- Une représentation plus ’réaliste’

En choisissant de situer sa poésie pastorale Schäfferey Von der Nimfen Hercinie, publiée en 1630, dans les monts du Karkonosze (’Riesengebirge’), M. Opitz témoigne, pour la première fois, d’un certain souci de ’réalisme’ :

‘Es lieget dißeits dem Sudetischen gefilde/ welches Böhaimb von Schlesien trennet/ unter dem anmutigen Riesenberge ein thal/ deßen weitschweiffiger umbkreis einem halben zirkel gleichet/ undt mitt vielen hohen warten/ schönen bächen/ dörffern/ maierhöfen undt schäffereyen erfüllet ist. Du köndtest es einen wohnplatz aller frewden/ eine fröliche einsamkeit/ ein lusthauß der Nimfen undt Feldtgötter/ ein meisterstücke der Natur nennen168.’

La position géographique de ce théâtre idyllique est indiquée très précisément (’dißseits dem Sudetischen gefilde/ welches Böhaimb von Schlesien trennet’), avant d’être mesurée avec une exactitude presque mathématique (’deßen weitschweiffiger umbkreis einem halben zirkel gleichet’). La représentation idéale d’un lieu de plaisance, séjour des nymphes et des dieux (’ein lusthauß der Nimfen undt Feldtgötter’), s’allie ici à un mode de perception objectif, analogue à celui qui est appliqué en peinture, dès le début du XVIe siècle, dans les vedute 169.

Opitz fut ainsi le précurseur d’un genre qui fit école en Allemagne. C’est à Nuremberg essentiellement que se constitua un cercle d’auteurs de poésies pastorales ayant pour cadre la ville et ses environs. G. P. Harsdörffer, J. Klaj et S. v. Birken notamment cherchèrent à donner à leur description de la vie pastorale une couleur locale, en la situant non plus dans une Arcadie idéale, mais dans la campagne environnant Nuremberg, au bord des rives de la Pegnitz170. Tout en reprenant un motif constitutif du genre, la promenade des bergers dans la nature, ces poètes font preuve d’une précision topographique étonnante171. Au cours de leur promenade, Clajus et son compagnon, le berger Strefon, parviennent tout d’abord jusqu’à une prairie qui se distingue par ses rangées de tilleuls et ses fontaines :

‘Sie befunden sich nun auf einer aus der Maßen lustigen und von der Vogel hellzwitscherenden und zitscherenden Stimmlein erhallenden / Wiesen reihenweise besetzet mit gleichausgeschossenen / krausblättrichten / dickbelaubten hohen Linden / welche / ob sie wohl gleiches Alters / schienen sie doch zu streiten / als wenn eine die andere übergipflen wollte. Unter denselben waren drei hellquellende Springbrunnen zu sehen / die durch das spielende Überspülen ihres glattschlüpfrigen Lägers lieblich platscherten und klatscherten172.’

Le poète s’attache ici non seulement à représenter de manière très précise la campagne que découvrent les bergers, en multipliant les qualificatifs (’mit gleichausgeschossenen / krausblättrichten / dickbelaubten hohen Linden’) et en indiquant même le nombre de fontaines173, mais il accorde également une importance particulière aux différents sons perçus, qu’il essaie de rendre par des onomatopées (’hellzwitscherende[n] und zitscherende[n] Stimmlein’, ’platscherten und klatscherten’).

Parvenus ensuite à une certaine hauteur, les deux compagnons contemplent la vue qui s’offre à leur regard :

‘Sie spazierten die Wiesen auf / und weil Strefons Hütte nicht ferne / ließ er die Herde eintreiben / hernach gingen sie auf die Höhe / durch welcher Mittel das Gesichte weit und breit ümher seinen Lust zu büßen / oder vielmehr mit so lieblicher verwirreter Abwechslung der Wälder / der Felder und Gärten sich unbesättiget zu ersättigen gereizet wurde174.’

La vision panoramique des forêts, des champs et des jardins est présentée ici comme une forme ’d’expiation’ (’büßen’) visuelle, tant le désir de se repaître du spectacle de la nature paraît encore coupable175. Parce qu’elle ne s’adresse qu’aux sens, et non à l’âme, comme nous l’avons rappelé plus haut, la contemplation des beautés terrestres n’est pas à même d’assouvir la soif inextinguible que ressent à leur vue le spectateur, paradoxe que vient souligner l’oxymore finale (’sich unbesättiget [zu] ersättigen’). Ce constat douloureux est ensuite contrebalancé par les propos de Strefon qui font directement suite à ce passage et qui soulignent, en des termes prosaïques, la fonction purement utilitaire de la nature176.

Ainsi, même si elle s’apparente encore au locus amoenus de la rhétorique classique, la représentation de la nature dans la littérature baroque offre de nouvelles perspectives. Les éléments conventionnels s’effacent à mesure que s’impose une représentation plus ’réaliste’ de la nature, nourrie de l’expérience personnelle du poète. Non plus limitées à quelques éléments isolés, les descriptions deviennent plus amples et présentent même parfois de véritables vues.

Notes
168.

28 M. Opitz, Gesammelte Werke, édition critique établie par G. Schulz-Behrend, vol. IV (Die Werke von Ende 1626 bis 1630), 2ème partie, Stuttgart 1990, p. 516.

169.

29 Employé, à l’origine, pour décrire ce que le regard perçoit, ce terme d’optique (de l’italien veduta, soit le point où tombe la vue) désigne, dès le XVe siècle, le procédé qui permet d’obtenir une reproduction exacte, c’est-à-dire conforme aux règles de la perspective, du ’morceau’ de réel saisi par le regard de l’artiste. C’est au cours du XVIe siècle qu’est né le genre pictural de la veduta, caractérisé notamment par une grande exactitude topographique.

170.

30 G. P. Harsdörffer, S. v. Birken, J. Klaj, Pegnesisches Schäfergedicht 1644-1645, éd. par K. Garber, Tübingen 1966.

171.

31 K. Garber joint à son édition des reproductions d’aquarelles et de gravures sur cuivre, ainsi que des dessins qui permettent de retracer avec une grande exactitude le chemin emprunté par les personnages, ce qui démontre la grande minutie avec laquelle la nature fut observée avant d’être décrite.

172.

32 G. P. Harsdörffer, S. v. Birken, J. Klaj, op. cit., p. 20-21.

173.

Cette exactitude permet au lecteur de reconnaître la célèbre Hallerwiese à l’ouest de Nuremberg. Nous renvoyons ici à la post-face de K. Garber, p. 11.

174.

34 G. P. Harsdörffer, S. v. Birken, J. Klaj, op. cit., p. 21.

175.

35 Nous allons retrouver chez Grimmelshausen cette même ’avidité’ visuelle, qualifiée de pure ’folie’. Cf. infra p. 55-56.

176.

36 ’Diese Felder / sprach Strefon / füllen nicht nur die Augen / sondern tragen zu unsern Tischen Spargen / Endivien / Melonen / Artischocken / Käsköhl / Peterlein und viel andere Gartengewächse. Diese Wälder dienen uns zur Hölzung (...). Ich will geschweigen des schwarz und roten Wildprets / welches häufig in unsern Flüssen und Weihern ohne Zahl wimmelen.’ in : G. P. Harsdörffer, S. v. Birken, J. Klaj, op. cit., p. 21.