- Des représentations emblématiques

Dans le poème de Gryphius ’Einsamkeit’, la représentation d’une nature manifestement dépourvue de toute vie organique permet d’étayer les considérations du poète sur la vanité du monde. Ainsi, la vision d’un univers érodé par le temps amène le spectateur à reconnaître la nécessité de la présence divine, seule garantie de permanence :

[...]
Die Höl’ / der rauhe Wald / der Todtenkopff / der Stein /
Den auch die Zeit aufffrist / die abgezehrten Bein /
Entwerffen in dem Mutt unzehliche Gedancken.
Der Mauren alter Grauß / diß ungebau’te Land
Ist schön und fruchtbar nur / der eigentlich erkant /
Daß alles / ohn ein Geist / den Gott selbst hält / muß wancken194.

Le paysage représenté dans les premiers vers du poème (évoqués plus haut) éclate ici en divers éléments simplement juxtaposés (’Die Höl / der rauhe Wald / der Todtenkopff / der Stein’) et utilisés comme des signes. Symbolisant la destruction et la mort, ils renvoient en effet à une signification spirituelle qui constitue leur seule valeur poétique. Ainsi, leur fonction plus significative que représentative s’apparente à celle de la pictura des emblèmes195.

Mise au service d’un discours édifiant, la représentation de la nature dans la littérature baroque semble ainsi s’inscrire dans la tradition emblématique. Nous retrouvons dans de nombreuses oeuvres de cette époque une même dualité entre l’image et le texte, entre représentation et signification, comme, par exemple, dans le poème de P. Gerhardt ’Sommergesang’196. La première strophe nomme le thème choisi - les beautés de la nature estivale - et tient lieu d’inscriptio, tandis que les strophes 2 à 7 développent l’image d’une nature idyllique (pictura) dont la fonction est explicitée par les dernières strophes qui comportent l’adresse à Dieu (subscriptio).

De même, dans le Pegnesisches Schäfergedicht de Harsdörffer, Birken et Klaj, le chant du poète Strefon, inspiré par le bruissement d’un moulin à eau sur la Pegnitz, présente une structure emblématique. Les premiers vers exposent en effet une pictura idyllique, qui se compose d’images successives, simplement reliées entre elles par une anaphore (’Da’) :

Da die schlanke Pegnitz fließet / in dem schönen Wiesental /
Da sie dieses Land durchgießet / und die Blumen ohne Zahl
In den grünen Auen frischt / da der Vogel lieblich singet /
Da die Wollenherde tischt / und mein Schäferspiel erklinget /
Da die hohen Bäume schatten / da das Bienlein Blumen bricht /
Da die Fische sich begatten / und der Fischer Reusen richt /
Da die kleine Mücke summt / und die falschen Angeln schwimmen /
Da so manche Mühle brummt / und die Hirten Pfeifen stimmen /
Da spaziert ich auf und nieder / als ich etwas rauschen hört /
Und bedachte / wie nicht wieder Zeit und Fluß zurückkehrt.
[...]197.

L’entrée en scène du poète lui-même (’Da spaziert ich auf und nieder [...]’) s’accompagne d’une réflexion (’Und bedachte [...]’) sur l’écoulement inexorable du temps, semblable à celui de la rivière. Contemplation et réflexion sont ainsi étroitement liées.

Les derniers vers du poème, qui offrent une interprétation de la description initiale, tiennent lieu de subscriptio. De même que le moulin permet d’irriguer les prairies voisines, la poésie doit irriguer les ’champs’ de langue allemande :

[...]
Ach / wünscht ich in meinen Sinnen / ließe / gleich dem Silberbach /
Jeder aus der Feder rinnen in die Felder teutscher Sprach’
Alles / was uns unbewußt / was von fremder Zung entspringet /
Und nicht ohne Herzenslust Welt verlangte Früchte bringet198

La nature est ici ’res significans’, selon l’expression employée par A. Schöne199. Elle renvoie en effet à une signification spirituelle que le poète se charge d’expliciter.

Ainsi, la représentation de la nature dans la littérature baroque repose souvent sur une structure duelle, caractérisée par la subordination de la contemplation à la réflexion, de la description à l’explicitation. Elle se conçoit comme un ensemble de signes que le poète décode en les inscrivant le plus souvent dans un contexte théologique. A la fin du roman de Grimmelshausen, Der Abentheurliche Simplicissimus Teutsch, par exemple, lorsque le héros vit à nouveau en ermite sur une île déserte, la nature dépourvue de toute fonction représentative apparaît comme une transcription édifiante de la vie du Christ :

‘ [...] sahe ich ein stachelecht Gewächs / so erinnerte ich mich der dörnen Kron Christi / sahe ich einen Apffel oder Granat / so gedachte ich an den Fall unserer ersten Eltern und bejammert denselbigen; gewanne ich ein Palmwein auß einem Baum / so bildet ich mir vor / wie mildiglich mein Erlöser am Stammen deß H. Kreuzes sein Blut vor mich vergossen; sahe ich Meer oder Berg / so erinnerte ich mich des einen oder andern Wunderzeichens und Geschichten / so unser Heyland an dergleichen Orthen begangen; fande ich einen oder mehr Stein so zum Werffen bequem waren / so stellte ich mir vor Augen / wie die Juden Christum steinigen wollen; war ich in meinem Garten / so gedachte ich an das ängstig Gebett am Oelberg / oder an das Grab Christi und wie er nach der Aufferstehung Mariae Magdalenae im Garten erschienen (...)200.’

À chaque élément naturel est systématiquement associé un épisode de la vie du Christ. Objet d’une ’lecture’ arbitraire, la nature n’est plus qu’un réservoir de signes purs201. Cette interprétation emblématique des phénomènes naturels permet à Simplex, qui renonce ici au pur plaisir du regard, de passer directement de la contemplation à la méditation chrétienne.

Notes
194.

54 Ibid.

195.

55 Rappelons que l’emblème se compose de trois éléments : un titre en vers (inscriptio), une image (pictura) et un court texte explicatif (subscriptio). Dans son ouvrage Emblematik und Drama im Zeitalter des Barock (Munich 1964), A. Schöne souligne la structure duelle de l’emblème, qui a pour fonction à la fois de représenter et d’expliciter : ’Die res picta des Emblems besitzt verweisende Kraft, ist res significans.’ (p. 21). La publication en 1531 d’un livre d’emblèmes (emblematum liber) par un jurisconsulte milanais, A. Alciat, popularisa ces associations symboliques entre une image et un texte. Cet ouvrage qui, jusqu’en 1781, fut réédité 150 fois et qui fut traduit dans toutes les langues européennes constitue un véritable réservoir de symboles dans lequel puisèrent notamment les poètes baroques. Nous renvoyons également, pour illustrer notre propos, à l’ouvrage édité par A. Henkel et A. Schöne, Emblemata. Handbuch zur Sinnbildkunst des 16. und 17. Jahrhunderts, Stuttgart 1967 (nouvelle édition augmentée 1976).

196.

56 Cf. supra p. 51-52.

197.

57 G. P. Harsdörffer, S. v. Birken, J. Klaj, Pegnesisches Schäfergedicht 1644-1645, op. cit., p. 23-24.

198.

58 Ibid.

59 Cf. supra note 55.

199.

60 Grimmelshausen, Der Abentheurliche Simplicissimus Teusch, op. cit., p. 568-569 (chap. 23).

200.

61 Dans son analyse de ce passage étonnant du roman de Grimmelshausen, A. Koschorke (Die Geschichte des Horizonts [...], op. cit.) relève également la fonction purement emblématique de la nature : ’Auf diese Weise hört Natur auf, natürlich zu sein. Sie wird ein Garten der Emblemata.’ (p. 100).

201.