- L’expérience du ’sublime’ : Haller et la découverte du panorama alpin

La vulgarisation des nouvelles découvertes cosmologiques dans les premières décennies du XVIIIe siècle influe profondément sur la perception de l’espace et de la nature en particulier. L’expérience de l’infini cosmique invite l’individu à diriger son regard non plus seulement vers le ciel, mais également vers l’horizon, et à prendre ainsi conscience de l’immensité réelle de la nature. Les massifs montagneux, offrant un point de vue élevé, se prêtent tout particulièrement à cette expérience de l’infini. La description des Alpes dans le poème de A. v. Haller est, à cet égard, tout à fait significative :

[...]
Dann hier, wo Gotthards Haupt die Wolken übersteiget
Und der erhabnern Welt die Sonne näher scheint,
Hat, was die Erde sonst an Seltenheit gezeuget,
Die spielende Natur in wenig Lands vereint [...]
Wenn Titans erster Strahl der Gipfel Schnee vergüldet
Und sein verklärter Blick die Nebel unterdrückt,
So wird, was die Natur am prächtigsten gebildet,
Mit immer neuer Lust von einem Berg erblickt;
Durch den zerfahrnen Dunst von einer dünnen Wolke
Eröffnet sich zugleich der Schauplatz einer Welt,
Ein weiter Aufenthalt von mehr als einem Volke
Zeigt alles auf einmal, was sein Bezirk enthält;
Ein sanfter Schwindel schließt die allzuschwachen Augen,
Die den zu breiten Kreis nicht durchzustrahlen taugen243.

La personnification mythologique du soleil (’Titan’) et la métaphore théâtrale (’Schauplatz’), les brumes matinales se levant tel un rideau sur la scène, rappellent les descriptions stylisées des poètes baroques. Mais, pour la première fois, comme le souligne P. Raymond, le poète se plaît à contempler un élément de la nature qui, à cette époque, ne causait encore que de l’effroi et qui semblait dénué d’intérêt poétique, les massifs alpins :

‘In einer Zeit, in der das vorherrschende Landschaftsideal noch ein lieblich-anmutigendes, eben das der geordneten, domestizierten und bewohnten Ebene mit Hain, Bach und Garten war, lenkt er damit die Blicke weiter Kreise auf eine Berglandschaft, die wegen ihrer Unzulänglichkeit und Unwirtlichkeit damals noch so gut wie unbekannt war und die bis zu diesem Zeitpunkt (und noch einige Zeit darüber hinaus) mehr Schrecken als Bewunderung hervorrief244.’

Le poème ’Die Alpen’ contribue ainsi à la découverte d’un site jugé jusqu’alors inaccessible et inhospitalier. Le spectacle de la nature, perçu d’un point de vue élevé, suscite un plaisir sans cesse renouvelé (’mit immer neuer Lust’).

Cependant, la perception d’une vaste étendue (’ein weiter Aufenthalt’) que le regard embrasse d’un seul coup (’auf einmal’) contraint le spectateur, saisi d’un ’léger vertige’, à fermer les yeux. Le traité de Mendelssohn intitulé Ueber das Erhabene und Naive in den schönen Wissenschaften propose une première explication théorique de cette défaillance visuelle :

‘Wir haben gesehen, dass das eigentliche Schöne seine bestimmten Grenzen hat, die es nicht überschreiten darf. Wenn der Umfang des Gegenstandes nicht auf einmal in die Sinne fallen kann, so hört er auf, sinnlich schön zu sein, und wird ungeheuer, oder übermäßig groß in der Ausdehnung. Die Empfindung, die alsdann erregt wird, ist zwar von vermischter Natur, sie hat aber für wohlerzogene Gemüther, die an Ordnung und Symmetrie gewöhnt sind, etwas widriges, indem die Sinne endlich die Grenzen wahrnehmen, aber nicht ohne Beschwerlichkeit umfassen und in eine Idee verbinden können. - Wenn die Grenzen dieser Ausdehnung immer weiter hinaugesetzt werden, so können sie endlich für die Sinne ganz verschwinden, und alsdann entsteht das Sinnlichunermeßliche. Die Sinne, die etwas zusammengehörendes wahrnehmen, schweifen umher, die Grenzen desselben zu umfassen, und verlieren sich in’s unermessliche. Daraus entsteht [...] anfangs ein Schauern, das uns überläuft, und sodann etwas dem Schwindel ähnliches, das uns oft nöthigt, die Augen von dem Gegenstande abzuwenden245.’

La trop grande dimension d’un objet gêne notre perception et notre faculté de représentation dans la mesure où nos sens ne parviennent plus à le saisir dans sa totalité. Les limites du ’beau’ sont alors franchies, voire totalement effacées par l’expérience de l’infini. Privés de repères, nous ne pouvons alors soutenir le spectacle de l’immensité et sommes contraints de détourner le regard.

Le poème de Haller, que nous citerons et étudierons plus amplement par la suite, expose pour la première fois la découverte de la nature ’sublime’ (’erhabner[e] Welt’). Le sentiment d’impuissance visuelle que ressent le spectateur du haut du Saint Gothard et que relève Mendelssohn est une des clefs de l’esthétique du ’sublime’, qui est exposée, quelques décennies plus tard, par Kant dans son ouvrage Kritik der ästhetischen Urteilskraft (1790). Lorsqu’il évoque l’évaluation de la ’grandeur des choses de la nature’ nécessaire à l’idée du ’sublime’, Kant souligne deux facultés essentielles, ’l’appréhension’ (’Auffassung’ ou ’apprehensio’) et la ’compréhension’ (’Zusammenfassung’ ou ’comprehensio aesthetica’)246. Contrairement à la première, cette deuxième faculté est naturellement limitée :

‘Mit der Auffassung hat es keine Not: denn damit kann es ins Unendliche gehen; aber die Zusammenfassung wird immer schwerer, je weiter die Auffassung fortrückt, und gelangt bald zu ihrem Maximum, nämlich dem ästhetischgrößten Grundmaße der Größenschätzung. Denn, wenn die Auffassung so weit gelanget ist, daß die zuerst aufgefaßten Teilvorstellungen der Sinnenanschauung in der Einbildungskraft schon zu erlöschen anheben, indes daß diese zu Auffassung mehrerer fortrückt: so verliert sie auf einer Seite eben so viel, als sie auf der andern gewinnt, und in der Zusammenfassung ist ein Größtes, über welches sie nicht hinauskommen kann247.’

Plus la dimension de l’objet perçu est importante, plus il est difficile de le saisir ou ’comprendre’ dans son ensemble. Cette impuissance de l’imagination à se représenter un Tout explique, selon Kant, le sentiment que peut ressentir le spectateur lorsqu’il pénètre, pour la première fois, dans l’église Saint-Pierre à Rome, une expérience qu’il n’a, lui-même, jamais effectuée :

‘Eben dasselbe kann auch hinreichen, die Bestürzung, oder Art von Verlegenheit, die, wie man erzählt, den Zuschauer in der St. Peterskirche in Rom beim ersten Eintritt anwandelt, zu erklären. Denn es ist hier ein Gefühl der Unangemessenheit seiner Einbildungskraft für die Ideen eines Ganzen, um sie darzustellen, worin die Einbildungskraft ihr Maximum erreicht, und, bei der Bestrebung, es zu erweitern, in sich selbst zurück sinkt [...]248.’

En essayant de dépasser ce ’maximum’, l’imagination ne peut que ’s’abîmer en elle-même’.

La découverte de la nature ’sublime’ provoque ainsi une sensation de vertige que le poète doit s’efforcer de maîtriser. Nous verrons comment ces problèmes de perception et de ’compréhension’ au sens propre du terme, ou ’Zusammenfassung’ selon Kant, régissent la description des Alpes dans le poème de Haller.

L’ouverture de l’espace suscite chez Brockes une même défaillance visuelle, un malaise qu’il parvient à surmonter en décelant l’omniprésence de Dieu dans la nature. Cette expérience détermine son oeuvre toute entière. En dirigeant son regard non plus vers le ciel mais vers l’horizon, Brockes découvre dans la nature une telle diversité qu’il ne sait la saisir ’correctement’249 sans que son regard ne soit dérouté. C’est en ordonnant sa perception qu’il reconnaît en elle la marque du Créateur. Le souhait que formule Brockes dans le poème ’Der Wunsch’ dévoile l’enjeu de cette nouvelle ’poésie de la nature’ :

Hier geh ich, Herr! Du weißt, wie lange,
Und auch, wie kurz nur ich hier geh.
Wie lang und kurz es nun gescheh,
So gib, daß in Vergnüglichkeit,
In dieser ungewissen Zeit,
Ich das, was schön, vernünftig seh!
Nicht minder, daß ich Dir zur Ehre,
Was hier so schön zu hören, höre!
Auch wenn ich rieche, fühl und schmecke,
Daß ich in allem Dich entdecke!250.

La prise de conscience du caractère éphémère de l’existence, qui conduit l’individu à s’en remettre à l’omnipotence divine, est un topos de la littérature baroque. Cependant, le poète n’accepte cette fatalité qu’au prix de la réalisation d’un premier souhait : non celui de jouir aveuglément des plaisirs et des beautés terrestres, mais celui de ’voir raisonnablement’ (’vernünftig seh’) tout en ne manquant pas d’éprouver du plaisir (’Vergnüglichkeit’).

Ce poème illustre la double influence de l’héritage baroque et du rationalisme des Lumières sur la perception et la représentation de la nature au début du XVIIIe siècle. L’alliance entre l’expérience sensible et la raison, peu surprenante dans le contexte rationaliste de l’Aufklärung, modifie fondamentalement la perception de la nature. C’est à l’étude de cette évolution que nous allons nous consacrer à présent.

Notes
243.

103 A. v. Haller, ’Die Alpen’, op. cit., p. 33-34, vers 311-330.

244.

104 P. Raymond, Von der Landschaft im Kopf zur Landschaft aus Sprache, op. cit., p. 12. L’auteur explique notamment que ce motif apparaît dans la littérature romanesque tout d’abord comme ’anti-lieu’ (’Anti-Ort’), c’est-à-dire comme un lieu dépourvu de tout attrait esthétique et constamment opposé à une nature ordonnée et cultivée (p. 189 sq.).

245.

105 M. Mendelssohn (1729-1786), Ueber das Erhabene und Naive in den schönen Wissenschaften, in : M. M., Schriften zur Philosophie, Ästhetik und Apologetik, fac-similé de l’édition en 2 vol. de Leipzig (1880), éd. par M. Brasch, Hildesheim 1968, vol. 2, p. 169-209, cit. ici p. 171 sq. La notion de ’sublime’ (’das Erhabene’) apparaît dès le troisième siècle après Jésus-Christ dans un traité de rhétorique attribué à tort à Longin (v. 213-273) - son origine exacte restant inconnue - et vulgarisé par la traduction de Boileau en 1674. Mais c’est au cours du XVIIIe siècle, grâce essentiellement aux réflexions de Burke (v. 1729-1797), auteur d’un ouvrage intitulé A Philosophical Enquiry into the Origin of our Ideas of Sublime and Beautiful (1757), que se dessine véritablement une esthétique du ’sublime’. Mendelssohn fut le premier en Allemagne à analyser ce nouveau sentiment.

246.

107 ’Anschaulich ein Quantum in die Einbildungskraft aufzunehmen, um es zum Maße, oder, als Einheit, zur Größenschätzung durch Zahlen brauchen zu können, dazu gehören zwei Handlungen dieses Vermögens: Auffassung (apprehensio) und Zusammenafssung (comprehensio aesthetica).’, in : I. Kant, Werke, op. cit., p. 337.

247.
248.

108 Ibid., p. 337-338.

109 Cf. infra p. 80.

249.

110 BHB IV / VII (Land-Leben in Ritzebüttel, als des irdischen Vergnügens in Gott. Siebender Theil, Hambourg 1748), p. 170. Ce 7ème volume est entièrement consacré aux poèmes qu’a composés Brockes lors de sa retraite à la campagne, à Ritzebüttel plus précisément, de 1735 à 1741.

250.