Au cours du XVIIIe siècle, le mot Landschaft sort de la terminologie picturale pour désigner une partie de la nature sensible, perçue par le regard de l’observateur. Nous trouvons dans le dictionnaire de Campe une seconde signification, présentée en ces termes :
‘Eine Gegend auf dem Lande, so wie sie sich dem Auge darstellt. Eine schöne, reizende, liebliche Landschaft. Eine reiche Landschaft, die reich an mannichfaltigen Gegenständen ist32.’Nous sommes ici non plus dans le domaine pictural, mais dans celui de l’expérience sensible. Le mot Landschaft désigne désormais une partie d’un ’pays’ qui s’offre au regard du spectateur.
Il est difficile de dater précisément le moment où s’est opéré ce glissement sémantique de la signification esthétique du terme à son acception moderne33. Dans son étude sur le paysage dans la poésie allemande de la fin du Moyen Âge, J. Messerschmidt-Schulz cite un poème de H. Sachs datant de 1537, où apparaît déjà cette occurrence moderne du terme34. Néanmoins, il s’agit ici d’un cas isolé, qui ne permet pas de conclure à la présence de la signification moderne du terme dès les premières décennies du XVIe siècle35.
Nous trouvons également une référence au paysage ’réel’, c’est-à-dire tel qu’il est perçu en réalité et non plus comme un tableau, dès la fin du XVIIe siècle chez J. Sandrart (1606-1688), un peintre qui fut également l’auteur d’une célèbre encyclopédie esthétique, intitulée Teutsche Academie der edlen Bau-, Bild- und Mahlerey-Künste :
‘eine landschaft im leben [...] ist allemal angenehmer und vollkommener anzusehen, wann ein regen vorüber ist, auch wann ein donnerwetter die luft zertheilet, dann da erscheinen die wolken in unersinnlich seltsamen formen und coloriten36.’Néanmoins, ce sont des qualités purement esthétiques, notamment la particularité de ses formes et de ses couleurs, et non son degré de réalisme qui caractérisent encore ce fragment du monde sensible. Sandrart continue ici d’utiliser le terme dans son sens originel de Landschaftsbild.
C’est entre le XVIIIe et le XIXe siècle que s’impose définitivement l’acception moderne du terme, ainsi que le soulignent les frères Grimm en la plaçant en première position. Cependant, comme le précise É. Décultot, l’origine picturale du mot Landschaft n’est pas effacée pour autant :
À la charnière du XVIIIe et du XIXe siècle, ce n’est à strictement parler que par analogie avec le paysage-pictura que l’on parle de Landschaft en désignant la nature qui s’étal ’réellement’ devant soi. La dérivation métonymique qui, durant les décennies antérieures, a progressivement fait passer le mot Landschaft du domaine strictement esthétique à la perception directe du monde est encore très récente pour l’homme de la fin du XVIIIe siècle. Pour lui plus que pour aucun autre, le paysage reste profondément marqué par son sens originel. Il conserve à ses yeux quelque chose du tableau qu’il était encore quelques siècles auparavant37.
Au tournant du XVIIIe et du XIXe siècle, la référence au paysage commepictura est toujours implicite.
Dans le roman de L. Tieck Franz Sternbalds Wanderungen (1798) par exemple, le premier paysage ’réellement’ découvert par Franz, ce jeune peintre de Nuremberg qui se rend aux Pays-Bas puis en Italie pour parfaire sa formation, reste perçu comme un tableau :
‘Franz schweifte indes im Felde umher und betrachtete die Bäume, die sich in einem benachbarten Teiche spiegelten. Er hatte noch nie eine Landschaft mit diesem Vergnügen beschaut, es war ihm noch nie vergönnt gewesen, die mannigfaltigen Farben mit ihren Schattierungen, das Süße der Ruhe, die Wirkung des Baumschlages in der Natur zu entdecken, wie er es jetzt im klaren Wasser gewahr ward. Über alles ergötzte ihn aber die wunderbare Perspektive, die sich bildete, und der Himmel dazwischen mit seinen Wolkenbildern, das zarte Blau, das zwischen den krausen Figuren und dem zitternden Laube schwamm. Franz zog seine Schreibtafel hervor und wollte die Landschaft anfangen zu zeichnen [...]38.’Le recours à une terminologie picturale (’die mannigfaltigen Farben mit ihren Schattierungen’, ’Wirkung’, ’Perspektive’...) est ici particulièrement frappant. Ce sont les qualités plastiques de ce paysage, les nuances de ses couleurs, la variété de ses formes, qui attirent l’attention du jeune peintre et l’incitent à dessiner. Parfois même, l’expérience esthétique détermine si profondément sa perception du monde qu’il finit par ne plus discerner l’art de la réalité, comme par exemple lorsqu’il découvre pour la première fois la ville de Leyde, après l’avoir déjà vue maintes fois en peinture :
‘Es war gegen Mittag, als Franz Sternbald auf dem freien Felde unter einem Baume saß und die große Stadt Leyden betrachtete, die vor ihm lag. [...] es war ihm wunderbar, daß nun die Stadt, die weltberühmte, mit ihren hohen Türmen wie ein Bild vor ihm stand, die er sonst schon öfter im Bilde gesehn hatte. Er kam sich jetzt vor als eine von den Figuren, die immer in den Vordergrund eines solchen Prospektes gestellt werden, und er sah sich nun selber gezeichnet oder gemalt da liegen unter seinem Baume und die Augen nach der Stadt vor ihm wenden39.’Habitué à ne percevoir la nature que par le filtre de l’art, Sternbald confond le panorama perçu en réalité et sa reproduction picturale. Il se voit lui-même comme une des ces figures (Staffagenfiguren) que les peintres du XVIIe et du XVIIIe siècle plaçaient souvent au premier plan afin de ’donner de l’âme au paysage’, comme le recommandait R. de Piles dans ses Cours de peinture par principes (1708)40.
C’est précisément cette expérience esthétique originelle du paysage comme pictura, encore très sensible à la fin du XVIIIe siècle, qui détermine la relation moderne entre paysage et spectateur.
J. H. Campe, op. cit.
É. Décultot (op. cit., p. 533-534) constate à ce propos certaines divergences d’un dictionnaire à l’autre, lorsqu’il s’agit d’agencer, par ordre d’importance, les différentes acceptions du terme Landschaft. Certains lexicographes (par exemple J. C. Adelung, op. cit.) n’accordent qu’une place secondaire à la signification moderne du mot et privilégient encore les sens de regio et de pictura. D’autres, par contre, notamment les frères Grimm, accordent la priorité à la nouvelle acception du terme.
’[...] nach dem wir auff den thurm / beyde gelassen wurn / auf dem wir beyde sahen / die landschafft ferr und nahen [...]’ (H. Sachs, Werke, éd. par A. Keller, Vol. III, Tübingen 1870, p. 244, vers 29 sq.). In : J. Messerschmidt-Schulz, Zur Darstellung der Landschaft in der deutschen Dichtung des ausgehenden Mittelalters, Breslau 1938 (cit. in É. Décultot, op. cit., p. 533).
Nous soulignerons l’emploi abusif du mot Landschaft dans cette analyse de J. Messerschmidt-Schulz. En effet, en dépit de l’usage moderne de ce terme chez H. Sachs, nous ne pouvons encore parler ici de ’paysage’, au sens où nous l’entendons aujourd’hui.
J. Sandrart, op. cit., Nuremberg et Francfort 1675, vol. 1, p. 70. Cit. in : J. et W. Grimm, op. cit.
É. Décultot, op. cit., p. 534 (termes mis en italique par l’auteur).
L. Tieck, Franz Sternbalds Wanderungen, éd. par A. Anger, Stuttgart 1979, 1ère partie, Livre 1, chap. 6, p. 51. Parce qu’elle se conforme au texte original de 1798, nous préférons cette édition à celle de M. Thalmann (L. Tieck, Werke in vier Bänden, Munich 1963-1966, vol. 1), qui reprend la version, profondément remaniée, que L. Tieck a insérée dans ses Schriften (1828-1854) (in : Schriften, vol. 16, Berlin 1843).
Ibid., 1ère partie, Livre 2, chap. 1, p. 87.
R. de Piles, Cours de peinture par principes, préface de J. Thuillier, Paris 1989, p. 112 sq. : ’Que le peintre se souvienne enfin qu’entre les parties qui donnent l’âme au paysage, les figures tiennent le premier rang, et que pour cette raison il est fort à propos d’en semer aux endroits où elles conviendront’.