b. Absence d’un sentiment du paysage

Loin de s’abandonner à une pure contemplation, le spectateur recherche en elle l’éveil et la stimulation de ses sens. Dans le poème de S. Dach ’Horto recreamur amoeno’, la description de la vue panoramique n’est justifiée que par le sentiment qu’elle procure au moi lyrique (’Hie wo von weiten / die Gegend lacht / Wo an der Seiten / Der Wiesen Pracht / Mich frölich macht’). Cette conception anthropocentrique185 de la nature fait obstacle à la découverte d’un réel sentiment du paysage au XVIIe siècle. Inapte à éprouver un ’plaisir désintéressé’186, comme le souligne W. Flemming en reprenant les termes de l’analyse kantienne du jugement esthétique, le poète baroque n’accorde à sa représentation de la nature qu’une valeur relative.

Ainsi, dans le poème de P. Gerhardt ’Sommergesang’, l’émotion esthétique initiale (’Schau an der schönen Gärten Zier’) fait rapidement place à une description conventionnelle, éloge d’une nature harmonieuse et généreuse :

[...]
Die Glucke führt ihr Völklein aus
Der Storch baut und bewohnt sein Haus,
Das Schwälblein speist die Jungen;
Der schnelle Hirsch, das leichte Reh
Ist froh und kommt aus seiner Höh
Ins tiefe Gras gesprungen.
Die Bächlein rauschen in dem Sand
Und malen sich und ihren Rand
Mit schattenreichen Myrten;
Die Wiesen liegen hart dabei
Und klingen ganz von Lustgeschrei
Der Schaf und ihrer Hirten.
Die unverdroßne Bienenschar
Zeucht hin und her, sucht hier und dar
Ihr edle Honigspeise.
Des süßen Weinstocks starker Saft
Kriegt täglich neue Stärk und Kraft
In seinem schwachen Reise.
Der Weizen wächset mit Gewalt,
Darüber jauchzet jung und alt,
Und rühmt die große Güte
Des, der so überflüssig labt
Und mit so manchem Gut begabt
Das menschliche Gemüte
[...]187.

Cette description, nourrie d’éléments empruntés à la poésie pastorale (’Bächlein’, ’Wiesen’, ’Lustgeschrei der Schaf und ihrer Hirten’) et à la tradition biblique188 reste en réalité très stylisée. Usant d’adjectifs stéréotypés (’der schnelle Hirsch, das leichte Reh’, ’ins tiefe Gras’, ’die unverdroßne Bienenschar’, ’ihr edle Honigspeise’, ’des süßen Weinstocks starker Kraft’...) et d’articles définis qui généralisent la description, le poète se semble pas être guidé par un véritable sentiment du paysage. Il accorde à la nature une valeur non pas esthétique, mais didactique. De fait, cette nature harmonieuse n’est que le pâle reflet de l’empyrée au sein duquel se transporte le poète. Dès la septième strophe qui marque une transition très nette et réintroduit le moi lyrique, l’idylle terrestre fait place au ’jardin du Christ’ (strophe 10) :

[...]
Ach, denk ich, bist du hier so schön,
Und läßt dus uns so lieblich gehn
Auf dieser armen Erden,
Was will doch wohl nach dieser Welt
Dort in dem reichen Himmelszelt
Und güldnem Schlosse werden?
Welch hohe Lust, welch heller Schein
Wird wohl in Christi Garten sein?
Wie muß es da wohl klingen,
Da so viel tausend Seraphim
Mit eingestimmtem Mund und Stimm
Ihr Hallelujah singen?
O wär ich da, o stünd ich schon,
Ach, süßer Gott, für deinem Thron
Und trüge meine Palmen,
So wollt ich nach der Engel Weis
Erhöhen deines Namens Preis
Mit tausend schönen Psalmen
[...]189.

Le poète passe ainsi d’une description plastique, développée dans le passage précédent (’Die Bächlein rauschen in dem Sand / Und malen sich und ihren Rand / Mit schattenreichen Myrten’), à une évocation musicale du ’jardin’ céleste, où retentissent les cantiques chantés à l’unisson par la cohorte des séraphins.

Cette analogie entre la beauté de la nature et les joies suprêmes de l’au-delà, thème central du poème, alimente une série de métaphores végétales dans les strophes suivantes. Le moi lyrique exprime alors le désir de ’fleurir’ pour Dieu, de recevoir ’l’été de la grâce’, afin de porter les ’fruits de la foi’190. La floraison de la nature estivale, qui procurait initialement au poète un certain plaisir esthétique, devient ainsi une simple allégorie de la foi. Autrement dit, la contemplation de la nature éveille systématiquement le désir de goûter aux joies spirituelles.

De même, dans le poème de Gryphius ’Einsamkeit’, la vue panoramique n’est pas associée à cette ivresse des hauteurs que connaîtront les romantiques191. Comme le rappelle W. Flemming, la volonté de ne pas s’exposer brutalement au spectacle de la nature et de conserver toujours une certaine retenue caractérise l’époque baroque :

‘[...] das Hochbarock kennt keine Gipfelstimmung, vielmehr ist der Standort des Vorberges oder auf halber Höhe charakteristisch. Dort, wie auf dem Balkon, wird dem Ich des Beschauenden gleichsam eine Rückenlehne geboten192.’

En optant pour une position à mi-hauteur, le spectateur, rassuré par la présence d’un versant qui fait office de ’dossier’, parvient à maintenir une distance salutaire.

Ainsi, au lieu de mener à un abandon de soi, la contemplation d’un panorama désolé se solde, chez Gryphius, par une réflexion sur le thème de la vanitas :

[...]
Hir / fern von dem Pallast; weit von des Pövels Lüsten /
Betracht ich: wie der Mensch in Eitelkeit vergeh’
Wie / auff nicht festem Grund’ all unser Hoffen steh’
Wie die vor Abend schmähn / die vor dem Tag uns grüßten.
[...]193

La contemplation (’Beschau’ ich’) sert ainsi de tremplin à la réflexion (’Betracht ich’). Légitimée davantage par le discours que par le sentiment esthétique du spectateur, la représentation de la nature ne peut prétendre au rang de paysage.

Quelle valeur pouvons-nous donc accorder à de telles représentations ? Préparent-elles la naissance du paysage littéraire en engageant une interrogation nouvelle sur la place de l’image dans le texte ? Il convient donc de déterminer à présent la fonction de la représentation de la nature dans la littérature baroque.

Notes
185.

45 Dans ses Gesprächsspiele, Harsdörffer affirme : ’Der allweise Gott hat dem Menschen deswegen Sinn und Verstand gegeben, daß er seine wunderreichen Geschöpfe betrachten und ihn ob solcher gnädigen Verordnung loben sol; massen alles wegen des Menschen, der Mensch aber wegen Gott erschaffen worden’ (cit. in : W. Flemming, op. cit., p. 50). Les premiers vers du poème de P. Gerhardt ’Sommergesang’, cité plus haut, vont dans le même sens (cf. supra p. 51).

186.

46 ’Stets tritt der Mensch des 17. Jahrhunderts fordernd vor sie [die Natur] hin, mit Herrschergebärde [...]. Interesseloses Wohlgefallen ist ihm also fremd, stets will er etwas von ihr. Zwar verweigert er ihr nicht die Anerkennung in dem Sinne, daß er sich über sie hinwegsetzt. Aber er gibt nur ihr materielles Dasein zu. Bestreitet er ihr Eigensein nicht, so hat es doch keinen selbständigen Wert. Diesen gibt ihr erst ihre Leistung für seine Zwecke, die er ihr alos setzt.’, in : W. Flemming, op. cit., p. 44 (termes soulignés par nous).

187.

47 In : Deutsche Dichtung des Barock, op. cit., p. 150.

188.

48 La myrrhe (strophe 5) et les vignes (strophe 6), ainsi que le thème de la fertilité (strophe 7) rappellent le jardin du Cantique des Cantiques. Cf. à ce propos l’analyse de G. Bieder, op. cit., p. 51 sq.

189.

49 In : Deutsche Dichtung des Barock, op. cit., p. 151.

190.

50 ’[...]

Hilf nur und segne meinen Geist

Mit Segen, der vom Himmel fleußt,

Daß ich dir stetig blühe;

Gib, daß der Sommer deiner Gnad

In meiner Seelen früh und spat

Viel Glaubensfrücht erziehe!

Mach in mir deinem Geist Raum,

Daß ich dir werd ein guter Baum,

Und laß mich wohl bekleiden;

Verleihe, daß zu deinem Ruhm

Ich deines Gartens schöne Blum

Und Pflanze möge bleiben.

Erwähle mich zum Paradeis

Und laß mich bis zur letzten Reis

An Leib und Seele grünen;

So will ich dir und deiner Ehr

Allein und sonsten keinem mehr

Hier und dort ewig dienen.’

In : ibid., p. 151-152.

191.

51 Nous renvoyons ici à notre analyse du motif du ’regard plongeant’ (Gipfelblick) dans la littérature allemande de la fin du XVIIIe siècle. Cf. infra : 4. 1. 2., p. 185 sq.

192.

52 W. Flemming, op. cit., p. 55.

193.

53 A. Gryphius, op. cit., p. 68.