- Définition

Le paysage littéraire se définit tout d’abord par analogie avec son paradigme pictural. Les descriptions de paysage reposent, en règle générale, sur l’utilisation de codes de perception picturaux, comme le montre par exemple ce passage du conte de E. T. A. Hoffmann Der goldne Topf (1814) :

‘Unter einem Holunderbaume, der aus der Mauer hervorgesprossen, fand er ein freundliches Rasenplätzchen; da setzte er sich hin [...]. Dicht vor ihm plätscherten und rauschten die goldgelben Wellen des schönen Elbstroms, hinter demselben streckte das herrliche Dresden kühn und stolz seine lichten Türme empor in den duftigen Himmelsgrund, der sich hinabsenkte auf die blumigen Wiesen und frisch grünenden Wälder, und aus tiefer Dämmerung gaben die zackichten Gebirge Kunde vom fernen Böhmerlande78.’

C’est le cheminement du regard qui ordonne la description, comme l’indique le recours à des déictiques. Le personnage perçoit tout d’abord le fleuve à ses pieds (’vor ihm’), puis les tours de la ville au second plan (’hinter demselben’). Son regard est ensuite guidé vers le haut, puis redescend pour embrasser les champs et les forêts, avant de se perdre dans le lointain (’vom fernen Böhmenlande’).

Ainsi, le paysage littéraire se caractérise dans un premier temps par la mise en perspective d’un morceau de nature79. Le paysage perçu par la fenêtre de la cabane de mousse, dans le roman de J. W. v. Goethe Die Wahlverwandtschaften (1802), fait ici figure de référence :

‘An der Türe empfing Charlotte ihren Gemahl und ließ ihn dergestalt sitzen, daß er durch Türe und Fenster die verschiedenen Bilder, welche die Landschaft gleichsam im Rahmen zeigten, auf einen Blick übersehen konnte80.’

Le paysage est ici mis en perspective par le cadrage (’Rahmen’) qu’opèrent les fenêtres et la porte, et la cohérence de l’ensemble est soulignée (’auf einen Blick’).

Cependant, le paysage littéraire ne consiste pas seulement en une représentation d’une partie de la nature mise en perspective par le regard. La description de paysage dans le texte de E. T. A. Hoffmann, par exemple, représente non seulement un fragment de nature clairement structuré par le regard du spectateur, mais encore une nature poétisée. En effet, les adjectifs employés (’goldgelb’, ’schön’, ’herrlich’, ’kühn’, ’stolz’, ’licht’, ’duftig’) visent moins à représenter qu’à évoquer et créer une ’tonalité’ poétique. La dynamique que créent les différentes personnifications, associées à des verbes de mouvement (’emporstrecken’, ’hinabsenken’), donnent à cette longue description sa cohésion interne.

Ainsi, ce n’est pas une nature ’esthétiquement indifférente’, selon l’expression de M. Smuda, qui est l’objet de la représentation, mais une nature enrichie d’une qualité esthétique particulière, élevée en quelque sorte à une puissance supérieure. De même que, comme nous l’avons constaté plus haut, le paysage ’réel’, au sens moderne du terme, ne consiste pas en un simple assemblage de différents éléments perçus dans la nature, le paysage littéraire ne repose pas uniquement sur une association de ’tableaux’ destinés à reproduire le plus fidèlement possible un fragment du monde sensible.

Ce rôle de l’esprit comme facteur de potentiation de la simple nature est particulièrement mis en valeur dans l’essai de Schiller Über Matthissons Gedichte (1794), qui marque un tournant dans l’histoire du paysage littéraire sur la plan de la théorie. La recension d’un recueil de poèmes publié pour la première fois en 1791 par F. v. Matthisson81 sert en réalité de prétexte au développement d’une conception idéaliste du paysage. Dans cet essai critique, Schiller commence par rappeler que la nature, règne de l’arbitraire, n’est pas à même de satisfaire l’exigence première de toute oeuvre d’art, la nécessité82, que l’on ne peut trouver que dans le domaine de la nature humaine.

Ainsi, la représentation du paysage est élevée au rang d’une ’opération symbolique’, qui permet de transformer la nature inanimée en un ’symbole’ de la nature humaine :

‘Zwar wird [der echte Künstler] die landschaftliche Natur für sich selbst so hoch steigern, als es möglich ist, soweit es angeht, den Charakter der Notwendigkeit in ihr aufzufinden und darzustellen suchen; aber weil er [...] auf diesem Wege nie dahin kommen kann, sie der menschlichen gleich zu stellen, so versucht er es endlich, sie durch eine symbolische Operation in die menschliche zu verwandeln [...]. [...] Es gibt zweierlei Wege, auf denen die unbeseelte Natur ein Symbol der menschlichen werden kann : entweder als Darstellung von Empfindungen oder als Darstellung von Ideen83.’

La représentation de ’sentiments’ ou ’d’idées’ permet de conférer au paysage ce ’caractère de nécessité’ qui est inhérent à toute ’belle’ oeuvre d’art. Le mot ’symbole’ prend ici une signification identique à celle que lui attribue Kant dans son ouvrage Kritik der ästhetischen Urteilskraft 84, c’est-à-dire qu’il désigne un mode de représentation sensible, adapté aux concepts de la raison. Puisque ces derniers sont, par essence, ’indémontrables’, contrairement aux concepts empiriques qui, eux, peuvent être illustrés par un simple ’exemple’, ils nécessitent la mise en oeuvre d’un procédé analogique (par exemple, le ’beau’ comme ’symbole’ du ’bien moral’) qui est le propre de toute figuration ’symbolique’.

Ainsi, Schiller développe l’idée d’une analogie entre les mouvements intérieurs du coeur humain et certaines manifestations extérieures :

‘Dringt nun [...] der Landschaftsmaler in das Geheimnis jener Gesetze ein, welche über die innern Bewegungen des menschlichen Herzens wallen, und studiert er die Analogie, welche zwischen diesen Gemütsbewegungen und gewissen äußern Erscheinungen stattfindet, so wird er aus einem Bildner gemeiner Natur zum wahrhaften Seelenmaler. Er tritt aus dem Reich der Willkür in das Reich der Notwendigkeit ein und darf sich, wo nicht dem plastischen Künstler, der den äußern Menschen, doch dem Dichter, der den innern zu seinem Objekte macht, getrost an die Seite stellen85.’

C’est en étudiant cette analogie que le peintre de paysage, au départ simple ’modeleur’ de la ’vulgaire nature’ (’einem Bildner gemeiner Natur’) peut aspirer au titre de ’peintre de l’âme’ (’Seelenmaler’) et espérer rivaliser avec le poète, expert dans l’art de représenter l’intériorité humaine.

De plus, cette analogie se caractérise chez Schiller par son ’universalité subjective’ (’subjektive Allgemeinheit’)86, c’est-à-dire par son application à l’ensemble des individus, indépendamment de la singularité de leur tempérament. L’équivalence presque mécanique que cherchera à établir C. G. Carus, médecin, philosophe et peintre du début du XIXe siècle, dans ses Lettres sur la peinture de paysage (1815-1835)87, entre les affections humaines et les phénomènes naturels répondra au même besoin de conférer à ces correspondances subjectives une validité absolue.

Toutefois, la comparaison entre l’analogie exposée par Schiller et les futures correspondances romantiques s’arrête lorsque l’auteur, en s’appuyant directement sur la conception kantienne du symbole, applique son analogie non plus aux ’sentiments’, mais aux ’idées’ elles-mêmes :

‘Bietet sich ihr [der Vernunft] nun unter diesen Erscheinungen eine dar, welche nach ihren eigenen (praktischen) Regeln behandelt werden kann, so ist ihr diese Erscheinung ein Sinnbild ihrer eigenen Handlungen, der tote Buchstabe der Natur wird zu einer lebendigen Geistersprache, und das äußere und innre Auge lesen dieselbe Schrift der Erscheinungen auf ganz verschiedene Weise. Jene liebliche Harmonie der Gestalten, der Töne und des Lichts, die den ästhetischen Sinn entzücket, befriedigt jetzt zugleich den moralischen; jene Stetigkeit, mit der sich die Linien im Raum oder die Töne in der Zeit aneinander fügen, ist ein natürliches Symbol der innern Übereinstimmung des Gemüts mit sich selbst und des sittlichen Zusammenhangs der Handlungen und Gefühle, und in der schönen Haltung eines pittoresken oder musikalischen Stücks malt sich die noch schönere einer sittlich gestimmten Seele88.’

La figuration ’symbolique’ ’d’idées’ conformes aux préceptes de la raison attribue à la représentation du paysage une dimension non seulement esthétique, mais également éthique. De même que, pour Kant, le ’beau’ reflète, par analogie, le ’bien moral’, pour Schiller, la ’gracieuse harmonie’ d’une composition picturale, poétique, ou bien encore musicale89 laisse transparaître la beauté transcendante d’une ’âme morale’.

Ainsi, dans cet essai qui semble être le laboratoire des lettres sur L’éducation esthétique de l’homme (1795)90, le paysage n’est réhabilité qu’à la faveur de sa finalité éthique. L’assimilation de la nature à un ’langage’ (’einer lebendigen Geistersprache’), de ses phénomènes à des ’caractères’ perceptibles à ’l’oeil intérieur’ (’das [...] innre Auge’), est loin de revêtir la signification mystique que lui conféreront les premiers romantiques91. En effet, si Schiller reprend ici le topos baroque du liber naturae (’dieselbe Schrift der Erscheinungen’), selon lequel la nature est un ’abécédaire’ vivant, c’est avant tout pour souligner la conjonction ’idéale’ de l’esthétique et de l’éthique. En comparant l’image de ’l’oeil intérieur’, à laquelle Schiller recourt également dans ce passage, à la célèbre métaphore qu’emploie C. D. Friedrich pour désigner un processus de création ’intérieure’92, traduite, dans le tableau Selbstbildnis mit Visierklappe 93, par une occultation partielle du regard, nous mesurons tout particulièrement la distance qui sépare encore la conception ’didactique’ du paysage chez Schiller de celle, plus réflexive, que développeront les romantiques.

Ces réflexions nous permettent de distinguer une seconde caractéristique du paysage littéraire, induite non plus par la mise en perspective d’un morceau de nature, mais par la capacité signifiante de cette dernière. Sans adopter pour autant la conception idéaliste de Schiller, nous considérerons cette dimension symbolique comme un critère distinctif du paysage en littérature. Comme nous l’avons relevé plus haut, la perception du paysage s’accompagne nécessairement d’un ’investissement’ affectif de la part du spectateur. Par conséquent, nous proposons de définir le paysage littéraire comme une représentation de la nature qui se caractérise à la fois par la mise en perspective d’un fragment du monde sensible et par l’expression du sens symbolique dont il est investi. Il ne s’agit là que d’une hypothèse de travail, que notre analyse des formes et de la fonction du paysage dans la littérature allemande du XVIIIe et du début du XIXe siècle nous amènera certainement à corriger. Nous verrons notamment comment notre postulat d’un équilibre théorique entre les composantes spatiales du paysage et son signifié symbolique sera progressivement remis en cause par l’intériorisation des représentations de la nature dans la littérature romantique.

Il convient toutefois, avant d’étudier cette évolution, de déterminer les moyens spécifiques qu’offre la représentation littéraire du paysage, afin de satisfaire cette double exigence : circonscrire un fragment de la nature et traduire le ’sentiment’ ou ’l’idée’ qui lui sont symboliquement associés.

Notes
78.

E. T. A. Hoffmann, Der goldne Topf. Ein Märchen aus der neuen Zeit, in : Fantasie- und Nachtstücke. Fantasiestücke in Callots Manier. Nachtsücke. Seltsame Leiden eines Theater-Direktors, éd. par W. Müller-Seidel, Darmstadt 1979, p. 180-181.

79.

Nous reviendrons plus loin sur les ’outils’ nécessaires à cette mise en perspective de la représentation en littérature, notamment sur le rôle de la fenêtre. Cf. infra : 1. 2. 2., p. 38 sq.

80.

J. W. v. Goethe, Die Wahlverwandtschaften, in : Werke, op. cit., vol. 6, p. 243. De même, le paysage que décrit tout d’abord le jardinier au début du premier chapitre, avant que Eduard ne le découvre par la fenêtre de la cabane de mousse, est perçu à la manière d’un tableau : ’Man hat einen vortrefflichen Anblick: unten das Dorf, ein wenig rechter Hand die Kirche, über deren Turmspitze man fast hinwegsieht, gegenüber das Schloß und die Gärten’ (p. 242).

81.

Schiller avait rencontré Matthisson (1761-1831), auteur de poésies ’sentimentales’ particulièrement appréciées à l’époque, en 1794.

82.

’Steht man also an, Gemälde oder Dichtungen, welche bloß unbeseelte Naturmassen zu ihrem Gegenstand haben, für echte Werke der schönen Kunst (derjenigen nämlich, in welcher ein Ideal möglich ist) zu erkennen, so zweifelt man an der Möglichkeit, diese Gegenstände so zu behandeln, wie es der Charakter der schönen Kunst erheischt. Was ist dies nun für ein Charakter, mit dem sich bloß die landschaftliche Natur nicht ganz soll vertragen können ? Es muß derselbe sein, der die schöne Kunst von der bloß angenehmen unterscheidet. Nun teilen aber beide den Charakter der Freiheit; folglich muß das angenehme Kunstwerk, wenn es zugleich ein schönes sein soll, den Charakter der Notwendigkeit an sich tragen.’ (F. Schiller, op. cit., in : Sämtliche Werke, éd. par G. Fricke et H. G. Göpfert, Munich 1962 (3ème édition), vol. 5, p. 993-994). Ce n’est que grâce à cette ’nécessité’ interne que le poète parvient à guider le jeu de notre imagination et à produire l’effet souhaité.

83.

Ibid., p. 998.

76 I. Kant, op. cit., in :Werke in sechs Bänden, éd. par W. Weischedel, Wiesbaden 1957, vol. 5. Nous renvoyons ici au paragraphe 59.

84.

77 F. Schiller, op. cit., p. 999 (terme souligné par nous).

85.

78 Ibid., p. 996.

86.

C. G. Carus (1789-1869), Briefe über Landschaftsmalerei [...], éd. par D. Kuhn (fac-similé de l’édition de Leipzig de 1835), Heidelberg 1972. Traduction française par E. Dickenherr, A. Pernet et R. Rochlitz, in : C. D. Friedrich, C. G. Carus, De la peinture de paysage dans l’Allemagne romantique, Paris 1988. Nous aurons l’occasion, au cours de notre analyse du ’paysage de l’âme’ (’Seelenlandschaft’) dans la littérature romantique, d’étudier en détail cette parenté affective du Moi et de la nature : cf. infra, 4. 1. 2., p. 171 sq.

87.

80 F. Schiller, op. cit., p. 1000.

88.
89.

Nous reviendrons plus loin sur cette conception ’musicale’ du paysage chez Schiller. Cf : infra 4. 1. 2., p. 177.

90.

F. Schiller, Über die ästhetische Erziehung des Menschen in einer Reihe von Briefen, in : Werke, op. cit., vol. 5, p. 570-669.

91.

À propos de la conception romantique de la nature comme ’hiéroglyphe’, cf. : infra, 4. 2. 3., p. 210-211.

92.

’Schließe dein leibliches Auge, damit du mit dem geistigen Auge zuerst siehest dein Bild. Dann fördere zutage, was du im Dunkeln gesehen, daß es zurückwirke auf andere von außen nach innen.’, in : Caspar David Friedrich in Briefen und Bekenntnissen, éd. Par S. Hinz, Berlin, Munich 1968 sq., p. 92. De même, dans un des fragments du Blüthenstaub, Novalis affirme : ’Der erste Schritt wird Blick nach Innen, absondernde Beschauung unsers Selbst. Wer hier stehn bleibt, geräth nur halb. Der zweyte Schritt muß wirksamer Blick nach Außen, selbstthätige, gehaltne Beobachtung der Außenwelt seyn.’ (in : Schriften, éd. par P. Kuckhohn et R. Samuel, Stuttgart 1960, vol. 2, p. 423).

85 C. D. Friedrich, Selbstbildnis mit Visierklappe, 1802, Hambourg, Kunsthalle. Cf. reproduction n°1.

93.