La mise en perspective de l’objet décrit par un cadre (utilisation de la fenêtre chez Brockes notamment277) et par le regard auquel est subordonnée une distribution rigoureuse (chez Haller notamment) semble satisfaire à la première exigence du paysage tel que nous l’avons défini : la représentation dans l’espace littéraire d’une partie de la nature mise en perspective par le regard du spectateur.
Cependant, le recours à la ’vue-cadre’, qui revient à décomposer en ’tableaux’ successifs une vue d’ensemble que le regard ne peut soutenir, nuit à l’unité de la représentation. Brockes juxtapose ainsi presque à l’infini ses ’peintures’ de la nature et ne met un terme à ces longues énumérations que par un bref épilogue emblématique, comme par exemple dans le poème ’Die auf ein starckes Ungewitter erfolgte Stille’278. De son côté, Haller, en alternant en début de strophe les déictiques spatiaux ’hier’ et ’dort’, parvient certes à structurer davantage ses descriptions, mais ces repères artificiels et arbitraires ne créent pas de véritable lien logique entre les différents ’tableaux’. Ainsi que le note très justement A. Koschorke, cette absence de cohérence se traduit sur le plan syntaxique par un recours à la parataxe :
‘Die Parataxe ist die adäquate syntaktische Wiedergabe eines Landschaftsbildes, das aus austauschbaren, unverbunden nebeneinanderstehenden, nur durch den Duktus der ordnenden Beobachtung zusammengefügten Teilen besteht279.’La parataxe est l’illustration syntaxique de ce manque de liaison entre les différents fragments d’une même vue que le poète recompose à son gré, en formant une mosaïque de petits ’tableaux’. Nous retrouvons ici un mode descriptif cher aux poètes baroques. Néanmoins, Brockes et Haller se distinguent très nettement de ces derniers par la volonté de maîtriser leur perception du monde sensible et de structurer leurs descriptions. Celles-ci ne consistent plus en un inventaire d’éléments épars, mais en une succession d’images mises en perspective par le regard.
Au fond, les difficultés que rencontrent Brockes et Haller lorsqu’il s’agit de représenter dans son ensemble un vaste panorama sont analogues à celles qu’expose l’interlocuteur de Reinhold dans le dialogue ’Die Gemälde’. De même que le peintre de paysage doit parvenir à concentrer sur la toile des éléments qui, dans la nature, nous frappent par leur étendue, le poète cherche à représenter dans l’espace littéraire un paysage si grandiose que son regard ne peut l’embrasser sans être pris de vertige. Tous deux sont tenus d’opérer une réduction d’échelle qui ne doit pas nuire à l’impression d’ensemble. La critique que formule Louise à propos d’un tableau de paysage de Hackert pourrait, toutes proportions gardées, s’appliquer à certains poèmes de Brockes :
‘Woher kommt es daher, daß dies blendende Gemählde in seiner weiten Ausdehnung dennoch keinen Eindruck von Größe und erhabnem Reiz macht, und nur wie ein leichter Syrenengesang in die Wirklichkeit lockt, die es wiederzugeben versucht? Ich glaube, weil es sie nach Art einer camera obscura wiedergiebt : das Große in einer netten Verkleinerung. [...] Vielleicht giebt es Flecke auf der Erde, die zu üppig für die Darstellung sind, welche sich gern Beschränkungen gefallen läßt, um dann erst, wie über ihren Umfang hinaus, unendlich zu werden.280 ’Louise ne voit ainsi dans le tableau de Hackert, une vue panoramique de la campagne près de Naples, qu’une ’aimable miniature’, inapte à rendre l’impression de grandeur qu’un tel spectacle peut susciter ’en réalité’. En appliquant le principe de la ’vue-cadre’, c’est-à-dire en procédant à une focalisation identique à celle que l’on obtient grâce à une chambre obscure281, Brockes n’évite pas non plus la miniaturisation. Par exemple, dans le poème ’Die Rose’, le regard du poète ne parvient à échapper à la confusion créée par la profusion des fleurs qu’en se fixant sur un seul objet particulier, un buisson de roses :
La dispersion de l’attention, suggérée par la répétition de l’adverbe ’bald’, est évitée grâce à un rétrécissement du champ visuel. De nombreux poèmes de Brockes pourraient illustrer la définition de la miniature que donne Rheinhold dans le dialogue ’Die Gemälde’ :
‘Miniatur besteht darin, wenn ein Gegenstand klein und dabey mit einer Deutlichkeit in seinen Theilen abgebildet wird, die sie nicht haben können, wenn die Verkleinerung von der Entfernung herrührte283.’Ainsi, dans le poème ’Die Schnee- und Krokusblume’, le spectateur se plaît tout d’abord à contempler les fleurs dans leur ensemble, avant d’isoler et de regarder à la loupe une petite fleur de crocus :
La petitesse de l’objet décrit, ainsi que la minutie avec laquelle ses différentes parties sont représentées nous permettent de parler ici d’une véritable miniature. C’est grâce à cette réduction que le poète parvient à considérer son objet dans son ensemble (’ein buntes Ganz’) sans que son regard ne soit dérouté. La confusion visuelle provoquée généralement par la variété de la nature fait place à une clarté qui est la source même du plaisir esthétique (’vergnügt ich mich zuerst’, ’ein sonderbar Vergnügen’). Néanmoins, ce n’est plus la nature dans sa diversité qui est l’objet de la contemplation, mais un élément particulier, soumis à une étude à la fois minutieuse et didactique285.
En réalité, chez Brockes essentiellement, la description du procès visuel l’emporte sur celle de la nature en elle même. Il importe avant tout de mettre en scène cet art de voir qu’expose le poème ’Bewährtes Mittel für die Augen’, afin d’apprendre au lecteur à maîtriser sa perception286. Ainsi que le souligne M. Wagner-Egelhaaf, c’est par la médiation de l’écrit que s’effectue cet apprentissage :
‘Daß die technische Kunst oder die künstlerische Technik des Sehens hier in einer Reihe mit dem Schreiben und dem Lesen genannt wird, ist nicht zufällig, handelt es sich bei dem von Brockes propagierten Sehen doch um ein sich im Medium des Buches abspielendes Sehen, geschriebenes Sehen des Autors, gelesenes Sehen der Leser, um ein Sehen im und durch das Buch287.’Par le biais du discours poétique, en nous montrant comment ordonner notre perception confuse du monde, le poète nous initie plus à un ’mode de lecture’ de la nature288 qu’à une véritable expérience esthétique.
Seul Kleist, dans son poème ’Der Frühling’, exempt de préoccupations didactiques, nous offre une représentation de la nature qui, moins fragmentée que celle de ses prédécesseurs, s’apparente davantage à un paysage. Adossé au versant d’une montagne289, le poète découvre un panorama saisissant sans ressentir le moindre vertige :
Cette description s’apparente en de nombreux points à celle du panorama alpin dans le poème de Haller. Tout d’abord, elle obéit également à des règles de construction picturales. En élevant le point de vue du spectateur, le poète choisit une composition en hauteur qui place la ligne d’horizon très bas (’die sich verlierende Weite, / Vom niedrigen Himmel gedrückt’), procédé traditionnellement utilisé par les peintres pour créer un effet de chute vertigineuse. La perpective est également respectée (’Von bunten Mohnblumen laufen [...] sich schmälernde Beete ins Ferne’). Toutefois, l’alexandrin utilisé ici par Kleist présente une plus grande souplesse, empruntée à l’hexamètre antique (introduction de césures mobiles).
Ensuite, la formule qu’emploie le poète au début de la description, ’un joyeux fouillis’ (’ein frohes Gewühle’) et qui rappelle celle de Haller (’ein angenehm Gemisch’) est très significative : l’aménité de ces vallées et ces champs (’Wie lieblich lächelt die Anmuth / Aus Wald und Büschen herfür!’) reste l’impression dominante de cette description. Tout comme dans le poème ’Die Alpen’, c’est l’image d’une nature idéale et maternelle qui nous est présentée, à l’aide notamment de nombreuses personnifications (’Und Lieb’ und Freude durchtaumelt in kleiner Fische Geschwadern’, ’Gebirge, die Brüste der Reben, / Stehn fröhlich um ihn herum [...]’, ’lächelt’, ’trauert im Flor vom Schatten der Wolken’, ’Entzückung’ ...).
Cependant, pour la première fois, l’espace circonscrit par le regard du spectateur, au lieu d’être fragmenté en différents tableaux successifs, est saisi dans son ensemble sans être limité pour autant à une parcelle infime de la nature. L’étendue se perdant au loin est ceinte d’une ’haie de buissons en fleurs’, qui forme un cercle de couleur rouge (’Ein Zaun von blühenden Dornen / Umschließt und röthet ringsum die sich verlierende Weite’). De même, les étangs sont couronnés de haies de roses des champs et de prunelliers en fleurs (’Feldrosen-Hecken und Schlehstrauch [...] umkränzen die Spiegel der Teiche’). Ces ceintures colorées sont les points de repère visuels du poète dans un espace rigoureusement circonscrit (’Zaun’, ’umschließt’, ’ringsum’, ’umkränzen’, ’um ihn herum’). L’alternance des déictiques ’hier’ et ’dort’, relevés également dans le poème de Haller, disparaît au profit d’un repérage moins artificiel et davantage destiné à spécifier la position de l’observateur (’zur Linken’), ’Zur Seite’, ’auf fernen Wiesen’). Le poète parvient ainsi à donner une plus grande cohésion à sa représentation, moins morcelée et clairement structurée. Il satisfait ainsi à la première exigence du paysage tel que nous l’avons défini, en s’attachant à représenter dans l’espace littéraire une partie de la nature mise en perspective par le regard de l’observateur.
Cependant, il convient là encore de nuancer notre jugement en considérant le poème ’Der Frühling’ dans son ensemble. Aucun principe ne semble en effet régir l’enchaînement de ses différents ’tableaux’. Aimant se livrer à une ’chasse aux images poétiques’291, E. v. Kleist privilégie les détails au détriment d’une unité d’ensemble. Les images se succèdent ainsi sans que naisse véritablement, au terme de notre lecture, une représentation de paysage unitaire, ainsi que le note A. Sauer dans son introduction aux oeuvres de Kleist :
‘[...] das Streben nach systematischer Vollständigkeit bei der Schilderung der Natur; alles erjagte Detail muß in den Rahmen seiner Darstellung hineingezwängt werden, ohne Rücksicht, ob derselbe dadurch in Stücken geht; es fehlt die weise Oekonomie in Anordnung und Vertheilung; es fehlt die Selbstüberwindung, die dazu gehört, einen scheinbar glücklich angebrachten Zug dem höheren Gesetzte der Einheit zu opfern. Nur nach und nach macht er sich daran, Episoden auszuschreiben, die das Gebäude des Gedichtes gänzlich zu zersprengen drohten; aber die überwiegende Detailmalerei auf das richtige Maß herabzudrücken, den überfließenden Strom der lieblichsten Einzelschilderungen in die festen Steinmauern eines einheitlichen Planes einzudämmen, ist ihm nicht gelungen292.’La profusion de détails que le poète se plaît à multiplier au mépris d’une organisation générale nuit à l’unité de l’ensemble. Tout comme Brockes et Haller, et comme ses prédécesseurs baroques également, Kleist n’échappe pas au danger d’une description successive des éléments, un écueil que Lessing, comme nous le savons, jugeait inévitable. Seuls quelques ’tableaux’ clairement circonscrits, tel celui que nous analysions précédemment, présentent une véritable cohésion.
Dans le poème ’Der Wunsch’293, Brockes formule le souhait de ’voir raisonnablement’ la ’belle’ nature (’So gib, daß [...] Ich das, was schön, vernünftig seh!’). Le poète ne se contente pas simplement d’admirer la nature, comme c’était le cas dans la poésie du XVIIe siècle, mais cherche à la saisir dans toute la diversité de ses couleurs et de ses formes. Le ’spectacle des sens’ qu’avaient découvert les poètes baroques suscite-t-il, dès lors, une émotion esthétique suffisamment forte pour que naisse un véritable sentiment du paysage ou bien l’expérience sensible reste-t-elle au service d’une démonstration théologique, ainsi que semble l’indiquer le dernier vers du poème de Brockes ’Der Wunsch’ (’Daß ich in allem Dich entdecke!’) ? C’est en étudiant les différentes formes d’expression poétique du sentiment de la nature dans la poésie du début du XVIIIe siècle que nous allons tenter de répondre à cette question.
137 Cf. par exemple les poèmes ’Die Reise’ BHB IV / IV, p. 155 ; ’Ein neblichtes und schlackriges Wetter’ BHB IB / II, p. 443 (AVG p. 361) ...
138 Le poème s’achève en effet par ces quelques vers :
’[...]
Elpin, den itzt die Lust, wie vor der Schrecken, triebe,
Besang mit frohem Mut des Schöpfers Eigenschaft.
Es ist die helle Sonn ein Bild von Gottes Liebe,
So wie des Donners Grimm die Probe Seiner Kraft.’
In : BHB IV / I, p. 149 (AVG p. 276). Nous reviendrons plus loin sur le rôle de ces représentations emblématiques dans la poésie de Brockes.
139 A. Koschorke, op. cit., p. 121.
140 A. W. et F. Schlegel, ’Die Gemälde’, op. cit., p. 68.
141 La chambre obscure ou chambre noire est un instrument d’optique qui se présente comme une boîte dont une face est percée d’un petit trou par lequel pénètre la lumière extérieure et dont la face opposée est fermée par un papier blanc ou un verre dépoli, sur lequel vient se refléter l’image de l’objet qu’il s’agit de reproduire. Ce procédé, qui permet d’obtenir une image très nette, fut utilisé fréquemment par les peintres soucieux de réalisme (cela vaut essentiellement pour les peintres hollandais de la vie quotidienne dans la seconde moitié du XVIIe siècle et les védutistes italiens des XVIIe et XVIIIe siècles). Cf. plus précisément : Dictionnaire des termes techniques. L’atelier du peintre et l’art de la peinture, Larousse 1990, article camera obscura, p. 59.
142 BHB IVG / I, p. 79.
143 A. W. et F. Schlegel, ’Die Gemälde’, op. cit., p. 54.
144 BHB IVG / II, p. 19. Nous pourrions également citer ces quelques vers, extraits du poème ’Der Garten’ :
’[...]
Jedwede Blume schien
Mein Auge mit Gewalt auf sich zu ziehen.
[...]
Betrachtet man die Obstbäum, Äpfel, Pfirschen,
Birn, Aprikosen, Mandeln, Kirschen,
Gleicht .ihrer Blumen lieblichs Prangen
Nicht Gärten, die in Lüften hangen?
Ist nicht der kleinste Zweig ein großer Blumenstrauß?
[...]’
In : BHB IVG / I, p. 162 et AVG p. 90 et 93.
145 Comme le démontre A. Langen, en s’appuyant notamment sur une citation de Hippel (’Der Geschmack liebt Miniatur! – Es besteht in der Kunst, etwas aus dem Großen in’s Kleine zu bringen, um es übersehbar zu machen. Er ist so etwas Menschliches, als die Natur Göttliches ist.’, in : Lebensläufe, IV, 16), besoin esthétique et exigence didactique sont indissociablement liés au XVIIIe siècle.
146 Le frontispice du premier volume de l’oeuvre de Brockes, reproduit dans l’ouvrage de M. Wagner-Egelhaaf (op. cit., p. 193), illustre parfaitement cette mise en scène : une jeune femme assise au premier plan à une table couverte de livres se retourne pour contempler un parc naturel s’étendant à l’arrière-plan. Cette nature s’offre au regard de la jeune femme comme un véritable spectacle, ainsi que l’indique très clairement la présence d’un rideau relevé dans la partie supérieure de la gravure. Comme l’explique M. Wagner-Egelhaaf, c’est le regard porté sur la nature et non la nature en elle même qui constitue le sujet de la représentation : ’Der zwischen dem Betrachter und einer zum Schauspiel frisierten Parknatur angebrachte Vorhang [...] weist darauf hin, daß nicht die Erscheinungen der Natur, sondern der Blick auf die Natur das eigentliche Schauspiel darstellt.’ (p. 195).
147 M. Wagner-Egelhaaf, ’Gott und die Welt im Perspektiv des Poeten. Zur Medialität der literarischen Wahrnehmung am Beispiel Barthold Heinrich Brockes’, op. cit., p. 187. Ces propos se réfèrent au passage du poème de Brockes ’Bewährtes Mittel für die Augen’ cité plus haut (cf. supra p. 82).
148 Ce thème du ’livre de la nature’ apparaît dans de nombreux poèmes de Brockes, comme par exemple dans ’Das Blümlein Vergissmeinnicht’ (BHB IV / I), texte que nous citerons plus loin (cf. infra p. 104), ’Gartengedanken’ (BHB IV / I, p. 174 : ’Dies schöne Weltbuchsblatt, so hier vor Augen lieget, / Liest der zu Gottes Ruhm, der sich daran vergnüget’) ou bien encore ’Die himmlische Schrift’ (BHB IV / II et AVG p. 115, p. 213) ...
149 Cette position sécurisante, qui rappelle celle qu’adoptaient les poètes baroques, est abandonnée dans la version de 1756 au profit d’un point de vue nettement surélevé :
’[...]
Hier, wo der spitzige Fels, bekleidet mit Sträuchen und Tannen,
Zur Hälfte den bläulichen Strom, sich drüber neigend, beschattet,
Will ich ins Grüne mich setzen auf seinen Gipfel und um mich
Thal und Gefilde beschauen. [...]’
In : Ewald von Kleist’s Werke, op. cit., p. 209-210, vers 45-48.
150 Ibid., p. 178, vers 74-77.
151 C’est ainsi que Kleist considérait ses promenades dans le parc de Potsdam. Cf. ici l’avant-propos d’A. Sauer, éditeur des oeuvres de Kleist, in : Ewald von Kleist’s Werke, op. cit., p. 142.
152 Ibid., p. 143.
153 Cf. supra p. 77.