En cherchant à exprimer la vitalité d’une nature toujours en mouvement, Brockes, Haller et E. v. Kleist rompent avec les représentations stylisées de leurs prédécesseurs. Cette rupture apparaît très nettement lorsque l’on compare le poème de F. v. Spee ’Lob Gottes aus Beschreibung der fröhlichen Sommerzeit’294 aux descriptions de Brockes, comme celle que l’on trouve, par exemple, dans le poème ’Betrachtung verschiedener zu unserem Vergnügen belebten Insekten’. Alors que Spee traduisait son admiration par une série de questions rhétoriques équivalentes, Brockes cherche à illustrer la richesse de la nature par une profusion de couleurs :
Prenant au pied de la lettre la question rhétorique initiale, le poète dresse un inventaire des multiples couleurs dont sont parés les insectes. Le thème du spectacle de la nature qui, dans la littérature baroque, restait au service de la démonstration théologique, alimente ici une description circonstanciée, qui repose sur une observation minutieuse de la nature. Ainsi que le suggère l’emploi répété de l’adverbe ’bald’, utilisé comme anaphore ou repris à l’hémistiche, ce sont avant tout les variations des couleurs et, d’une manière plus générale, les ’jeux de la nature’296 qui captivent le poète.
De même, dans le poème ’Die Schönheit der Welt beym Sonnenschein nach dem Regen’, il s’attache essentiellement à décrire des effets de lumière, comme l’illustre le passage suivant :
Le poète jongle avec des verbes qui appartiennent à un même champ sémantique (’glänzet’, ’glühet’, ’blitzt und schimmert’, ’scheinen, spielen, funkeln’), mais qui expriment tous une qualité ou une intensité lumineuse différente. Le jeu des mots se substitue ici à celui de la nature.
Dans la majorité de ses poèmes, Brockes représente une nature en mouvement perpétuel. Il cherche par exemple à saisir cette alternance d’ombre et de lumière qui donne à la nature des formes toujours nouvelles (’Die durch Veränderung von Licht und Schatten sich vielfach verändernde Landschaften’298), à décrire les métamorphoses d’une nature secouée par un violent orage (’Die auf ein starckes Ungewitter erfolgte Stille’299) ou, plus généralement, à représenter tout phénomène météorologique qui modifie l’aspect de la nature (’Ein neblichtes und schlackriges Wetter’300, ’Die Schönheit der Welt beym Sonnenschein nach dem Regen’ ...). Comme le note A. Langen301, le poète laisse ainsi opérer cette ’magie de la lumière et des couleurs’ qui est d’autant plus saisissante qu’elle est éphémère :
Das alles bedeutet Verzauberung durch die Magie des Lichtes und der Farben, und zwar gerade der vergänglichen Farben, des Lichtes in der Bewegung; es ist der impressionistische Reiz, der zum Einfangen und zur Wiedergabe lockt302 .
Cette poésie ’impressioniste’ de la nature apparaît comme une succession de visions instantanées saisissant des formes et des impressions fugitives. C’est ainsi que procède le poète pour décrire par exemple la violence et la rapidité de l’orage dans le poème ’Die auf ein starckes Ungewitter erfolgte Stille’ dont nous ne présentons ici qu’un court extrait :
Le rythme de la description est donné par l’alternance de repères spatiaux (’hier’, ’dort’) et temporels (’bald’). En multipliant les verbes de mouvement (’wallen’, ’hin und her geschüttelt’, ’geschwenkt’, ’vermischet und verschränkt’, ’gepeitscht’, ’emporgeführt’, ’unter sich gezogen’, ’rührt’ ...) et en variant constamment la longueur des vers, le poète crée une ’dynamique verbale’304 qui permet de traduire la mise en mouvement de la nature toute entière. Impressions visuelles et auditives (’heulten’, ’brausete’, ’mit sausendem Geräusch’, ’borst und brach’ ...) se mêlent dans cette description d’une forêt saisie par un tourbillon et dont les ondulations, suggérées par une allitération en ’w’ (’von allen Winden’, ’Wirbel’, ’Wald’, ’Wellen’, ’wallen’) évoquent celles de la houle.
Cette ’dynamique verbale’ apparaît également dans le poème intitulé ’Betrachtung einer sonderbar-schönen Winter-Landschaft’, lorsque le poète observe la formation de cristaux sur des arbres saisis par le gel :
La lumière du soleil est décomposée en différentes ’touches’, selon qu’elle pénètre, transperce ou effleure la glace (’In, durch und an die klare Glätte fiel’). Ces prépositions simplement juxtaposées sont reprises plus loin par une série de verbes, qui indiquent tour à tour une qualité de lumière différente :
C’est par cet enchaînement asyndétique (’trifft, bemalt, durchdringet, schmücket’) que le poète suggère les reflets miroitant sur toute l’étendue du paysage hivernal.
Les jeux de lumière se prêtent ainsi tout particulièrement à cette ’dynamique verbale’, comme lorsqu’il s’agit par exemple de décrire le premier feu de l’aurore :
La mise en mouvement de la nature s’effectue différemment chez Haller et chez E. v. Kleist. Dans le poème ’Die Alpen’, cette dynamisation, fréquemment accentuée par des préfixes308, s’opère surtout par le biais de personnifications. C’est également le cas dans le poème de Kleist ’Der Frühling’, où le rythme de la description permet d’amplifier encore la ’dynamique verbale’ :
En associant des verbes particulièrement forts (’brechen’, ’sich stürzend’, ’vorüber/eilen’, ’toben’) à un changement de perspective brutal (élévation du regard guidé par la course des chevaux, puis retour à une perception ’horizontale’), le poète accentue délibérément le mouvement imprimé inialement par le déplacement des animaux. C’est avec la même violence qu’il dépeint ensuite le déferlement d’un torrent :
Là encore, c’est sur une ’dynamique verbale’ insistante (’fällt’, ’reißt’, ’durchrauscht’, ’fließende Hügel’, ’sich bücken und wanken’, ’eilet von dannen’) que repose la mise en mouvement de la nature311.
Le dynamisme dont font preuve ces descriptions témoigne de l’évolution de la conception de la nature au XVIIIe siècle. À cette vision téléologique qui régissait les représentations baroques du monde se substitue l’image d’une natura naturans 312, d’un cosmos aux lois immanentes. La définition de la nature que propose J. G. Sulzer dans son ouvrage Allgemeine Theorie der schönen Künste, qui date, certes, d’une époque plus tardive (1771-1774), mais qui est encore imprégné de l’esprit des Lumières, confirme l’adoption d’une conception hylozoïste de la nature :
‘Man pflegt die ganze Schöpfung, das ganze System der in der Welt vorhandenen Dinge, in so fern man sie als Würkungen der in derselben ursprünglich vorhandenen Kräfte ansehet, [...] mit dem Namen der Natur zu belegen, und verstehet bald jene ursprünglichen Kräfte selbst, bald aber ihre Würkungen darunter313.’La nature est considérée comme un tout (’die ganze Schöpfung’, ’das ganze System’) non plus figé, mais animé par des ’forces originelles’ dont nous percevons les effets sur les éléments qui nous entourent. À ce dynamisme interne, caractéristique de l’hylozoïsme, s’ajoute la notion de perfection :
‘In dem ersten Sinn ist die Natur nichts anders als die höchste Weisheit selbst, die überall ihren Zweck auf das vollkommenste erreicht; deren Verfahren ohne Ausnahme höchst richtig, und ganz vollkommen ist. Daher kommt es, daß in ihren Werken alles zweckmäßig, alles gut, alles einfach und ungezwungen, daß weder Ueberfluß noch Mangel darin ist314.’De même que Leibnitz croyait, au nom d’un accord préétabli entre les lois de la nature et la volonté de Dieu, en un devenir nécessairement harmonieux du monde, Sulzer conçoit la nature comme un organisme idéalement équilibré.
Au terme de son analyse consacrée à l’expression d’une ’dynamique verbale’ chez Brockes, Haller et E. v. Kleist, A. Langen constate que la mise en mouvement du paysage n’est ’qu’extérieure’315, car elle repose, selon lui, sur le simple jeu des éléments naturels :
‘So bleibt es bei der scharfen Beobachtung und fast virtuosen Beschreibung bewegter Einzelheiten der Natur, am häufigsten von Licht- und Farbeffekten. Darüber hinaus ist die Landschaft nicht dynamisiert. Sie kann es kaum sein, gemäß dem Verhältnis des Dichters zur Natur316.’Avant de conclure, comme le fait A. Langen, à l’absence d’un authentique ’paysage de l’âme dynamique’ dans la ’poésie de la nature’ du XVIIIe siècle, il convient tout d’abord d’analyser la relation instaurée entre cette nature animée et son observateur appliqué. Ces ’mouvements’ de la nature annoncent-ils, en reflétant ceux de l’âme, les futures correspondances romantiques ? Ou bien le recours à la ’vue-cadre’ ne maintient-il pas, au contraire, une distance rationnelle entre la nature et le spectateur ?
154 Cf. supra p. 50.
155 BHB IV / IV, p. 201.
156 ’[...]
Mein Gott! wenn ich die bunte Meng erwäge
Und ihrer Farben und Figur
Bewundernswerte Zierlichkeit,
Bewundernswerten Unterscheid
In stiller Muß erwäg und überlege,
Wie schnell sie hüpfen, fliegen, rennen,
Wie fertig sie sich regen können,
Ergetzet mich die spielende Natur.
[...]’
In : ’Betrachtung verschiedener zu unserem Vergnügen belebten Insekten’, op. cit., p. 201 (termes soulignés par nous).
157 BHB IV / VII, p. 125.
Bestrahlet sie ein Licht bald vorn, bald in der Mitten.
158 ’[...]
Der Landschaft-Vorgrund ist bald dunckel und bald hell
Ist der Gesicht-Kreis hier im duncklen Schatten; schnell
Durch diesen Wechsel nun geschiehts,
Daß, auf bald schattiger, bald heller Fluht und Erden,
Durch nichts, als Aenderung des Schattens und des Lichts,
Aus einer Landschaft, hundert werden,
Von denen, wenn mans recht ermisst,
Stets eine schöner noch, als wie die ander’ ist.
[...]’
In : BHB IV / I, p. 231-232.
159 BHB IV / I, p. 149 et AVG p. 270.
160 BHB IV / II, p. 443 (AVG p. 361)
161 A. Langen, ’Verbale Dynamik in der dichterischen Landschaftsschilderung des 18. Jahrhunderts’, in : Zeitschrift für deutsche Philologie 70, 1948-1949, p. 249-313. Cette étude est reprise dans l’ouvrage collectif édité par A. Ritter, Landschaft und Raum in der Erzählkunst, op. cit., p. 112-191. C’est à cette édition que nous nous référons ici.
162 Ibid., p. 127.
163 BHB IV / I, p. 149 (AVG p. 271).
164 Nous empruntons cette formule pertinente à A. Langen, qui désigne par cette ’dynamique verbale’, générée par des verbes de mouvement et les préfixes qui leur sont associés, soit l’intensification d’un mouvement déjà présent (c’est le cas dans le poème de Brockes précédemment cité) soit la dynamisation d’un objet immobile (’Von Bewegungsverben in der engeren Bedeutung einer auffallenden stilistischen Erscheinung dürfen wir bei der Beschreibung des sinnlich Wahrnehmbaren da sprechen, wo entweder eine real vorhandene Bewegung durch die Wortwahl über das Maß des tatsächlich Gegebenen hinaus gesteigert, also intensiviert wird, oder wo ein an sich ruhender Gegenstand durch den sprachlichen Ausdruck in Bewegung versetzt, also dynamisiert wird.’ (p. 112).
165 ’Betrachtung einer sonderbar-schönen Winter-Landschaft’ BHB IV / IV, p. 415 sq. (AVG p. 458).
166 Ibid.
167 ’Der Morgen’ BHB IV / I, p. 182 (AVG p. 76)
168 Nous nous référons ici au passage cité plus haut (p. 85) et, plus particulièrement, aux vers 341, 345-546, 351354, que nous nous permettons de rappeler ici pour étayer notre démonstration : ’Dort senckt ein kahler Berg die glatten Wände nieder / [...] Nicht fern vom Eise streckt voll futterreicher Weide / Ein fruchtbares Gebürg den breiten Rücken her; / [...] Hier zeigt ein steiler Berg die mauergleichen Spitzen, / Ein Waldstrom eilt hindurch und stürzet Fall auf Fall. / Der dick beschäumte Fluß dringt durch der Felsen Ritzen / Und schießt mit gäher Kraft weit über ihren Wall.’ (termes soulignés par nous).
169 Ewald von Kleist’s Werke, op. cit., p. 192-193, vers 274-283.
170 Ibid., p. 193, vers 285-290.
171 A. Langen démontre la variété de cette ’dynamique verbale’ en dressant l’inventaire des verbes employés par le poète pour figurer l’écoulement de l’eau, le souffle du vent, les effets de lumière, les perceptions auditives et olfactives, ainsi que les mouvements des plantes et des animaux (in : op. cit., p. 131).
172 Cf. à ce propos W. Flemming, Der Wandel des deutschen Naturgefühls vom 15. zum 18. Jahrhundert, op. cit., p. 89 sq.
173 J. G. Sulzer, Allgemeine Theorie der schönen Künste [...], fac-similé de la 2ème édition de 1793 (Leipzig), 3ème partie, Hildesheim 1967, p. 302 (article Natur).
174 Ibid., p. 302-303.
175 A. Langen oppose ainsi le ’paysage animé extérieurement’ (’äußerlich bewegte Landschaft’) au ’paysage de l’âme dynamique’ (’dynamische Seelenlandschaft’), qui exprime un mouvement non pas inhérent à la nature elle-même mais ’intérieur’, et qui, par conséquent, reflète, tel un ’miroir de l’âme’, les propres sentiments du spectateur (in : op. cit., p. 112 sq.).
176 Ibid., p. 128.