Parce qu’elle a recours au langage, constitué de signes, la littérature exploite une matière déjà signifiante en soi. L’art pictural figuratif dispose au contraire de moyens d’expression ’neutres’ que sont les couleurs, les lignes et les formes95. Alors que la peinture figurative repose sur une analogie entre signifiant et signifié (analogie par exemple entre la représentation picturale d’un paysage et la réalité sensible), la littérature ne peut ’qu’évoquer’ le réel par l’intermédiaire du langage qui, ainsi que l’affirme R. Barthes, fait office de ’relais’ :
L’art [pictural], quels que soient les détours et les droits de la culture, peut toujours rêver à la nature [...] ; la littérature, elle, n’a pour rêve et pour nature immédiate que le langage96.
Ainsi, la littérature, par la médiation du langage, ne peut que connoter le réel et non le dénoter97.
Littérature et peinture présentent donc des différences sémiotiques que des philosophes98 ou des sociologues comme P. Francastel ont relevées :
‘[...] [en peinture] il ne s’agit pas d’ordonner les éléments épars avec plus ou moins d’ingéniosité, ni de puiser dans un répertoire d’existants ; la forme plastique est un dynamisme. Le signe se détermine, disait Matisse, dans le moment où il se découvre en fonction de l’oeuvre en cours ... La cohérence est au bout d’un processus de création, et non pas au départ99.’Selon la terminologie de E. Panofsky, le motif pictural, au départ ’neutre’ et non signifiant en soi, acquiert peu à peu une signification ’secondaire’ et fait place à l’image.
Parce qu’elle ne peut, par nature, représenter le réel que par la médiation du langage, la littérature a recours également à des images (comparaison, métaphore, métonymie ...) que l’on peut rapprocher de l’image picturale. La plus grande corporéité de cette dernière semble évidente. Tandis que l’image poétique cherche à évoquer ce qu’elle veut nous rendre présent à l’esprit sans pouvoir utiliser le sens direct de la vue, l’image picturale bénéficie d’une visualité immédiate. Néanmoins, parce qu’elle est également connotative, l’image picturale rejoint l’image comme figure du discours poétique100. P. Hadermann attribue ainsi à toutes deux une double fonction commune, celle d’assurer à l’oeuvre :
‘[...] (1) une plasticité, une sensualité, une présence spécifiques [...] ; et (2) une richesse polysémique que viendra préciser, limiter, canaliser le contexte syntagmatique du poème ou du tableau101.’Parce qu’elle reproduit et suggère à la fois, l’image donne à l’oeuvre d’art, qu’elle soit poétique ou picturale, sa forme et son sens spécifiques. La plasticité et le pouvoir suggestif de l’image sont plus ou moins accentués selon le domaine concerné.
Ainsi, grâce à la suggestivité de ses ’peintures verbales’102, le poète fut longtemps considéré comme capable d’égaler le peintre, conformément à une longue tradition qu’il convient de rappeler ici brièvement.
Nous nous appuyons ici notamment sur l’article de P. Hadermann, ’L’image picturale et l’image poétique : analogies, rencontres et quiproquos’, in : Yearbook of Comparative and General Litterature, 33, 1984, p. 19-26.
E. Panofsky distingue ainsi dans un tableau figuratif le motif de l’image. Le motif est défini comme une forme chargée de significations ’primaires’ ou ’naturelles’, c’est-à-dire représentant des objets identifiables grâce à l’expérience sensible (hommes, animaux, éléments de la nature ...). Lorsque ce motif se charge d’une signification ’secondaire’ ou ’conventionnelle’, c’est-à-dire lorsqu’il est mis en relation signifiante avec un ’thème’ ou ’concept’, il devient alors une image. L’image apparaît donc comme un motif pictural renvoyant à la fois à ce qu’il représente et à ce qu’il signifie par convention. Ainsi, comme le souligne P. Hadermann (op. cit., p. 20) l’image telle que Panofsky la définit ’dénote et connote’ à la fois. Cependant, Hadermann souligne la difficulté de maintenir cette distinction entre motif et image en littérature, le motif s’appliquant dans ce domaine à un élément de la structure et l’image étant de nature uniquement symbolique (cf. p. 22 sq.). Ainsi, les signes qu’utilise la littérature ne sont pas ’neutres’ et, pour reprendre la terminologie de Panofsky, ont une signification non pas purement ’primaire’ ou ’naturelle’ mais bien ’conventionnelle’. Cette distinction entre le motif et l’image est développée par Panofsky dans son essai ’Iconographie et iconologie’, repris en partie dans l’avant-propos de son ouvrage L’oeuvre d’art et ses significations. Essais sur les ’arts visuels’, traduit de l’anglais par M. et B. Teyssèdre, Paris 1969 (p. 10 sq.).
R. Barthes, ’Littérature et signification’, in : Essais critiques, Paris 1964, p. 264.
Il faut entendre par dénotation la relation établie entre le signe et son référent, cet objet réel que la littérature ne peut ’montrer’ directement et qu’elle ne parvient à désigner que par le détour du langage. Pour une définition précise de ces concepts, nous renvoyons à l’ouvrage d’O. Ducrot et T. Todorov, Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Editions du Seuil 1972.
M. Dufrenne, par exemple, affirme dans son ouvrage Esthétique et Philosophie (Paris 1976, II) : ’La peinture donne à voir. Ce faisant, elle montre, elle ne dit pas’ (p. 91).
P. Francastel, La réalité figurative, éléments structuraux de sociologie de l’art, Paris 1965, p. 290.
L’image picturale jouit certes d’une présence et d’une immédiateté visuelles très grandes, qui peuvent se révéler aussi contraignantes (cf. notamment les contraintes de la mimesis), mais elle fait appel également à la suggestion et se rapproche ainsi de l’image poétique qui suggère plus qu’elle ne représente. Cf. P. Hadermann, op. cit., p. 20.
Ibid.
Nous empruntons cette expression à W. L. Rensselaer, in : Ut pictura poesis. Humanisme et théorie de la Peinture. XV e -XVII e siècles (Ut pictura poesis. The humanistic Theory of Painting, New-York 1967), Paris 1991. C’est sur cet ouvrage que nous nous appuierons ici.