- La réflexion moderne sur la notion de paysage

Dans son étude sur la fonction moderne de l’esthétique, J. Ritter souligne tout d’abord la nécessité, pour le spectateur du paysage, de renoncer à une perception utilitaire :

‘Nicht die Felder vor der Stadt [...], nicht die Gebirge und die Steppen der Hirten und Karawanen (oder der Ölsucher) sind als solche schon ’Landschaft’. Sie werden dies erst, wenn sich der Mensch ihnen ohne praktischen Zweck in ’freier’ genießender Anschauung zuwendet, um als er selbst in der Natur zu sein47.’

C’est en s’adonnant à une contemplation ’désintéressée’, selon les termes qu’emploie Kant, dans son ouvrage Kritik der ästhetischen Urteilskraft (1790), pour caractériser la perception esthétique, que le spectateur découvre non plus simplement la ’nature’, mais le ’paysage’.

Le paysage acquiert ainsi une qualité esthétique particulière, contrairement à la nature qui, elle, est ’esthétiquement indifférente’, ainsi que le rappelle M. Smuda :

‘Die Natur selbst ist ästhetisch indifferent. Erst in einer spezifischen Einstellung zu ihr produzieren wir den ästhetischen Gegenstand Landschaft48.’

Objet d’une sélection visuelle, le paysage se distingue également de la nature, indistinctement perçue dans son infinie variété, par sa cohérence interne. Selon G. Simmel, c’est précisément la constitution de cette ’unité’, ancrée dans la conscience du spectateur, qui donne naissance au paysage :

‘Unzählige Male gehen wir durch die freie Natur und nehmen, mit den verschiedensten Graden der Aufmerksamkeit, Bäume und Gewässer wahr, Wiesen und Getreidefelder, Hügel und Häuser und allen tausendfältigen Wechsel des Lichtes und Gewölkes - aber darum, daß wir auf dies einzelne achten oder auch dies und jenes zusammenschauen, sind wir uns noch nicht bewußt, eine ’Landschaft’ zu sehen. Vielmehr gerade solch einzelner Inhalt des Blickfeldes darf unsern Sinn nicht mehr fesseln. Unser Bewußtsein muß ein neues Ganzes, Einheitliches haben, über die Elemente hinweg, an ihre Sonderbedeutungen nicht gebunden und aus ihnen nicht mechanisch zusammengesetzt - das ist erst die Landschaft49.’

Ce n’est pas en associant ’mécaniquement’ des éléments naturels (des ’arbres et des étendues d’eau’, des ’prairies et des champs de blé’...), plus ou moins susceptibles de retenir son attention, mais en ayant conscience d’une ’nouvelle unité’ (’ein neues Ganzes, Einheitliches’), que le spectateur aura réellement le sentiment de percevoir un paysage. Cette conception idéale, qui est sous-tendue par l’idée d’un ’Tout’ supérieur à ses différentes parties, est précisément celle que nous retrouverons, au cours de notre analyse du paysage ’intérieur’ dans la littérature romantique, chez Jean Paul, soucieux de conférer à la représentation poétique du paysage une ’unité’ transcendante à la perception, nécessairement fragmentaire, de la réalité sensible50.

Toutefois, cette ’unité’ du paysage semble être un concept difficilement définissable, si l’on en juge par les propres explications, plutôt embarrassées, de G. Simmel :

‘Der erhebliche Träger dieser Einheit ist wohl das, was man die ’Stimmung’ der Landschaft nennt. Denn wie wir unter Stimmung eines Menschen das Einheitliche verstehen, das dauernd oder für jetzt die Gesamtheit seiner seelischen Einzelinhalte färbt, nicht selbst etwas Einzelnes, oft auch nicht an einem Einzelnen angebbar haftend, und doch das Allgemeine, worin all dies Einzelne jetzt sich trifft - so durchdringt die Stimmung der Landschaft alle ihre einzelnen Elemente, oft ohne daß man ein einzelnes für sie haftbar machen könnte; in einer schwer bezeichenbaren Weise hat ein jedes an ihr teil - aber sie besteht weder außerhalb dieser Beiträge, noch ist sie aus ihnen zusammengesetzt51.’

Selon lui, c’est sur la ’tonalité’52 (Stimmung) du paysage, là encore, un des concepts-clés du premier romantisme53, qu’est fondée son ’unité’ (’Einheit’). Entre chaque élément du paysage et cette ’tonalité’ existe un lien de cause à effet qu’il paraît impossible de déterminer clairement (’in einer schwer bezeichenbaren Weise’).

Plus loin, l’auteur tente d’apporter les précisions suivantes :

‘Und damit fällt ein Licht in die Dunkelheit des vorhin angedeuteten Problems: mit welchem Rechte die Stimmung, ausschließlich ein menschlicher Gefühlsvorgang, als Qualität der Landschaft, das heißt eines Komplexes unbeseelter Naturdinge gilt? Dies Recht wäre illusorisch, bestünde die Landschaft wirklich nur aus solchem Nebeneinander von Bäumen und Hügeln, Gewässern und Steinen. Aber sie ist ja selbst schon ein geistiges Gebilde, man kann sie nirgends im bloß Äußeren tasten und betreten, sie lebt nur durch die Vereinheitlichungskraft der Seele, als eine durch kein mechanisches Gleichnis ausdrückbare Verschlingung des Gegebenen mit unserm Schöpfertum54.’

À nouveau, G. Simmel oppose ici la simple coexistence d’éléments épars (’[...] Nebeneinander von Bäumen und Hügeln, Gewässern und Steinen’) à la cohérence du paysage, objet d’une construction intellectuelle (’ein geistiges Gebilde’). Ce serait donc dans la conscience subjective du spectateur que se constituerait ’l’unité’ du paysage, une hypothèse que nous aurons l’occasion de vérifier au cours de notre analyse.

De son côté, H. Lehmann compare cet ’acte de création intellectuelle’ (’ein schöpferischer geistiger Akt’)55 à celui que doit fournir le peintre :

‘Der schöpferische Prozeß, den der Künstler im Kunstwerk geleistet hat, muß bis zu einem gewissen Grade vom Landschaftsbetrachter vor der Natur selbst geleistet werden, wenn ihm überhaupt Landschaft als bildhafte Gestalt bewußt werden soll56.’

Qu’il soit l’objet d’une représentation picturale ou celui d’une perception singulière, le paysage reste le produit d’une activité intellectuelle qui en assure la cohésion.

Ainsi, la réflexion moderne sur le concept de paysage accorde un rôle essentiel au travail synthétique du regard du spectateur. La perception du paysage repose sur la capacité de ce dernier à circonscrire un fragment de la réalité sensible et à le recomposer en un nouveau Tout.

De plus, cette subordination du paysage au regard de l’observateur fait nécessairement appel à la subjectivité de ce dernier. En effet, en s’attachant à recomposer une image du monde sensible, le spectateur associe à sa perception une ’tonalité’ spécifique, remarquable, selon G. Simmel, par sa vertu synthétique, mais qui, comme le note H. Lehmann, ne possède aucune valeur ’objective’ :

‘Landschaft ist Natur, gesehen durch ein Filter von Ideen und Wertungen, Stimmungen im weiteren Sinne, die ihren Ursprung nicht im Außen, nicht im ’Objektiven’ haben57.’

Contrairement à la nature, indifféremment perçue comme un assemblage d’éléments sensibles, le paysage suppose une médiation idéale et affective (’gesehen durch ein Filter von Ideen und Wertungen, Stimmungen in weiterem Sinne’) qui lui ôte toute réalité objective.

C’est autour de ces composantes subjectives que se cristallise, comme nous le démontrerons par la suite, la conception romantique du paysage, qui, comme le rappelait déjà A. W. Schlegel, ’‘n’existe en tant que tel que dans l’oeil de son spectateur’’58.

Notes
47.

J. Ritter, op. cit., p. 18.

48.

M. Smuda, op. cit., p. 13. L’auteur ajoute également : ’Landschaft sehen wir nur, wenn wir eine Modifikation unserer wahrnehmender Einstellung zur Natur vollziehen’ (ibid.).

49.

G. Simmel, op. cit., p. 141.

50.

Cf. infra : 4. 1. 1., p. 161 sq.

51.

G. Simmel, op. cit., p. 149.

52.

C’est le terme qui nous semble convenir le mieux à la traduction du mot ’Stimmung’. Nous nous référons ici aux précieuses indications de G. Hammel-Haider (’Über den Begriff ‘Stimmung’ anhand einiger Landschaftsbilder’, in : Wiener Jahrbuch f. Kunstgeschichte der Universität Wien, Vol. XLI, Vienne, Cologne, Graz, 1988, p. 139-148). L’auteur précise que l’usage de ce terme est relativement moderne. Le mot ’Stimmung’ désigne tout d’abord, dès la fin du XVIIe siècle, en musique, l’accord d’un instrument, puis qualifie ensuite les diverses affections de l’âme. À partir des premières décennies du XVIIIe, il est de plus en plus utilisé dans le domaine pictural, tout particulièrement lorsque s’ébauche, en Allemagne, une nouvelle conception de la peinture de paysage.

53.

Cf. infra : 4. 1. 2., p. 174 sq.

54.

G. Simmel, op. cit., p. 150.

55.

’Was sie [die Landschaft] aus den elementaren Sinneseindrücken konstituiert, ist mithin ein schöpferischer geistiger Akt’, in : H. L., op. cit., p. 185.

56.

Ibid., p. 189.

57.

Ibid., p. 186. Cf. également sur ce point W. H. Riehl : ’Eine Landschaft, wie sie sich draußen unserem Blicke zeigt, ist nicht schön an sich, sie hat nur möglicherweise die Fähigkeit, in dem Auge des Beschauers zur Schönheit verteidigt und geläutert zu werden. Sie ist nur insofern ein Kunstwerk, als die Natur den rohen Stoff zu einem solchen gegeben, während jeder einzelne Betrachter denselben erst im Spiegel seines Auges kunstmäßig gestaltet und beseelt. Die Natur wird nur schön durch einen Selbstbetrug des Beschauers.’ (in : op. cit., p. 64).

58.

’[...] die Landschaft als solche existiert nur im Auge ihres Betrachters’, in : A. W. Schlegel, Kritische Schriften und Briefe, éd. par E. Lohner, 7 vol., Stuttgart 1962-1975, vol. 2 (Die Kunstlehre), p. 175-176.