Comme le souligne W. L. Rensselaer, les théoriciens de la Renaissance103 développèrent l’idée d’une analogie profonde entre la poésie et la peinture en se fondant sur les Anciens. Dans sa Poétique, Aristote effectue déjà un premier rapprochement en comparant l’intrigue d’une tragédie au dessin en peinture104. Plus généralement, dès l’Antiquité, le poète est associé au peintre lorsque ses représentations sont particulièrement vivantes. Plutarque par exemple105 souligne les qualités plastiques d’une description de Thucydide, qui représente avec une clarté et une vivacité remarquables une scène de bataille.
C’est à la célèbre formule de Horace ut pictura poesis (’la poésie est comme la peinture’)106 que ces théoriciens ont fait le plus souvent appel afin d’étayer leur rapprochement entre poésie et peinture. Néanmoins, ce qui chez Horace n’était qu’une simple comparaison devint à partir du XVIe siècle l’objet de développements nourris, qui visent à démontrer l’existence d’une parenté étroite entre ces deux arts. Plus précisément, comme l’indique W. L. Rensselaer107, les termes de cette comparaison furent renversés au profit de la peinture, prise désormais comme référence première :
‘[...] pendant deux siècles, les critiques ont pensé que, si le poète ressemblait au peintre, c’était principalement par la vivacité picturale de sa représentation ou, plus précisément, de sa description - son pouvoir de peindre dans l’oeil de l’esprit des images claires du monde extérieur, comme un peintre les enregistre sur la toile108.’C’est grâce à la qualité de ses ’peintures verbales’ que le poète peut être comparé au peintre.
Au XVIIe siècle, la formule attribuée à Simonide par Plutarque, ’la peinture est une poésie muette, la poésie une peinture parlante’, est encore reprise dans des traités de poétique, notamment dans celui de G. P. Harsdörffer, Poetischer Trichter (1650-1653) :
‘Es wird die Poëterey ein redendes Gemähl / das Gemähl aber eine stumme Poëterey genennet / nicht nur wegen der Freyheit dieser verbrüderten und verschwesterten Kunste / in dem wir nach beliebten Einfällen / Reden im Gemähl und Mahlen in der Rede; sondern auch wegen der Bilder welche mit Kunstartiger Zierlichkeit dadurch vorstellig gemacht werden [...]109.’La poésie et la peinture peuvent être considérées comme deux ’soeurs’, dans la mesure où toutes deux présentent, l’une à la vue, l’autre à ’l’oeil de l’esprit’, des ’images’ (’Bilder’). Et l’auteur précise :
‘Wie nun vorberührter Massen die Wort mit den Ohren reden / also reden die Bilder mit den Augen / und sonder solcher Kundigung kan sich der Poët seiner Kunst wenig rühmen; Massen er das / was nicht ist / als ob es für Augen stände vor- und mit natürlichen Wort-Farben ausmahlen sol110.’En usant des mots comme autant de ’couleurs naturelles’ (’mit natürlichen Wort-Farben’), le poète parviendra à égaler le peintre111.
C’est au début du XVIIIe siècle que se développe ensuite la poésie descriptive, représentée en Allemagne essentiellement par B. H. Brockes, A. v. Haller et E. v. Kleist. Cette école de ’peinture poétique’, telle que l’a qualifiée J. J. Breitinger112, témoigne d’un intérêt grandissant pour la nature extérieure. Soucieux de la représenter avec le plus d’exactitude possible, les poètes n’hésitent pas à transposer dans leur domaine un mode de perception éminemment pictural113.
Lessing est l’un des premiers à s’élever contre ces confusions formelles entre la poésie et la peinture114. Bien que très connue, l’analyse développée dans son essai intitulé Laokoon: oder über die Grenzen der Malerei und Poesie (1766) mérite d’être ici présentée dans ses grandes lignes. Elle nous aide en effet à poser les fondements théoriques de notre réflexion sur la représentation littéraire du paysage.
Nous rappellerons tout d’abord la distinction sémiotique que commence par opérer Lessing entre la peinture et la littérature :
‘Wenn es wahr ist, daß die Malerei zu ihren Nachahmungen ganz andere Mittel, oder Zeichen gebrauchet, als die Poesie; jene nämlich Figuren und Farben in dem Raume, diese aber artikulierte Töne in der Zeit115.’Définie comme organisation d’éléments plastiques dans l’espace, la peinture est régie par le mode de la coexistence (’das Nebeneinander’). La poésie s’inscrit au contraire dans la succession temporelle. Elle est donc davantage destinée à représenter des actions dans leur déroulement progressif et successif qu’à les décrire statiquement, comme en un tableau :
‘Gegenstände, die neben einander oder deren Teile neben einander existieren, heißen Körper. Folglich sind Körper mit ihren sichtbaren Eigenschaften, die eigentlichen Gegenstände der Malerei.Lessing se réfère notamment au poème de A. v. Haller Die Alpen, ’chef d’oeuvre’ de la poésie descriptive117, afin d’illustrer ces divergences. En s’appuyant sur le passage où est décrite très précisément la végétation alpine, Lessing souligne tout d’abord le talent du poète. Toutefois, il dénonce ensuite l’impossibilité de voir véritablement, dans son ensemble, l’objet représenté :
‘Es sind Kräuter und Blumen, welche der gelehrte Dichter mit großer Kunst und nach der Natur malet. Malet, aber ohne alle Täuschung malet. Ich will nicht sagen, daß wer diese Kräuter und Blumen nie gesehn, sich aus seinem Gemälde so gut als gar keine Vorstellung davon machen könne. [...] Ich frage ihn nur, wie steht es nun um den Begriff des Ganzen? [...] Ich höre in jedem Worte den arbeitenden Dichter, aber das Ding selbst bin ich weit entfernt zu sehen118.’Contraint de se plier aux exigences du discours poétique, A. v. Haller détaille les différentes parties d’un même objet et les présente une à une, dans un ordre successif. Cette décomposition fait alors obstacle à une ’re-présentation’ globale.
En démontrant les faiblesses d’une description poétique qui n’a plus pour objet une action mais des ’corps coexistant dans l’espace’, Lessing soulève une difficulté inhérente à la représentation du paysage en littérature, celle de la constitution de son ’unité’, un concept malaisé à définir, comme nous l’avons remarqué plus haut119, et sur lequel repose, ainsi que nous le constaterons par la suite, toute la problématique du paysage littéraire.
En outre, dès la Renaissance, et parallèlement à l’association traditionnelle du poète au peintre selon l’équivalence formulée par Horace, est également assigné au poète un domaine qui lui est propre : celui de la pensée, de l’intellect. L. Dolce120 par exemple, théoricien de la Renaissance, souligne que le poète imite ’ce qui se présente à l’esprit’, c’est-à-dire les concepts (par opposition aux images visuelles), ainsi que tout ce qui relève de l’affect et des passions de l’homme. Le poète a ainsi recours à l’image au sens littéraire du terme (comparaison, métaphore, allégorie ...) qui fait appel à la sensibilité et à l’imagination du lecteur. Une autre voie semble ici s’ouvrir à la représentation littéraire du paysage, plus apte qu’une reproduction picturale à traduire le sentiment ou ’l’idée’ associés au fragment de nature contemplé.
Notre analyse du paysage ’intérieur’ dans la littérature romantique montrera comment ces ressources expressives permettent de pallier la difficulté, apparemment incontournable, de représenter un paysage ’globalement’ perçu par le regard sans nécessairement procéder à la décomposition successive de ses différentes parties121.
Cependant, la représentation littéraire du paysage, originellement liée au paradigme du ’paysage-tableau’, reste soumise à des exigences mimétiques, ainsi que l’atteste sa propre mise en scène.
L’auteur cite notamment G. P. Lomazzo, Trattato dell’arte della pictura, scoltura et architettura (Milan 1585, VI, 66, p. 486) et L. de Vinci, Trattato della pittura, I, 17 (cf. P. Barocchi, Scritti d’arte del Cinquecento, Milan-Naples, 1971, I, p. 241-242). Cf. W. L. Rensselaer, op. cit., p. 7, note 2.
’La fable est donc le principe et comme l’âme de la tragédie ; en second lieu seulement viennent les caractères. En effet c’est à peu près comme en peinture où quelqu’un qui appliquerait les plus belles couleurs pêle-mêle charmerait moins qu’en esquissant une image’, in : Aristote, Poétique, texte établi et traduit par J. Hardy, 4ème édition, Paris 1965, 1450a.
Plutarque (v. 50-v.125), De gloria Atheniensium, cit. in : W. L. Rensselaer, p. 9.
Horace (65-8 av. J.-C.), De Arte Poetica. Liber, éd. par J. J. van Dooren, Liège 1939, p. 17, v. 361-365 : ’Ut pictura poesis. Erit quae, si propius stes, / Te capiat magis, et quaedam, si longius abstes ; / Haec amat obscurum, volet haec sub luce videri, / Iudicis argutum quae non formidat acumen ; / Haec placuit semel, haec deciens repetita placebit’ (’Une poésie est comme une peinture. Il s’en trouvera une pour te séduire davantage si tu te tiens plus près, telle autre si tu te mets plus loin. L’une aime l’obscurité, une autre voudra être vue en pleine lumière, car elle ne redoute pas le regard perçant du critique ; certaines ne font plaisir qu’une fois, d’autres, reprises dix fois, font toujours plaisir’, trad. de W. L. Rensselaer , op. cit., p. 13).
W. L. Rensselaer, op. cit., p. 7-8 : ’Et la comparaison célèbre d’Horace, ’ut pictura poesis’ - ’la poésie est comme la peinture’-, dont les critiques d’art voulaient infléchir la lecture en ’la peinture est comme la poésie’, était invoquée toujours davantage comme la reconnaissance définitive d’une parenté beaucoup plus étroite entre les deux soeurs qu’Horace ne l’aurait probablement admis’. Parce qu’ils ne disposaient, à l’époque, d’aucun traité théorique qui aurait permis, à l’instar de la Poétique de Aristote, de déterminer un ensemble de règles propres à ’l’art de peindre’, les théoriciens de la Renaissance s’approprièrent la formule horacienne en la retournant à la faveur de la peinture.
Ibid., p. 10.
G. P. Harsdörffer, Poetischer Trichter, fac-similé de l’édition de Nuremberg (1ère partie 1650, 2ème partie 1648, 3ème partie 1653), Darmstadt 1969, p. 101-102.
Ibid., p. 105.
Nous renvoyons ici, pour illustrer notre propos, à notre analyse sur la représentation de la nature dans la littérature baroque en Allemagne. Cf. infra : 2.1., notamment p. 48 sq.
J. J. Breitinger, Critische Dichtkunst [...], fac-similé de l’édition de 1740, Stuttgart 1966. Nous reviendrons plus loin sur ce traité de Breitinger, lorsque nous étudierons la poésie de la nature (Naturlyrik) du début du XVIIIe siècle. Cf. infra : 2. 2. 1., p. 70 sq.
Cf. ici notre chapitre sur B. H. Brockes, A. v. Haller et E. v. Kleist, infra : 2. 2., notamment p. 78 sq.
Dans ses Réflexions critiques sur la poésie et la peinture (1ère édition Paris 1719 ; réédition de cet ouvrage : Paris 1993, avec une préface de D. Désirat, d’après le texte de la troisième édition de 1740), l’Abbé Du Bos distinguait déjà les ’signes naturels’ de la peinture des ’signes artificiels’ de la poésie et accordait aux premiers, qui font appel au sens de la vue, une plus grande expressivité.
G. E. Lessing, Laokoon: oder über die Grenzen der Malerei und Poesie, in : Werke, éd. par H. G. Göpfert, Munich 1974, vol. 6 (Kunsttheoretische und kunsthistorische Schriften), p. 102.
Ibid., p. 103.
’Man versuche es an einem Beispiele, welches ein Meisterstück in seiner Art heißen kann’, in : ibid., p. 111.
Ibid., p. 111-112.
Cf. supra p. 21-22.
Lodovico Dolce, Dialogo delle pittura intitolato l’Aretino, Venise 1557, p. 9, cit. in : Rensselaer W. Lee, op. cit., p. 8.
Nous renvoyons ici aux réflexions de Jean Paul sur la ’poésie paysagiste’ : cf. infra, 4. 1., p. 161 sq.
114 Cf. R. Barthes, ’L’effet de réel’ (in : Communications, n°11, 1968, p. 84-89), p. 85.