- Le principe de la ’vue-cadre’ (Rahmenschau)

Le poème de Brockes ’Bewährtes Mittel für die Augen’ est un texte essentiel à notre étude sur le paysage en littérature. Il expose en effet un véritable ’art de voir’ qui détermine la perception de la nature dans les premières décennies du XVIIIe siècle.

En se référant à ses propres expériences visuelles, le poète relève tout d’abord l’impossibilité de ’voir correctement’ une nature dont les éléments sont aussi nombreux que variés :

Wenn wir in einer schönen Landschaft, mit Anmuth rings umgeben, stehn,
Und, durch die Creatur gerühret, aufmerksamer, als sonst geschehn,
Den Schmuck derselben zu betrachten und eigentlicher einzusehn,
Noch einst vernünft’ge Triebe fühlen; so finden wir, daß unsre Augen
(Durch die Gewohnheit fast verblendet, und gleichsam ungeschickt gemacht)
Der Vorwürf’Anzahl, Zierlichkeit, der Farben Harmonie und Pracht,
Indem sie sich zu sehr vertheilen, nicht ordentlich zu sehen taugen.
Es scheint, als ob sich die Gedanken, so wie der Augen Strahl, zerstreuen,
Und daß dieß der betrübte Grund, wodurch wir uns der Welt nicht freuen,
Noch Gott, in seiner Creatur, mit mehrerm Eifer, ehren können.
Wir lassen, mit dem hellen Licht, in unsre sehende Krystallen
Zu viele Vorwürf’ auf einmahl, und zwar von allen Seiten, fallen.
Anstatt daß unsere Vernunft, zu einer Einheit sie zu ziehn,
Sie nach einander zu betrachten, sie zu bewundern, sich bemühn,
Und sich daran vergnügen sollte : so springet, recht wie Licht und Blick
Von allen plötzlich rückwerts springet, auch ebenfalls der Geist zurück,
Ohn’ in der Cörper Schmuck und Ordnung, wie es doch nöthig, einzudringen,
Ohn’ in uns Lust, Erkenntlichkeit und Dank aus uns herauszubringen.
[...]259.

Submergé par un flot d’images, le regard ne parvient pas à se concentrer sur un seul objet à la fois. Cette dispersion nuit également à l’esprit lui même, incapable d’admirer l’ordonnance divine de la nature. Seule une vue ’raisonnable’, conférant aux éléments perçus une unité permet au spectateur de retirer de sa contemplation plaisir et reconnaissance. Le poète préconise alors un ordre de la vue qui rompt avec les inventaires des poètes baroques :

[...]
In einem flachen offnen Felde, in welchem ihr spazieren geht,
Und, durch der Vorwürf’Anzahl, nichts, als etwan Feld und Himmel, seht,
Will ich euch, in verschiedner Schönheit, statt einer Landschaft, tausend weisen.
Man darf nur bloß von unsern Händen die eine Hand zusammenfalten,
Und sie vors Auge, in der Form von einem Perspektive, halten;
So wird sich, durch die kleine Oeffnung, von den dadurch gesehnen Sachen
Ein Theil der allgemeinen Landschaft, zu einer eignen Landschaft machen,
Von welcher, wenn man mahlen könnte, ein’ eigne nette Schilderey
Zu zeichnen und zu mahlen wäre. Man darf sie nur ein wenig drehen;
So wird man alsbald eine nette, von ganz verschiedner Schönheit, sehen.
[...]260.

Au lieu d’essayer de saisir globalement un vaste panorama, en énumérant un à un ses éléments par exemple, le spectateur doit chercher à ne percevoir qu’une partie de cet ensemble en usant de sa main repliée comme d’une lunette. Il découpe ainsi différentes vues nettement circonscrites, ce qui lui permet de concentrer son regard sur un point fixe. Nous avons ici affaire à un mode de perception particulier, celui de la ’vue-cadre’ (Rahmenschau), ainsi que le nomme A. Langen261. La délimitation du champ visuel est une exigence fondamentale de la vue et de la connaissance. En isolant et en circonscrivant l’objet observé, le spectateur ressent un plaisir esthétique ’instinctif et gratuit’ et satisfait son besoin rationnel de le percevoir avec le plus de netteté possible. Parce qu’elle allie l’esthétique au rationnel, la ’vue-cadre’ devient un mode de perception privilégié au XVIIIe siècle.

Exclusivement consacré à l’exposé théorique de ce nouvel art de voir, le poème ’Bewährtes Mittel für die Augen’ se caractérise par une certaine lourdeur, due notamment au mode de versification choisi (des couples de iambes à quatre accents, séparés par une césure régulière). En outre, la référence au domaine pictural est encore manifeste, ne serait-ce que par l’usage de termes tels ’mahlen’, ’Schilderey’, ’zeichnen’ et surtout par celui du mot Landschaft. Rappelons que c’est au cours du XVIIIe siècle que s’opère le glissement sémantique du paysage comme pictura au paysage ’réel’262. Toutefois, cette transition ne s’effectue que progressivement et au début du siècle, le mot Landschaft n’est pas encore totalement sorti de la terminologie picturale. L’emploi du terme chez Brockes témoigne de cette oscillation permanente du domaine esthétique au monde sensible.

Il est surtout frappant de constater la similitude de ces propos avec ceux de Reinhold dans le célèbre entretien ’Die Gemälde’ publié ultérieurement, en 1799, dans l’Athenäum par les frères Schlegel. Réfutant l’argument selon lequel la peinture de paysage ne serait qu’une ’miniature’ du monde réel, Reinhold affirme que lorsque le peintre cherche à représenter des éléments qui, dans la nature, nous paraissent immenses, les choses ’se resserrent d’elles-mêmes’263. Il suffit pour s’en convaincre de faire l’expérience suivante :

‘Blicken Sie nur durch eine kleine Fensterscheibe oder durch die hohle Hand ins Ferne hinaus, und welche Menge von großen Gegenständen wird ihr Auge umfassen264.’

Le procédé évoqué ici par Rheinhold est similaire à celui qu’a recommandé Brockes. L’impression d’immensité que nous ressentons dans la nature et qui parfois même nous effraie est simplement liée à notre mode de perception. Ne disposant que d’un angle de vue limité, nous sommes contraints à ne saisir que ’progressivement’ l’étendue de la nature265. Seules des limites artificielles, un cadre en quelque sorte, donnent au fragment de nature observé sa cohésion.

Il ne s’agit pas là de mettre sur le même plan ces deux textes que quelques décennies séparent et dont les enjeux sont très différents. Dans le dialogue des frères Schlegel, le personnage de Reinhold tente en effet de convaincre ses interlocuteurs que le peintre de paysage peut transposer en images l’immensité de la nature. Brockes, quant à lui, cherche avant tout à maîtriser sa perception du monde sensible et l’élève même au rang d’un ’art’ rationnel que l’on acquiert comme on apprend à lire ou à écrire :

[...]
Es sey das Sehen eine Kunst, sowohl als Schreiben, oder Lesen,
Wozu wir den Verstand sowohl, als wie zu allen andern Schlüssen,
Ja öfters andre Sinnen mehr, um recht zu sehen, gebrauchen müssen.
[...]266.

Ces réflexions sont néanmoins fécondes pour notre analyse du paysage littéraire. En effet, ces problèmes de cadrage et de focalisation sont inhérents à la définition même du paysage en littérature, comme nous l’avons relevé au cours de notre analyse théorique initiale. En d’autres termes, la rationalisation de la perception au début du XVIIIe siècle semble offrir des conditions favorables au développement du paysage.

Nous ne pouvons nous en assurer qu’en étudiant l’application de ce principe de la ’vue-cadre’ dans le domaine littéraire : le recours à de nouveaux codes de perception, conformément au développement de la perspective en peinture, donne-t-il lieu à de premiers paysages en littérature ?

Notes
259.

119 BHB / VII, p. 600.

260.

120 Ibid., p. 662.

261.

121 A. Langen, Anschauungsformen der deutschen Dichtung des 18. Jahrhunderts (Rahmenschau und Rationalismus), op. cit. Pour la définition de ce concept, cf. p. 11 sq. Rappelons simplement que Langen distingue trois propriétés constitutives de la ’vue-cadre’ : ’l’encadrement’ (Umrahmung), ’l’immobilité’ (Bewegungslosigkeit) nécessaire à la clarté de la perception et la ’vue d’ensemble’ (Zusammenschau).

262.

122 Cf. supra : 1. 1. 2., p. 17 sq.

263.

123 ’Es drängt sich von selbst zusammen.’, in : Das Athenäum. Eine Zeitschrift von August Wilhelm et Friedrich Schlegel, fac-similé de l’édition originale de Berlin (1799), Darmstadt 1983, vol. 2, p. 55.

264.

124 Ibid.

265.

125 ’Waller. Dennoch giebt mir das Bild nie den Eindruck einer furchtbaren und unermeßlichen Größe wie der Gegenstand in der Natur.

Reinhold. Wie sie uns da so umgeben, oder wir uns ihnen so nähern können, daß sie von allen Seiten über den Sehwinkel hinausgehen und das Auge erst allmählich ihre ganze Ausdehnung durchläuft’ (mots soulignés par nous), in : ibid.

266.

126 ’Bewährtes Mittel für die Augen’, op. cit., p. 663.