2. 1. La représentation de la nature dans la littérature baroque

2. 1. 1. L’évolution du sentiment de la nature au XVIIe siècle

- Le maintien d’une vision transcendante du monde

L’essor considérable des sciences physiques et naturelles au XVIIe siècle permet d’accéder à une meilleure connaissance des phénomènes naturels. Toutefois, cet élan scientifique et rationaliste touche moins l’Allemagne que des pays tels que la France, l’Angleterre ou la Hollande.

Dans son poème intitulé ’Über Nicolai Copernici Bild’142, A. Gryphius, qui avait étudié les sciences à l’université de Leyde, rend, certes, un vibrant hommage aux découvertes novatrices de Copernic (1473-1543). Toutefois, dès lors qu’il est question de transcendance, ces nouvelles connaissances sont occultées. Son poème ’An die Sternen’, par exemple, illustre parfaitement cette absence de rationalisme scientifique. Aspirant à rejoindre Dieu dans l’au-delà, le poète imagine un brusque changement de perspective, un point de vue céleste en quelque sorte qui lui permettrait d’observer les étoiles non plus au-dessus, mais au-dessous de lui :

[...]
Ihr Bürgen meiner Lust, wie manche schöne Nacht
Hab ich, indem ich euch betrachtete, gewacht?
Herolden diser Zeit, wenn wird es doch geschehen,
Daß ich, der euer nicht allhir vergessen kann,
Euch, derer Libe mir steckt Herz und Geister an,
Von andern Sorgen frey werd unter mir besehen?143

Le poète se projette dans une sphère située au-delà des étoiles, là où est situé, conformément à la tradition biblique, le paradis céleste.

Cette projection imaginaire ne consiste pas en une découverte de l’infini analogue à celle qu’exprimeront les poètes du XVIIIe siècle. Elle reflète, au contraire, une conception très ancienne de l’univers, nourrie d’éléments mythiques et bibliques144. La représentation du monde fut en effet très longtemps dominée par une cosmogonie mythique qui matérialisait le ciel par un voile, une tente, un rideau ou un édifice de cristal reposant sur la surface plane de la terre145. L’espace constitué par cette voûte céleste n’était pas conçu comme étant clos. Il existait ainsi quelques points de passage possible entre le ciel et la terre, notamment à l’endroit où ces deux ensembles, unis à l’origine, s’étaient séparés pour faire place au monde des hommes146. Cette conception mythique du monde est encore très présente au Moyen Âge : c’est ’au bord’ de la terre, tout près du ciel, et à l’est, que se trouve le paradis terrestre147. La religion chrétienne, caractérisée par une opposition très nette entre le monde de l’au-delà et celui de l’ici-bas, a cherché peu à peu à transposer ce paradis, à le situer hors de portée de l’oeil humain, c’est-à-dire au-delà de l’horizon, et a fini par tracer ainsi une ligne de partage très nette entre le ciel et la terre. C’est par delà cette frontière théologique que se projette Gryphius, fidèle à une conception du monde ancienne et encore étrangère à la révolution copernicienne.

Cette réserve à l’égard de la science moderne s’explique essentiellement, ainsi que l’expose longuement U.-K. Ketelsen, par l’influence du spiritualisme de l’orthodoxie luthérienne148, qui, elle-même, a véhiculé la défiance traditionnelle de la religion chrétienne pour toute forme de perception ’objective’ du monde sensible. Nous rappellerons la célèbre et très ancienne mise en garde de Saint Augustin dans ses Confessions contre l’égarement qu’engendre le spectacle de la nature infinie149. C’est précisément ce dont s’était souvenu Pétrarque au terme de son ascension du mont Ventoux, en avril 1335150, alors qu’il cherchait à légitimer sa contemplation du panorama découvert au sommet de cette montagne en l’interprétant comme une forme d’élévation de l’âme vers Dieu. En effet, la vanité de cette entreprise lui était apparue très clairement à la lecture de ce passage des Confessions de Saint Augustin, dont le propos n’était pas de condamner en soi le plaisir esthétique, mais de souligner la primauté du spirituel dans tout processus de connaissance151. En d’autres termes, l’intérêt porté au monde matériel était jugé incompatible avec le repli de l’âme sur elle-même, mouvement nécessaire à la découverte essentiellement intérieure du divin.

Au XVIIe siècle, le sentiment de la nature reste difficilement conciliable avec le dogme de la foi, ainsi que nous le constaterons, par exemple, chez F. v. Spee, ou bien chez Grimmelshausen152. La contradiction entre la jouissance esthétique que procure la contemplation des beautés terrestres et le recueillement qu’impose celle de leur Créateur est encore sensible au début du XVIIIe siècle, comme en témoignent ces quelques vers, extraits du poème de G. Kleiner intitulé ’Garten-Lust’ :

[...]
Da gafft der Mensch nach Berg und Bäumen,
Pflegt eitler Lust das Hertz zu räumen,
Und muß bey solchen süßen Träumen
Aus eigner Schuld sein Heyl versäumen.
[...]153.

L’usage du verbe dépréciatif ’gaffen’ dénote que même à cette époque, en dépit de l’influence grandissante du rationalisme, la contemplation de la nature, source d’une ’douce rêverie’ (’bey solchen süßen Träumen’), détourne le chrétien des voies du salut.

Toutefois, cette fidélité dogmatique n’exclut pas pour autant une certaine admiration à l’égard de la nature, ne serait-ce parce qu’elle est l’oeuvre de Dieu. Dès le XVIIe siècle est ainsi développée l’idée, déjà présente, en filigrane, chez Luther154, d’une nature révélatrice du divin. C’est à l’étude de l’expression poétique de ce nouveau sentiment de la nature et de sa mise en relation, encore sujette à caution, avec une conception transcendante du monde que nous souhaitons nous consacrer à présent.

Notes
142.

2 ’Du dreymal weiser Geist / du mehr denn grosser Mann !

[...] Der du der alten Träum und Dunckel widerlegt:

Und Recht uns dargethan was lebt und was sich regt:

Schaw itz und blüht dein Ruhm / den als auff einem Wagen /

Der Kreiß auff dem wir sind muß umb die Sonnen tragen.

Wann diß was irrdisch ist / wird mit der Zeit vergehn /

Soll dein Lob unbewegt mit seiner Sonnen stehn.’

In : Andrea Gryphii Epigrammata Oder Bey-Schriften, éd. par V. J. Dreschern, Breslau M. DC. LXIII, p. 19 sq. Cit. in : Gedichte des Barock, éd. par U. Maché et V. Meid (éd. Reclam), Stuttgart 1980, p. 127.

143.

3 A. Gryphius, Gesamtausgabe der deutschsprachigen Werke, éd. par M. Szyrocki et H. Powell, Tübingen 1963, vol. 1 (Sonette. Das erste Buch 1643), p. 53.

144.

4 Nous renvoyons ici au récit biblique de la création du firmament (Genèse, I, 6).

145.

5 Cf. à ce sujet : A. Koschorke, Die Geschichte des Horizonts [...], p. 11 sq. Cette représentation du monde était très répandue dans la croyance populaire jusqu’au haut Moyen Âge et même bien au-delà.

146.

6 La lisière de la surface terrestre, qui marque la frontière entre le ciel et la terre, occupe une place toute particulière dans la mythologie. De nombreux récits - dans la mythologie grecque notamment - présentent en effet ce point de passage comme étant l’un des plus dangereux, car on imaginait cette zone peuplée de démons, d’animaux et d’ autres créatures mythologiques. Les craintes ressenties par les compagnons de voyage de C. Colomb témoignent de la pérennité de cette croyance à la fin du XVe siècle.

147.

7 Koschorke cite notamment un recueil de la fin du XIIe siècle Lucidarius (Meister Elucidarius, Von allerhand GOttes Geschöpfen / den Engeln / den Himmeln etc. Francfort/Main 1621) qui résume les réflexions de l’époque sur la formation de l’univers : ’Im Osten der Welt dagegen, nahe beim Himmel, liegt das Paradies. Dorthin kann man nicht kommen, denn hohe Gebirge, große Gebirge, große Wälder und Nebel versperren den Weg. Eine feurige Mauer, die bis zum Himmel reicht, und eine große Wüste voll von Untieren umgeben das Paradies.’ (in : op. cit., p. 15 sq.).

148.

8 U.-K. Ketelsen, Die Naturpoesie der norddeutschen Frühaufklärung [...], Stuttgart 1974, p. 54 sq. L’auteur rappelle par exemple que Luther, dans ses Tischreden (in : Historisch-kritische Ausgabe der Sämtlichen Werke D. Martin Luthers, Weimar 1883 sq., vol. 4, p. 412 sq., N° 4638), rejette catégoriquement la théorie de Copernic, en s’appuyant sur certains passages de la Bible, notamment sur celui où Josué ordonne au soleil de s’immobiliser (Josué, X 12, 13).

149.

9 ’Et eunt homines mirari alta montium et ingentes fluctus maris et latissimos lapsus fluminum et Oceani ambitum et gyros siderum, et relinquunt se ipsos nec mirantur [...]’ (’Dire que les hommes s’en vont admirer les cimes des montagnes, les vagues énormes de la mer, le large cours des astres, et qu’ils ne font même pas attention à eux-mêmes !’), in : Saint Augustin, Confessions, texte établi et traduit par P. de Labriolle, vol. 2, Paris 1994 (1ère édition 1926), p. 251 (Livre dixième).

150.

10 F. Petrarca, Le Familiari, éd. critique de V. Rossi, Florence 1933, cf. vol. 1, Livre 4.

151.

11 Pour Saint Augustin, c’est la capacité à se représenter la nature infinie sans la percevoir réellement qui est avant tout digne d’admiration, comme il le précise à la suite du passage précédemment évoqué : ’[...] quod haec omnia cum dicerem, non ea uidebam oculis [...]’ (’Ils ne s’émerveillent pas que je puisse parler de toutes ces choses-là, sans les voir de mes yeux [...]’, in : Saint Augustin, op. cit., p. 251). Nous reviendrons, en temps voulu, sur le rôle de la faculté spirituelle dans l’expression du sentiment du ’sublime’ (cf. infra : 3. 2. 2., p. 137 sq.).

152.

12 Cf. infra p. 49-50 et p. 55-56.

153.

13 G. Kleiner, Garten-Lust im Winter, angestellt durch kurtze und christliche Betrachtung unterschiedner Garten-Sprüche heiliger Schrift, Breslau 1749 (2ème édition), p. 47. Cit. in U.-K. Ketelsen, p. 55.

154.

14 La Réforme a contribué en effet à l’évolution du sentiment de la nature en rétablissant une relation entre la nature, qui était devenue étrangère à l’homme depuis la chute originelle, et son Créateur, comme le rappelle Luther dans ses Tischreden : ’Wir sind jetzt an der Morgenröte des künftigen Lebens, denn wir fahren an wiederum zu erlangen die Erkenntnis der Kreaturen, die wir verloren haben durch Adams Fall. Jetzt sehen wir die Kreaturen recht an... Wir aber beginnen von Gottes Gnaden seine herrlichen Werke und Wunder auch aus den Blümlein zu erkennen.’ (Luther, Schriften, op. cit., vol. 1, p. 574, n° 1160). La métaphore de ’l’aurore’ d’une ère nouvelle, marquée par la découverte du divin dans la nature, nous rappelle le titre du premier ouvrage que publiera J. Böhme en 1612, Aurora, oder Morgenröyhe im Aufgang, et dont le premier chapitre est précisément consacré à l’étude de ’l’essence divine dans la nature’ (’Von Erforschung des Göttlichen Wesens in der Natur’).