Par le jeu de ses couleurs, de ses formes et de ses lumières, la nature procure aux sens un plaisir sans cesse renouvelé. Ainsi que l’affirme G. Bieder, le poète baroque dispose d’un nouvel et ’puissant’ auxiliaire dans sa découverte de la toute-puissance de Dieu, celui de sa sensibilité :
‘Der Barock weist Gott die Stelle eines absoluten Monarchen über den Kosmos an, der aber einen mächtigen, aufrührerischen Vasallen hat : die Sinnlichkeit155.’Cette nouvelle jouissance visuelle apparaît notamment dans le poème de F. v. Spee ’Lob Gottes aus Beschreibung der fröhlichen Sommerzeit’, comme l’illustre, par exemple, la strophe suivante :
La répétition du verbe ’ergetzen’ en début de vers souligne l’intensité du plaisir (’Lüsten’) que ressent le poète lorsqu’il perçoit la nature dans sa parure estivale157. Le danger, pour le chrétien, de s’abandonner à un pur exercice des sens est conjuré par la louange finale du Créateur (’O Gott, ich sing von Herzen mein, / Gelobet muß der Schöpfer sein!’), nécessairement associée à la contemplation des beautés terrestres. Chacune des quinze strophes du poème s’achève ainsi par cette même formule laudative, sorte de ’coda’ édifiante qui permet au poète de concilier l’éveil de sa sensibilité avec sa foi inentamée en Dieu.
Une telle entreprise est parfois vouée à l’échec, comme le constate douloureusement F. v. Spee dans son poème ’Liebgesang der Gespons Jesu, im Anfang der Sommerzeit’, qui semble faire pendant à celui que nous venons d’évoquer :
L’accumulation de questions rhétoriques, généralement elliptiques, traduit l’incapacité de celui qui s’est uni à Dieu (’Seit ich mit dir / Und du mit mir, / O Jesu, dich vermählet’) à jouir du spectacle de la nature, si attrayant soit-il. La vanité de cette contemplation devient particulièrement manifeste lorsque cette union mystique, que nul plaisir terrestre ne saurait remplacer, n’est plus ressentie par le poète (’Ohn ihn ich bin doch gar in Schmerz, / In Leid und in Beschwerden’).
La conception baroque du monde est sous-tendue par cette dualité constante entre immanence et transcendance, ce qui se traduit, dans le domaine de l’esthétique, par la séparation radicale de l’art et de la morale159. Si les sens permettent de percevoir l’apparence extérieure de la nature, ils deviennent inopérants dès lors qu’il s’agit de saisir son essence, opération qui requiert, au contraire, le secours de l’esprit. Parce qu’elle n’est qu’extérieure, la beauté de la nature se mesure essentiellement à la variété de ses formes et de ses couleurs.
C’est à ce ’spectacle des sens’160, offert par une nature toujours en mouvement, que s’adonne notamment F. v. Spee dans le poème, précédemment cité, ’Lob Gottes aus Beschreibung der fröhlichen Sommerzeit’, comme l’attestent, par exemple, les strophes suivantes :
L’emploi de termes empruntés à la terminologie picturale (’gemahlet’, ’Bild’, ’Farb’) indiquent que le poète perçoit la nature comme un tableau, remarquable avant tout par ses couleurs (’grün und gelb’, ’das Grün’).
Le cycle de poèmes de A. Gryphius consacré aux heures du jour révèle également une attention et une sensibilité particulières aux effets de lumière. Dans le poème ’Morgen Sonnet’, c’est la progression de la lumière, sombre puis éclatante, qui confère à la composition son unité :
L’habillage allégorique et les nombreuses personnifications, témoignage de l’empreinte encore très forte de la rhétorique conventionnelle, n’enlèvent rien à la sensibilité du poète, qui cherche à évoquer, par un jeu de contrastes (’ewig helle Schar / erblaßt’, ’Morgenrötte / den grauen Himmel’), l’apparition progressive du jour et sa victoire sur les ténèbres163.
Le poème de P. Gerhardt ’Sommergesang’ se caractérise également par la recherche d’un équilibre entre la découverte d’un nouveau sentiment de la nature et l’organisation rationnelle et rhétorique de son expression poétique :
L’apostrophe initiale (’Geh aus, mein Herz [...]’), ainsi que les topoï empruntés à la poésie pastorale (le tapis de fleurs, le chant des oiseaux ...)165 relèvent encore du domaine de la rhétorique. Toutefois, l’exhortation du poète, adressée à son propre ’coeur’ et renforcée par la forme impérative des verbes de perception (’schau’, ’siehe’), est révélatrice de l’attrait qu’exerce sur ses sens la plénitude de la nature estivale. La ’robe verte’ dont elle est revêtue permet de masquer la ’poussière’ de la terre (’Das Erdreich decket seinen Staub / Mit einem grünen Kleide’), indice de sa vanité originelle. Ainsi, même si elle conserve un caractère stéréotypé, souligné par l’accumulation de substantifs à valeur absolue (’die Bäume’, ’das Erdreich’, ’die Luft’, ’die Wälder’, ’Berg, Hügel, Tal und Felder’), la nature insuffle au poète une vitalité nouvelle, célébrée dans ces quelques vers :
Dans cette huitième strophe, l’éveil des sens (’Erweckt mir alle Sinnen’), loin de faire obstacle à la prière, semble être légitimé au contraire par la découverte du divin dans la nature.
Ainsi, la poésie baroque apparaît comme une étape importante dans l’évolution du sentiment de la nature, dans la mesure où elle cherche à exprimer, en dépit des contraintes à la fois formelles et éthiques qui lui sont imposées, le plaisir esthétique que procure le spectacle du monde sensible. Cette nouvelle sensibilité va de pair avec la volonté, progressivement affirmée, de représenter une nature non plus seulement idéale, à l’image de cette Arcadie lointaine que dépeint la poésie pastorale traditionnelle167, mais également ’réelle’, c’est-à-dire telle que la découvre le poète dans son propre environnement.
15 G. Bieder, Natur und Landschaft in der deutschen Barockkyrik, Mulhouse 1927, p. 7.
16 In : Deutsche Dichtung des Barock, éd. par E. Hederer, Munich 1968 (5ème édition), p. 193.
17 Nous présentons ensuite un passage dans lequel est précisément décrite cette nature estivale. Cf. infra : p. 50.
18 In : Deutsche Dichtung des Barock, op. cit., p. 187-188.
19 Nous renvoyons ici à l’analyse de G. Bieder, op. cit., p. 28.
20 Nous empruntons cette expression (’Sinnenschauspiel’) à G. Bieder (ibid., p. 62).
21 In : Deutsche Dichtung des Barock, op. cit., p. 192.
22 A. Gryphius, Gesamtausgabe der deutschsprachigen Werke, op. cit., vol. 2 (Sonette. Das zweite Buch 1650, p. 65 sq.
23 Cette attention particulière de Gryphius aux effets de lumière peut être rapprochée des préoccupations picturales de l’époque. Des peintres comme Adam Elsheimer (1578-1610) notamment ont tenté en effet de donner une unité à leur représentation en jouant des effets de lumière (Cf. à ce sujet W. Flemming, op. cit., p. 75 sq.).
24 In : Deutsche Dichtung des Barock, op. cit., p. 149.
25 Nous renvoyons ici à notre analyse préliminaire du locus amoenus. Cf. supra : 1. 1. 3., p. 25 sq.
26 In : Deutsche Dichtung des Barock, op. cit., p. 150.
27 Cf. à ce sujet E. R. Curtius, op. cit., p. 191 sq.