Le développement d’une séquence descriptive, conçue, à l’origine, comme une ’digression’ rhétorique, a pour effet d’interrompre le récit dans sa succession temporelle. Ce ’temps d’arrêt’ est justifié par l’introduction d’une pause généralement contemplative (la découverte d’un paysage par exemple ...), signalée dans le texte lui-même par des ’marques’ introductives. L’ouverture d’une fenêtre ou d’une porte, l’entrée dans un lieu inconnu, ou le changement d’éclairage par exemple sont autant d’indices thématiques qui signalent l’insertion d’une description dans le récit. Ainsi que l’expose P. Hamon dans son Introduction à l’analyse du descriptif, l’usage récurrent de tels ’signaux’ textuels, tout particulièrement dans la littérature naturaliste de la fin du XIXe siècle, contribue à la création d’une thématique ’postiche’, simplement destinée à ménager l’intégration narrative de la description :
Récit et description dans le texte classique passent donc leur temps à se justifier mutuellement, selon ce qui apparaît autant comme une complicité que comme un conflit. Et cette complicité passe essentiellement par l’utilisation, souvent hypertrophiée dans certains genres réalistes-naturalistes, ou pédagogiques, d’une thématique justificatrice, sorte de thématique vide, ou postiche, qui tend à occuper prioritairement le cadre de la description elle-même [...] , sorte de thématique phatique destinée à assurer le vraisemblable global de l’énoncé et à embrayer-désembrayer les parties différentes et les différents pactes de lecture qui se succèdent dans le flux textuel130.
La présence de ’repères’ introductifs favorise la mise en relation des ’digressions’ descriptives avec le continuum narratif. À ces marques ’initiales’ correspondent généralement des marques ’clausurales’ (la fermeture d’une fenêtre, la fin d’une promenade par exemple ...) qui indiquent la clôture de la séquence descriptive. Ce sont ces signes démarcatifs qui permettent de délimiter le ’cadre’ de la description, plus ou moins mise en relief selon le genre littéraire concerné.
En prenant appui sur la terminologie de R. Jakobson, à laquelle se réfère implicitement P. Hamon, nous pourrions adjoindre à la propriété phatique de ces marques d’introduction et de conclusion une fonction poétique, qui devient particulièrement manifeste lorsque ’l’embrayeur’ de la description est l’ouverture d’une fenêtre. Appliquée à la représentation littéraire du paysage, cette marque introductive opère, outre une délimitation sémantique, une esthétisation de l’objet qu’elle invite à décrire. Enchâssé dans une fenêtre, le paysage se donne à voir comme un spectacle, comme en témoigne, par exemple, la description suivante, extraite du roman de F. Schlegel Lucinde (1799) :
‘Also ich stand am Fenster und sah ins Freie; der Morgen verdient allerdings schön genannt zu werden, die Luft ist still und warm genug, auch ist das Grün hier vor mir ganz frisch, und wie sich die weite Ebene bald hebt bald senket, so windet sich der ruhige, breite silberhelle Strom in großen Schwüngen und Bogen, bis er und die Fantasie des Liebenden, die sich gleich dem Schwane auf ihm wiegte, in die Ferne hinziehen und sich in das Unermeßliche langsam verlieren131.’L’indication explicite de la position du narrateur (’Also ich stand am Fenster’), sorte de didascalie discursive, permet tout d’abord d’introduire la description de paysage. Toutefois, elle se double également d’une appréciation esthétique (la ’beauté’ du matin), qui l’emporte sur la perception détaillée des différentes composantes du paysage, décrit à l’aide de substantifs à valeur absolue (’das Grün’, ’das Unermeßliche’) et simplement désigné par des articles définis, rarement accompagnés d’ajectifs qualificatifs (’der Morgen’, ’die Luft’, ’die weite Ebene’, ’der ruhige [...] Strom’, ’die Ferne’). Le cadre délimité par la fenêtre est ainsi progressivement débordé par le regard du spectateur, entraîné, par le jeu de ’l’imagination amoureuse’ (’die Fantasie des Liebenden’) alliée à la perception, jusqu’à l’infini.
Ce dépassement des limites initialement fixées par le cadre de la fenêtre est un procédé régulièrement employé dans les descriptions romantiques du paysage, caractérisées par l’absence de toute marque ’clausurale’. Cette ouverture sur l’infini semble difficilement conciliable avec les exigences de cohésion qu’impose la représentation du paysage, tenue à la mise en perspective d’un fragment de nature. L’analyse de l’application de ce motif dans le roman de J. v. Eichendorff Ahnung und Gegenwart (1815) nous aidera plus loin à résoudre ce paradoxe apparent, lié à la conception romantique du paysage comme ’totalité’132.
Ainsi, la mise en scène du paysage dans le texte littéraire se traduit tout d’abord par la présence d’un ’cadre’ fréquemment redoublé par celui de la fenêtre, instrument privilégié, en littérature, de la mise en perspective d’un morceau de nature. Ce ’cadre’ permet non seulement de désigner clairement le début et la fin de chaque séquence descriptive insérée dans le récit, mais également, comme l’indique, dans le passage précédemment cité, la présence d’un opérateur topologique (’vor mir’), de déterminer précisément la position du spectateur par rapport au paysage contemplé.
F. Schlegel, Lucinde, in : Kritische Friedrich-Schlegel Ausgabe in 35 Bänden, éd. par E. Behler, avec la collaboration de J.-J. Anstett et de H. Eichner, Munich, Paderborn, Vienne 1958 sq., vol. 5 (Dichtungen), p. 8.
Cf. infra : 4. 3, en particulier p. 236 sq.