La découverte du spectacle de la nature et du plaisir qu’il procure ne modifie pas à elle seule la représentation traditionnelle de la nature dans la littérature. La recherche d’un lieu suffisamment élevé pour offrir au spectateur une vue d’ensemble joue également un rôle important.
Certaines descriptions, qui restent encore isolées dans la littérature baroque, sont organisées en fonction d’un point de vue élevé, ce qui permet d’évoquer dans son ensemble une plus grande partie de la nature. C’est le cas notamment du jardin que décrit S. Dach dans son poème ’Horto recreamur amoeno’ :
Désireux de percevoir ’de loin’ et dans son ensemble la région qui l’enchante, le poète choisit un point de vue nécessairement situé en hauteur. Ce même motif apparaît également dans un autre texte de Dach, où le poète, qui s’adresse à son protecteur, ne souhaite pour ses vieux jours qu’une retraite dans une vallée verdoyante, d’où il pourrait apercevoir ’de loin’ la fumée de son ’pauvre toit’178.
C’est un passage du roman de Grimmelshausen Der Abendtheurliche Simplicissimus Teutsch qui illustre de manière exemplaire cette ouverture du regard. Alors qu’il tente de mener une vie d’ermite en se retirant sur les hauteurs de la Forêt-Noire, le héros, Simplex, décrit, en la grossissant quelque peu, la ’belle vue’ qui s’offre à lui du haut de la montagne :
‘[...] ich wohnete auff einem hohen Gebürg die Moß genant / so ein Stück vom Schwarzwald: und überal mit einem finstern Tannen-Wald überwachsen ist / von demselben hatte ich ein schönes Außsehen gegen Auffgang in das Oppenauer Thal und dessen Neben-Zincken; gegen Mittag in das Kinzinger Thal und die Grafschafft Geroldzeck / alwo dasselbe hohe Schloß zwischen seinen benachbarten Bergen das Ansehen hat / wie der König in einem auffgesesetzten Kegel-Spill; gegen Nidergang kondte ich das Ober und UnterElsaß übersehen / und gegen Mitternacht der Nidern Marggraffschaft Baaden zu / den Rheinstrom hinunter; in welcher Gegend die Statt Straßburg mit ihrem hohen Münster-Thurm gleichsamb wie das Herz mitten mit einem Leib beschlossen hervor pranget [...]179.’Vallées, comtés, régions et villes environnantes sont nommés un à un avec une précision géographique remarquable, la description étant organisée selon les différents points cardinaux.
Néanmoins, la jouissance que procure la contemplation de la nature d’un point de vue élevé est également ressentie comme une entrave au travail et à la prière :
‘[...] mit solchem Außsehen und Betrachtungen so schöner Lands-Gegend delectirte ich mich mehr als ich eyferig bettete; warzu mir mein Perspektiv dem ich noch nicht resignirt, treflich anfrischte; wann ich mich aber desselbigen wegen der duncklen Nacht nicht mehr gebrauchen kondte / so nahm ich mein Instrument / welches ich zu Stärkung des gehörs erfunden / zu handen / und horchte dardurch / wie etwan uff etlich Stundt Wegs weit von mir die Bauren Hund bellen / oder sich ein Gewilt in meiner Nachbarschafft regte; mit solcher Thorheit gieng ich umb / und liesse mit der Zeit zugleich arbeiten und beten bleiben [...]180.’Ce plaisir qu’éprouve le héros, plaisir visuel tout d’abord, puis purement auditif lorsque, la nuit venue, il ne peut plus utiliser sa lunette, reste inconciliable avec les exigences qu’impose une vie d’ermite. Le désir de contempler les beautés terrestres, dénué de toute potentialité médiatrice dans la mesure où il ne permet pas de s’élever vers Dieu, est ainsi qualifié de ’folie’ (’Thorheit’).
De plus, ce passage du roman de Grimmelshausen reste une parenthèse dans un récit consacré avant tout aux pérégrinations du héros. L’oisiveté de ce dernier, devenu ermite, justifie du point de vue narratif l’introduction de cette longue séquence descriptive. Dès lors que ce dernier renonce à cette vie et s’engage dans de nouvelles aventures, les descriptions se font plus rares181.
La représentation de la nature dans la littérature baroque présente les signes d’une évolution notable. La découverte de l’attrait qu’exerce sur nos sens l’infinie variété de la nature, la volonté de donner une image plus fidèle et plus personnelle du monde qui nous entoure, ainsi que le désir de s’élever au-dessus de la nature afin de pouvoir la contempler dans son ensemble témoignent à la fois d’une sensibilité accrue à l’égard de la nature et d’une première réflexion sur les modalités de sa représentation dans la littérature.
Il nous paraît donc nécessaire de nous demander à présent, en nous appuyant sur les critères distinctifs que nous avons établis au début de notre étude, si cette évolution donne naissance à de véritables paysages, ou bien s’il s’agit encore de simples représentations de la nature.
37 S. Dach, Gedichte des Köngsberger Dichterkreises aus Heinrich Alberts Arien und musicalischer Kürbshütte (1638-1650), éd. par L. H. Fischer, Halle 1883, p. 212. Cit. in : Gedichte des Barock, op. cit., p. 84.
38 ’ [...] Mir ist gnug ein grünes Thal, / Da ich GOtt und Dich kan geigen, / Und von fern sehn auffwarts steigen / Meines armen Daches Rauch, / Wenn der Abend kömpt gegangen.’ (S. Dach, ’Unterthänigste letzte Fleh-Schrift an Seine Churfürstl. Durchl. meinen gnädigsten Churfürsten und Herrn’, in : Gedichte, éd. par W. Ziesemer, Halle 1937, vol. 2, p. 262. Cit in : Gedichte des Barock, op. cit., p. 89).
39 Grimmelshausen, Der Abentheurliche Simplicissimus Teutsch und Continuatio des abentheurlichen Simplicissimi, éd. par R. Tarot (reproduction des deux premières éditions de 1669), Tübingen 1967, p. 474.
40 Ibid.
41 Dans son étude intitulée ’Realismus und Naturalismus’ (in : Deutsche Barockforschung. Dokumentation einer Epoche, éd. par R. Alewyn, Cologne, Berlin 1968, 3ème édition), R. Alewyn souligne également la subordination des différentes descriptions qu’offre le roman de Grimmelshausen, qu’il s’agisse d’une personne, d’une situation, d’un milieu ou bien parfois d’un fragment de nature, comme dans le passage que nous avons cité, aux besoins de la narration : ’[...] die Welt ist wie mit dem Auge des Kurzsichtigen gesehen : die Kontur ist unscharf, die Situation verschwimmt an den Rändern, die geringe Wirklichkeit, die in sie eingeht, genügt der erzählerischen Notdurft; wo diese endet, beginnt leerer Raum’ (p. 359). Même si elle ne s’applique pas directement à des descriptions de la nature, l’étude d’Alewyn est intéressante, car elle souligne l’absence d’un véritable ’réalisme’ chez Grimmelshausen.