Peu à peu, le développement de la poésie descriptive dans la première moitié du XVIIIe siècle202 pose en des termes nouveaux le problème de la représentation de la nature dans le texte littéraire. En Allemagne, sous la plume de B. H. Brockes essentiellement, mais également de A. v. Haller et de E. v. Kleist, naît une ’poésie de la nature’ (Naturlyrik) qui tente de disputer à la peinture un domaine qui, par essence, semblait réservé à cette dernière : la représentation concrète du monde réel. Rivalisant de précision, les poètes nourrissent leurs descriptions de détails pittoresques que seule une observation minutieuse de la nature leur permet de relever.
Dans ses poèmes regroupés sous le titre Irdisches Vergnügen in Gott, bestehend in Physikalisch- und Moralischen Gedichten, parus de 1721 à 1748 en neuf volumes, Brockes semble vouloir faire l’inventaire des richesses de la nature, observée dans toute la diversité de ses couleurs, de ses formes et de ses phénomènes. C’est un véritable ’musée de la nature’, selon la formule de M. Wagner-Egelhaaf203, qu’il nous invite à parcourir. Des poèmes consacrés aux différentes heures du jour (’Der Mittag’, ’Der Morgen’, Der Abend’ ...)204, aux saisons dont le rythme détermine l’agencement des différents volumes (’Der Sommer’, ’Der Herbst’, ’Der Winter’ ...)205, ainsi que diverses variations sur le thème du printemps (comme par exemple ’Die uns zur Andacht reizende Vergnügung des Gehörs im Frühlinge’)206 alternent avec des poèmes où sont décrits avec une réelle acribie différents types de fleurs ou d’insectes (’Die Schnee- und Krokusblume’, ’Das Blümlein Vergißmeinnicht’, ’Die Kaiserkrone’, ’Die Rose’, ’Der Gold-Käfer’, ’Die Ameise’, ’Der weiße Schmetterling’, ’Betrachtung verschiedener zu unserem Vergnügen belebten Insekten’207 ...).
Cette nouvelle ’poésie de la nature’ est représentée en Allemagne non seulement par B. H. Brockes, auteur d’une oeuvre remarquable par son volume et sa diversité et que nous exploiterons abondamment208, mais également par A. v. Haller et E. v. Kleist. La contribution de ces derniers se résume essentiellement à deux longs poèmes. Le premier, composé de 500 vers environ et intitulé ’Die Alpen’ (1729) est l’oeuvre la plus illustre de A. v. Haller209, poète mais aussi savant, auteur de traités anatomiques, physiologiques et botaniques. Le second, ’Der Frühling’ (1749), qui s’inspire du célèbre poème de J. Thomson ’The Seasons’210 (1728), est la seule oeuvre de E. v. Kleist qui soit passée à la postérité211.
L’évolution de la représentation de la nature dans la poésie de l’Aufklärung est liée, dans un premier temps, à l’adoption définitive d’une nouvelle vision du monde. La découverte d’un univers non plus centré sur l’homme, mais infini, une expérience qui, pour Brockes, reste proprement effrayante, influe profondément sur la perception de la nature au XVIIIe siècle.
62 Nous nous référons ici à l’analyse de H. C. Buch, Ut Pictura Poesis. Die Beschreibungsliteratur und ihre Kritiker von Lessing bis Lukàcs, Munich 1972, p. 22.
63 M. Wagner-Egelhaaf, ’Gott und die Welt im Perspektiv des Poeten. Zur Medialität der literarischen Wahrnehmung am Beispiel Barthold Heinrich Brockes’, in : Deutsche Vierteljahrsschrift für Literaturwissenschaft und Geistesgeschichte, 2/1997, p. 183-216 (’Das titelgebende Vergnügen von Brockes’ neunbändigem Naturmuseum kann direkt an die kontemplative Funktion des Hindurchschauens anschließen [...]’, p. 190).
64 B. H. Brockes, Irdisches Vergnügen in Gott, bestehend in Physikalisch- und Moralischen Gedichten [...], 7ème édition revue et corrigée, Hambourg 1744, p. 187, 182 et 191 (abrégé BHB IV / I, le chiffre romain final indiquant le volume concerné). Nous renvoyons également à une autre édition des poèmes de Brockes, conçue comme une anthologie : B. H. Brockes, Auszug der vornehmsten Gedichte aus dem Irdischen Vergnügen in Gott, fac-similé de l’édition de 1738, avec une postface de D. Bode, Stuttgart 1965, p. 207, 75 et 349 (abrégé AVG). C’est avant tout pour des raisons pratiques que nous avons eu recours à cette édition plus accessible et qui réunit en un seul volume les principaux poèmes de Brockes ayant trait à la nature.
65 BHB IV / I, p. 107, 253 et 317 (AVG p. 132, 307 et 441).
66 BHB IV / I, p. 21.
67 ’Die Schnee- und Krokusblume’ : BHB IV / II (Zweyter Theil. Übersehen, zum Druck befördert, und mit einer Vorrede begleitet von S. T. Herrn Hof-Rath Weichmann, 4ème édition augmentée, Hambourg 1739), p. 19. ’Das Blümlein Vergißmeinnicht’ : BHB IV / I, p. 77. ’Die Kaiserkrone’ : BHB IV / I, p. 61 (AVG p. 60). ’Die Rose’ : BHB IV / I, p. 79 (AVG p. 61). ’Der Gold-Käfer’ : BHB IV / I, p. 99 (AVG p. 295). ’Die Ameise’ : BHB IV / II, p. 60. ’Der weiße Schmetterling’ : BHB IV / I, p. 217. ’Betrachtung verschiedener zu unserem Vergnügen belebten Insekten’ : BHB IV / IV (Vierter Theil, mit einer Vorrede zum Druck befördert v. Michael Richey, Hambourg 1732), p. 201.
68 Il va de soi que nous ne pourrons citer ces poèmes, généralement très longs, dans leur intégralité. Nous nous contenterons donc de présenter des unités caractéristiques de l’oeuvre de Brockes, en prenant soin d’indiquer les différentes coupures que nous nous autorisons à effectuer.
69 A. v. Haller, ’Die Alpen’, in : Albrecht von Hallers Gedichte, éd. et introduit par L. Hirzel, Frauenfeld 1882, vol. 3, p. 20 sq. Nous recommandons tout particulièrement la précieuse introduction de Hirzel, qui présente la vie et l’oeuvre de A. v. Haller. Ce dernier composa essentiellement des poèmes philosophiques, ainsi que l’indique clairement leur titre : ’Gedanken über Vernunft, Aberglauben und Unglauben’ (1729, p. 43 sq.), ’Über die Ehre’ (1728, p. 9), ’Die Falschheit menschlicher Tugenden’ (1730, p. 61 sq.), ’Über den Ursprung des Übels’ (1734, p. 118 sq.), ’Unvollkommenes Gedicht über die Ewigkeit’ (1736, p. 150 sq.). Ces poèmes ont d’ailleurs suscité l’admiration du jeune Schiller qui contribuera lui-même au développement de la poésie philosophique (’Der Spaziergang’ par exemple ...). Cf. à ce propos : H. C. Buch, op. cit., p. 97.
70 Ce poème de Thomson a donné une impulsion nouvelle à la poésie descriptive. Brockes lui-même publia ce texte, accompagné d’une traduction (’Die Jahreszeiten’), en 1744 et 1745.
71 La production poétique de E. v. Kleist, qui ne représente qu’un seul volume dans l’édition de A. Sauer (Ewald von Kleist’s Werke. 1. Theil. Gedichte. Seneca. Prosaische Schriften, éd. par A. Sauer, Berlin 1881, rééedition : Berne, 1969) est plutôt modeste. Il s’agit essentiellement de poèmes idylliques où le poète condamne la guerre et dénonce les vices de la cour et de la vie citadine (’Sehnsucht nach Ruhe’ en 1744, p. 40 sq. ; ’Das Landleben’ en 1745, p. 59 sq...). Nous rappellerons également qu’il existe plusieurs versions du poème ’Der Frühling’, constamment remanié par les éditeurs successifs des oeuvres de Kleist (Sauer en 1750, Heidegger & Co. en 1751, Gessener en 1754, Kleyb en 1754, Voß en 1756, Ramler en 1760, Gebauer 1773, Körte 1803). Il n’est pas dans notre propos de comparer ces différentes versions. Nous nous appuierons donc sur l’édition originale du poème de Kleist (celle de Sauer en 1750) qui fut moins remaniée que les suivantes.