Le poème de Brockes ’Das Thürmchen zu Ritzebüttel’ illustre avec une précision presque mathématique le principe de la ’vue-cadre’. Du haut de la tourelle où il trouve refuge, le poète constate une nouvelle fois l’étonnante diversité de la nature :
Afin que cette diversité ne soit pas une entrave au plaisir de contempler la nature, le poète découpe le panorama en cinq vues serties dans chacune des ouvertures de la tourelle :
L’impossibilité de percevoir la nature dans son ensemble sans que le regard ne soit ’aveuglé’ justifie à elle seule le recours à la ’vue-cadre’.
Il en est de même dans le poème intitulé ’Beschreibung meines, nach beglückter Zurückkunft aus Ritzebüttel, in völlig gutem Stande wieder vorgefundenen Gartens’. À nouveau, le poète ressent un ’doux tourment’ à la vue des multiples ’merveilles’ de la nature perçues dans leur ensemble et parmi lesquelles le regard ne sait que choisir :
Le choix de vers iambiques à quatre temps et l’introduction de rimes signalent un glissement du théorique (l’art de voir) vers le poétique (son application pratique).
Le poète remédie ensuite à la dispersion de l’attention en choisissant un fragment particulier de la nature, précisément circonscrit (’in einem zirkel-runden Kreise’) :
Maîtrisé grâce au recours à une ’vue-cadre’, le vertige initialement éprouvé fait place à un réel plaisir visuel (’bewundern’, ’ergetzt’).
Brockes met ici en pratique cet art de voir qu’il préconise dans le poème ’Bewährtes Mittel für die Augen’. Chaque vue d’ensemble est décomposée en plusieurs ’tableaux’ que le poète décrit tour à tour. La description est ainsi subordonnée au cheminement sélectif du regard de l’observateur, qui enchaîne à son gré des ’peintures’ (’Schildereyen’) de la nature. La monotonie que peut engendrer un tel procédé est parfois rompue par une succession rapide des différents fragments de nature perçus, comme par exemple dans le poème ’Die Reise’ :
Le spectateur est ici totalement passif. Il se laisse emporter par la course de la calèche au rythme de laquelle s’enchaînent, avec une extrême rapidité, les vues encadrées par la fenêtre, comme s’il assistait en quelque sorte à la projection d’un film. L’alternance de repères à la fois spatiaux (’hier’, ’dort’) et temporels (’bald’), axes autour desquels s’organisent des vers souvent elliptiques, donne à la description un rythme rapide, révélateur de la vitesse avec laquelle défilent les images. Le poète semble prendre un véritable plaisir à multiplier presque à l’infini les ’tableaux’ et se lance ainsi dans une longue énumération qui rappelle encore les descriptions des poètes baroques.
C’est précisément pour éviter cet écueil que Haller opte dans son poème ’Die Alpen’ pour une composition plus rigoureuse, des strophes de dix alexandrins. Dans le préambule joint à la publication du poème en 1729, l’auteur indique en effet :
Die zehenzeilichten Strophen, die ich brauchte, zwangen mich, so viele besondere Gemälde zu machen, als ihrer selber waren, und allemal einen ganzen Vorwurf mit zehen Linien zu schließen272.
La description du panorama alpin se distingue ainsi par une distribution plus cohérente des éléments qui le composent :
Dans un premier temps, à l’instar de Brockes, le poète recourt à la ’vue-cadre’ afin de saisir successivement (’nach und nach’) les différentes pièces de cette mosaïque de ’montagnes, rochers et lacs’. Ainsi que le souligne A. Langen, nous sommes encore loin de cet abandon à l’infini que cultiveront les romantiques :
‘Der Blick von oben in grenzenlose Ferne, wie er später dem romantischen Naturgefühl so sehr entsprach, wird gemieden, oder aber ein solcher Gipfelblick ist, wo er sich findet, ausschnitthaft eingeengt274.’Les différents ’tableaux’ que compose le poète sont nettement délimités par la présence, au début de chaque strophe, de déictiques spatiaux. Ce parallélisme est renforcé par la syntaxe redondante, appropriée à la régularité close des alexandrins.
Néanmoins, comme le précise H. C. Buch, ces déictiques ne servent pas véritablement à déterminer la position de l’observateur :
‘Die Ortsadverbien [...] dienen auch hier weniger der räumlichen Spezifizierung, als vielmehr der Aufteilung des Gesamtbildes in überschaubare Einheiten275.’Ce sont avant tout des sortes de charnières qui permettent d’ordonner la description, de décomposer une vue d’ensemble en ’tableaux’ rigoureusement circonscrits. L’organisation de l’espace en différents plans successifs, du plus proche (’ein nah Gebürg’, ’den nahen Gegenstand’) au plus lointain (’die blaue Ferne’, ’das entfernte Tal’), selon les règles de la perspective (’Bald aber öffnet sich ein Strich von grünen Tälern / Die, hin und her gekrümmt, sich im Entfernen schmälern’), ainsi que l’attention portée aux effets de lumière (’ein Kranz beglänzter Höhen’, ’die letzten Strahlen’, ’ein zitternd Feuer’ ...) et aux couleurs (’ein bewegtes Grau’, ’ein Regenbogen strahlt durch die zerstäubten Teile’) illustrent une nouvelle fois l’emprise des techniques picturales.
Le poète s’efforce ici non seulement de maîtriser sa perception, mais encore de tempérer l’effroi que pourraient susciter ces hauteurs vertigineuses. Il oppose ainsi aux névés déserts et aux sommets escarpés une nature cultivée et ordonnée. Sa générosité de mère nourricière, fertile et abondante (’Nicht fern vom Eise streckt voll futterreicher Weide / Ein fruchtbares Gebürg den breiten Rücken her / Ein sanfter Abhang glänzt von reifendem Getreide / Und seine Hügel sind von hundert Herden schwer’), renvoie aux représentations traditionnelles de l’Âge d’Or dans la littérature européenne276.
127 BHB IV / VII, p. 310.
128 Ibid.
129 BHB IV / VIII, p. 88 sq.
130 Ibid., p. 90.
131 BHB IV / IV, p. 155-156.
132 Albrecht von Hallers Gedichte, op. cit., p. 20.
133 A. v. Haller, ’Die Alpen’, op. cit., p. 34-35, vers 331-360.
134 A. Langen, op. cit., p. 40.
135 H. C. Buch, Ut pictura Poesis. Die Beschreibungsliteratur und ihre Kritiker von Lessing bis Lukács, op. cit., p. 109.
136 Cf. supra : 1. 1. 3., p. 25 sq.