2. 2. 2. ’Voir raisonnablement’

Ainsi que l’affirme A. Langen dans son étude sur les formes de perception dans la poésie allemande du XVIIIe siècle, cette époque se caractérise par une véritable ’culture de l’oeil’251. Le sens de la vue, privilégié en raison de sa précision, répond en effet aux exigences de vérité et d’objectivité propres au rationalisme de l’Aufklärung :

‘Der Rationalismus fordert in erster Linie treue, objektive Aufnahme und Wiedergabe des Gegenstandes, und der relativ schärfste Sinn des Auges wird zum Symbol dieses Erkenntniswillens252.’

Dans le poème ’Von dem Gesicht’, entièrement consacré à l’analyse du sens de la vue, Brockes énonce le précepte suivant : ’Es leitet das Gesicht, es folgt ihm der Verstand’253. Selon lui, la perception visuelle est notre premier auxiliaire sur le chemin de la connaissance254. Toutefois, parce qu’il peut parfois nous tromper, le sens de la vue n’est un guide totalement fiable que dans la mesure où il s’allie à la raison.

Dans le domaine artistique, l’influence de la peinture, art visuel par excellence, est déterminante. La littérature, et plus spécialement la poésie descriptive, adoptent ainsi une terminologie et des codes de perception picturaux. Citons par exemple ces quelques vers du poème de Brockes ’Die Sonne’ :

[...]
Schmücket die bereiften Felder
Des beblümten Frühlings Hand,
Färbet die geschwärzten Wälder
Deiner Flammen güldner Brand,
So sieht man den Morgen malen
Mit dem Pinsel deiner Strahlen
(Wenn sein Licht die Schatten trennt)
Erde, Flut und Firmament.
[...]255.

Le poète recourt ici à une métaphore picturale pour décrire le lever du jour. La personnification du matin (jouant des rayons du soleil comme un peintre de ses couleurs), la perspective cosmique (’Erde, Flut und Firmament’) de la représentation, ainsi que le choix d’un observateur impersonnel (’So sieht man’) donnent à cette description une valeur absolue. Le spectacle de la nature s’apparente ainsi à la réalisation d’un tableau256.

En outre, Brockes s’intéresse tout particulièrement aux problèmes de perception visuelle, comme l’indiquent de nombreux titres de poèmes : ’Von dem Gesicht’, ’Von Spiegeln und Fern-Gläsern’, ’Erfindung der Fern-und Vergrößerungs-Gläser’, ’Rothe Glas-Scheibe’, ’Gedanken über ein Perspektiv’, ’Brenn-Spiegel’, ’Auf einen Tubum’, ’Der Punckt’, ’Bewährtes Mittel für die Augen’257... Le mécanisme de la perception devient le sujet de descriptions circonstanciées et qui témoignent de connaissances très précises en matière d’optique258.

Parce qu’elle s’ouvre aux notions picturales de cadrage, de point de vue et plus généralement de perspective, la littérature du XVIIIe siècle marque une étape décisive dans l’histoire du paysage.

Notes
251.

111 ’Das 18. Jahrhundert ist in hohem Grade eine Kultur des Auges.’, in : A. Langen, Anschauungsformen der deutschen Dichtung des 18. Jahrhunderts (Rahmenschau und Rationalismus), Iéna 1934, p. 11.

252.

112 Ibid., p. 12. C’est d’ailleurs une métaphore visuelle qui est à l’origine du terme même de Aufklärung (les ’Lumières’).

253.

113 BHB IV / III (Herrn B. H. Brockes, Raths-Herrn der Stadt Hamburg, verdeutschte Grund-Sätze der Welt-Weisheit, des Herrn Abts Genest, nebst verschiedenen eigenen theils Physikalischen theils Moralischen Gedichten, als des Irdischen Vergnügens in Gott. Dritter Theil, Hambourg 1728), p. 473.

254.

114 ’[...]

In jeder edlen Kunst und Wissenschaft,

Gebraucht man allerdings der Augen rege Krafft,

In allen nützlichen Experimenten

Sind sie nothwendige Agenten.

[...]’

In : ibid., p. 479.

115 BHB IV / I, p. 116 (AVG p. 180).

255.
256.

116 Nous retrouvons chez Eichendorff, dans le poème ’Der Maler’ (1831), cette même métaphore picturale, appliquée à la description d’un morceau de nature (cf. infra : 4. 3. 3., p. 244, note 282).

257.

117 ’Von dem Gesicht’ BHB IV / III, p. 473 ; ’Von Spiegeln und Fern-Gläsern’ BHB IV / III, p. 483 ; ’Erfindung der Fern- und Vergrößerungs-Gläser’ BHB IV / IV, p. 328 ; ’Rothe Glas-Scheibe’ BHB IV / IV, p. 205 ; ’Gedanken über ein Perspektiv’ BHB IV / IV, p. 287 ; ’Brenn-Spiegel’ BHB IV / VI (Irdisches Vergnügen in Gott, bestehend in Physikalischen und Moralischen Gedichten, Sechster Theil. Nebst einer Vorrede zum Druck befördert v. B. H. Brockes, Hambourg 1740), p. 497 ; ’Auf einen Tubum’ BHB / VI, p. 458 ; ’Der Punckt’ BHB IV / VIII (Irdisches Vergnügen in Gott, bestehend in Physikalischen und Moralischen Gedichten, Achter Theil, Hambourg 1746), p. 474 ; ’Bewährtes Mittel für die Augen’ BHB / VII, p. 600.

258.

ns le poème ’Bewährtes Mittel für die Augen’, Brockes se réfère explicitement aux découvertes de Newton (1643-1727), relatives à la décomposition de la lumière en couleurs spectrales:

’[...] Zumahlen es unwidersprechlich, und eine feste Wahrheit bleibet,

Das, was der Britten grosse Newton uns von dem Sinn der Augen schreibet,

Sey vielen Menschen noch verborgen, so wie es vormahls auch gewesen

[...].’

In : op. cit., p. 663.