- La mise en perspective du paysage : ’porte-regard’ et point de vue

Ainsi que nous l’avons précisé au début de notre analyse conceptuelle, le paysage est essentiellement tributaire du regard qui le perçoit. En littérature, cette fonction focalisatrice du spectateur est soulignée par l’emploi de déictiques spatiaux, qui permettent de se repérer dans l’espace représenté (ici/là/là-bas ; près/loin/devant/derrière ; à droite/à gauche ...). Par définition, ces déictiques n’existent qu’en fonction de la position ou du geste de l’observateur. Ainsi, le personnage-spectateur assume, selon l’expression employée par P. Hamon133, le rôle de ’porte-regard’.

La subordination de la représentation au regard du spectateur apparaît très clairement dans la description, citée plus haut134, de la ville de Dresde au début du conte de E. T. A. Hoffmann Der goldne Topf. Associés le plus souvent à un pronom anaphorique, les déictiques spatiaux indiquent les directions empruntées tour à tour par le regard du personnage, tout d’abord retenu au premier plan (’dicht vor ihm’), puis graduellement attiré vers le lointain (’hinter demselben’, ’fern’).

Ainsi, le recours à des déictiques, généralement connectés à des verbes de perception, est l’indice d’une focalisation comparable à celle qu’entraîne, en peinture, l’application de la perspective centrale. De même que le peintre subordonne l’organisation de son tableau à un point de vue unique, ’cyclopéen’135, le narrateur délègue la description à un personnage qui ordonne la représentation selon sa propre position par rapport au paysage perçu. Ce ’porte-regard’ peut être fixe, par exemple lorsque le spectateur est accoudé à une fenêtre, ou mobile, lorsque le personnage découvre, tout en se promenant, un paysage nouveau. Dans le deuxième cas, une certaine dynamique est instaurée, conformément aux préceptes formulés par Lessing, qui recommandait au poète de mettre en mouvement sa description afin de respecter le principe de succession temporelle propre au récit136.

Toutefois, la transposition métaphorique des concepts picturaux de perspective et de point de vue dans le domaine littéraire s’accompagne également d’un glissement sémantique. En littérature, le terme de point de vue désigne, comme le rappelle F. K. Stanzel, soit l’angle sous lequel est présenté le récit (point de vue du narrateur), soit la manière dont un personnage fictif perçoit un événement narratif (point de vue d’un ’personnage-réflecteur’ ou ’Reflektorfigur’)137. La notion de perspective, quant à elle, renvoie plus largement au ’mode de régulation de l’information’, ainsi que la définit G. Genette138, c’est-à-dire à la manière, plus ou moins sélective, dont sont transmis au lecteur une situation ou un fait narratifs.

La distinction d’une perspective ou ’focalisation interne’ (selon le terme proposé par G. Genette), caractérisée par l’adoption d’un point de vue restrictif, nous semble particulièrement pertinente, lorsqu’il s’agit d’analyser une description de paysage. L’intervention d’un ’personnage-réflecteur’, équivalent narratif du ’porte-regard’, indique que le paysage n’est dépeint qu’à travers la conscience du personnage auquel est déléguée la description. Ce dernier opère une sélection à la fois visuelle et qualitative parmi les différents éléments constitutifs du fragment de nature observé. Objet d’une ’focalisation’ subjective, le paysage décrit n’a donc qu’une valeur relative, puisqu’il est indirectement mis en relation avec ce système sémantique qu’est le personnage.

Ainsi, la mise en perspective du paysage littéraire repose sur la constitution d’un réseau de relations non uniquement spatiales, mais également sémantiques. L’organisation des différents éléments constitutifs du paysage est subordonnée à la position, au propre, comme au figuré, du narrateur ou du ’personnage-réflecteur’, c’est-à-dire à la double orientation de son regard et de sa pensée. Ce constat nous amène à dépasser le ’cadre’ d’une séquence descriptive, afin d’analyser sa fonction à l’intérieur du récit lui-même.

Notes
133.

’(...) la description génère le porte-regard, qui justifiera en retour la description, qui en rendra ’naturelle’ et vraisemblable l’apparition’, in : Introduction à l’analyse du descriptif, op. cit., p. 186.

134.

Cf. supra : 1. 1. 3., p. 29.

135.

Nous empruntons cette image à P. Hamon (in : ’Qu’est-ce qu’une description ?’, op. cit., p. 473).

136.

C’est à la représentation du bouclier d’Achille, dépeinte par Homère, que Lessing se réfère afin de démontrer la nécessité d’une ’mise en mouvement’ de la description. Selon l’auteur, le poète respecte les contraintes inhérentes au mode d’expression choisi en décrivant son objet au moyen d’actions présentées dans leur déroulement successif : ’Homer malet nämlich das Schild nicht als ein fertiges, vollendetes, sondern als ein werdendes Schild’ (G. E. Lessing, Laokoon, op. cit., p. 120).

137.

’Zunächst ist zwischen der allgemeinen Bedeutung ’Einstellung’, ’Haltung zu einer Frage’, und der speziellen Bedeutung ’Standpunkt, von dem aus eine Geschichte erzählt oder von dem aus die Begebenheit einer Geschichte von einer Figur der Erzählung wahrgenommen wird’, zu unterscheiden.’, in : F. K. Stanzel, Theorie des Erzählens, 3ème édition, Göttingen 1985, p. 21.

138.

G. Genette, Figures III, Paris 1972, p. 206.