kam in der Malerei eine Idee auf, die mit dem alten Wort einen neuen Sinn verband - eine ’geschichtliche Erscheinung’, der sich die ästhetische Landschaftsvokabel verdankt: Neben dem Portrait und dem Stilleben entwickelte sich eine neue Gemäldegattung: die Landschaft, also die bildliche Darstellung auch von unbelebter Natur24.’

Le mot Landschaft doit sa signification esthétique à la naissance d’un genre pictural nouveau, le paysage. Il nous paraît donc nécessaire d’effectuer ici un petit détour par l’histoire de l’art.

Dès le début de la Renaissance s’exprime une véritable ’soif d’espace’25 qui mène à l’abandon de la surface et à la conquête d’une dimension nouvelle. Ainsi que le rappelle A. Cauquelin dans son ouvrage L’invention du paysage, la naissance du paysage en peinture est déterminée par ces ’nouvelles structures de la perception qu’introduit la perspective’26, découverte vers 1420 environ27. Le peintre est alors à même d’organiser sa propre vision de la réalité et utilise des règles de composition rationnelles qui ordonnent le paysage :

Soudain advient ceci : que le ’montrer ce que l’on voit’ prend le pas sur la représentation d’une idée du monde. Montrer ce que l’on voit, tel est l’impératif nouveau qui va bouleverser les rapports entre réalité raisonnable et apparence, faisant de la technique picturale le pédagogue d’une ordonnance. Il y a un ordre de la vue, semble-t-il, qui se distingue des constructions mentales par quoi nous nous assurions jusque-là de la réalité. [...] Ce ’montrer ce que l’on voit’ fait naître le paysage, le détache du simple environnement logique - cette tour pour signifier le pouvoir, cet arbre pour signifier la campagne, ce roc creusé pour abriter l’ermite. L’istoria et ses raisons discursives passent au second plan : et voyez, on parle de ’plans’, de proximité et de lointains, de distance et de points de vue, c’est-à-dire de perspective28.

En cherchant à rendre compte, avec le plus d’exactitude possible, de l’ordre du monde, le peintre renonce à une représentation symbolique de la nature. Sous l’influence des découvertes capitales de l’époque en matière d’astronomie, l’espace s’ouvre à l’infini. L’horizon remplace peu à peu le fond d’or qui entourait à l’origine, dans les tableaux des peintres byzantins, les figures divines et était l’expression même de leur transcendance. Jusque dans les premières décennies du XVe siècle, c’est sur ce fond d’or qu’était peint le décor symbolisant l’espace. Cette transformation va de pair avec une désacralisation progressive du monde29. L’arrière-plan du tableau n’est plus uniquement consacré à la représentation symbolique de la transcendance divine, mais laisse peu à peu place à un lointain empirique30.

Ainsi, dans la terminologie picturale, le mot Landschaft désigne, comme le rappelle A. Cauquelin, une ’représentation figurée, destinée à séduire l’oeil du spectateur, par le moyen de l’illusion perspectiviste’31. C’est de cette expérience esthétique que naîtra bien plus tard, au terme d’un long processus qui ne s’achève qu’entre le XVIIIe et le XIXe siècle, l’acception moderne du terme.

Notes
18.

in : Trübners Deutsches Wörterbuch, op. cit., p. 360 (source : ’Anz. f. d. Kunde d. dt. Vorzeit 13 (1866) 273’). Cf. ici également le dictionnaire de C. E. Steinbach (’eine gemahlte Landschaft, regio picta’, in : Vollständiges Deutsches Wörterbuch, 2 vol., Breslau 1734, réédité par W. Schröter, Hildesheim 1973, vol. 1, article Landschaft) et celui des frères Grimm (’daher, und schon in alten quellen, die künstlerisch bildliche darstellung einer solchen gegend (...)’, in : op. cit.).

19.

Nous renvoyons ici à la définition que propose le dictionnaire des frères Grimm. Cf. supra p. 12.

20.

’The word was introduced as a technical term of painters [...]’, in : The Oxford English Dictionary, éd. par J. A. Simpson et E. S. C. Weiner, 2ème édition, Oxford 1989, vol. VIII, p. 628, article landscape. Le mot apparaît pour la première fois sous la forme de ’landskipe’ en 1598 chez R. Haydocke et est utilisé, correctement orthographié, en 1603 seulement (’Sylvester Du Bartas I. vii. 1 3 The cunning Painter .. Limming a Land-scape, various, rich, and rare.’).

21.

G. Vasari, Le vite de’ piu eccelenti Pittori, Scultori e Architetti, Florence 1832-1839. Cf. vol. III, p. 271. Nous donnons ici la traduction de A. Chastel (Les vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes, 3ème édition, Paris 1989, vol. 3, p. 25) : ’Ainsi tous ces artistes cherchaient à reproduire ce qu’ils voyaient réellement, et rien d’autre. Ainsi leurs oeuvres furent plus estimées et mieux comprises ; cela les encouragea à définir les lois de la perspective, à exécuter des raccourcis exacts, en leur conférant un relief naturel ; ils observèrent les jeux d’ombre et de lumière, les ombres portées et autres procédés difficiles. Ils composèrent des scènes plus semblables à la réalité, s’efforcèrent de reproduire les paysages comme ils sont dans la nature, les arbres, l’herbe, les fleurs, le ciel, les nuages, etc.’.

22.

Dictionnaire historique de la langue française, sous la direction de A. Rey, Paris 1993 (nouvelle édition), p. 1458.

23.

’Je pensay de figurer en quelque grand tableau les beaux paysages que le prophète descrit au pseaume susdit’, cit. in : R. Gruenter, op. cit., p. 197.

24.

P. Raymond, Von der Landschaft im Kopf zur Landschaft aus Sprache [...], op. cit., p. 8.

25.

Nous reprenons ici le terme de M. J. Friedländer, Raumdurst, qu’il emploie dans son ouvrage Essays über die Landschaftsmalerei und andere Bildgattungen. Den Haag et Oxford, 1947, p. 32.

26.

A. Cauquelin, L’invention du paysage, Paris 1989., p. 29.

27.

Rappelons que la perspective fut inventée par l’architecte Brunnelleschi (1377-1446) ; elle fut formulée pour la première fois par L. B. Alberti (1404-1472), architecte, peintre, sculpteur et musicien, et appliquée de manière véritablement novatrice par le peintre Piero D. Francesca (v. 1410/1420-1492) chez qui, pour la première fois, le paysage se présente sous forme de panorama avec un effet de profondeur (dans le tableau Triomphe de Battista Sforza, détail du Dyptique de Battista et Federico da Montefeltro, ducs d’Urbino, v. 1645, Florence, Musée des Offices). C’est à ce tableau qu’E. Carli (Le paysage dans l’art, Paris 1980) se réfère pour illustrer l’usage de la perspective en peinture. Pour une étude plus exhaustive et en complément, cf. bibliographie.

20 A. Cauquelin, op. cit., p. 70-71.

28.
29.

Cf. à ce propos l’analyse de A. Koschorke, Die Geschichte des Horizonts [...], Francfort/Main 1990 (plus précisément chap. I et II): ’Der Horizont ist Ausdruck der Transformation von sakraler in empirische Ferne’ (p. 55) et ’ ’Raumdurst’ macht sich dort geltend, wo das theologische Denken und Sehen in Symbolen sein Wahrheitsmonopol zu verlieren beginnt’ (p. 56).

30.

Précisons ici que cette évolution n’est pas définitive. Ainsi, les arrière-plans des tableaux de paysage de C. D. Friedrich (1774-1840) traduiront à nouveau, notamment grâce à leur éclairage, cette valeur transcendante. Dans le tableau Frau vor untergehender Sonne (v. 1818, Essen, Folkwang Museum, in : G. Unverfehrt, Caspar David Friedrich, Munich 1984, p. 51, reproduction n°30) par exemple, la lumière du soleil couchant, qui transfigure les sommets aperçus dans le lointain, revêt une signification religieuse, rehaussée par la dévotion du personnage face au paysage.

31.

A. Cauquelin, L’invention du paysage, op. cit., p. 29.