Le XVIIIe siècle se caractérise par une nouvelle évolution du sentiment de la nature. Comme le relève W. Flemming, la contemplation du monde sensible est avant tout l’occasion d’un épanchement, et non d’un raisonnement :
‘Daher gipfelt der Naturgenuß nicht wie im 17. Jahrhundert in geistigen Erkenntnissen, sondern in Gefühlen, in schwärmerischer Liebe zu den Freunden und den Menschenbrüdern überhaupt, zu dankbarer Andacht vor dem lieben Vater überm Sternenzelt. Nicht Heraustreten des Ichs in die Natur, sondern Hineinahme der Natur in die innere Welt des Ich bezeichnet die Richtung des Naturgenusses317.’Abandonnant la position anthropocentrique du spectateur baroque, l’individu retire désormais de sa contemplation de la nature non plus une nouvelle affirmation de soi-même, mais une meilleure connaissance de son monde intérieur.
Ainsi, chez Brockes, l’évocation des mouvements de l’âme du spectateur, sensible à la beauté de la nature, devient le sujet de la représentation, comme l’indique le titre de son poème ’Wirkung des Frühlings im menschlichen Gemüth’, entièrement consacré à la description du plaisir que suscite la découverte de la nature printanière :
La rupture introduite par le poète au huitième vers (’aber’) souligne la primauté de la vue, à laquelle restent subordonnés les autres sens précédemment détaillés, soit l’ouïe (’das Ohr’), le sentiment (’das Gefühl’), l’odorat (’der Geruch’) et le goût (’der Geschmack’). La perception visuelle est la source d’un plaisir ineffable (’ein Etwas’), que le poète cherche à traduire par un cumul de verbes exprimant une émotion de plus en plus intense. Au terme de cette progression, qui va d’une simple distraction (’ergetzt’) à un pur ravissement (’entzückt’), le poète se sent même presque ’soustrait à lui-même’ (’Ein etwas, das mich selbst mir selber fast entrückt’)319. Cet oubli de soi dans la contemplation de la nature, auquel le poète serait ’presque’ tenté de s’adonner, peut surprendre le lecteur. Cet aveu est en effet plus proche des futurs élans romantiques que des préceptes rationnels énoncés par Brockes dans le poème ’Bewährtes Mittel für die Augen’ ! Mais il s’agit là d’une formulation trop isolée320 pour qu’on puisse en conclure à la naissance d’un authentique sentiment du paysage tel que le développeront les romantiques. De plus, l’aspect systématique du ’catalogue’ des sens effectué ici par Brockes s’oppose encore à l’expression poétique d’un tel sentiment.
Néanmoins, la contemplation de la nature semble susciter une émotion authentique, même si elle reste légitimée par la découverte de l’omnipotence divine, comme le rappelle Brockes dans les vers suivants, extraits du poème intitulé ’Die, durch eine schöne Landschaft in der Luft, vermehrte Schönheit einer irdischen Landschaft’ :
C’est par la médiation du regard, nettement soulignée dans ce passage (’durchs Auge’)322, que naît cette émotion à laquelle est encore attribuée une finalité théologique. L’emploi très fréquent de la formule lexicalisée ’Aug und Herz’323 dans les poèmes de Brockes illustre parfaitement cette nouvelle mise en relation de la nature et du sentiment324.
Le poète opte fréquemment pour le verbe ’rühren’ pour qualifier son émotion esthétique, comme, par exemple, dans les premiers vers du poème ’Die Ameise’ :
Le recours à un verbe traditionnellement employé par les piétistes de la fin du XVIIe siècle pour désigner la nature de la relation établie, grâce au ’langage’ du coeur, avec Dieu326 témoigne de l’intensité du sentiment qu’inspire la contemplation de la nature.
Dans le poème ’Die Rose’, où l’influence du piétisme est également manifeste, le poète va même jusqu’à se passer de la médiation du regard afin de s’abandonner totalement aux mouvements de son coeur :
Il ne s’agit plus ici de décrire avec minutie les phénomènes les plus variés de la nature, mais de chercher à exprimer cet apaisement intérieur (’labt’, ’Balsamkraft’, ’in einer See von Lust’) que procure le parfum de la rose. La perception visuelle est ainsi supplantée par le sentiment (’Das Auge schließt, das Herz eröffnet sich’), revirement à nouveau surprenant de la part de celui qui, par ailleurs, s’est attaché à définir un nouvel art de voir.
Ainsi, la simple stimulation que recherchaient les poètes baroques dans le spectacle de la nature se prolonge dans les premières décennies du XVIIIe siècle par la découverte d’une émotion esthétique parfois si intense qu’elle tend à balayer les dernières réserves rationnelles du spectateur. C’est précisément pour endiguer cette nouvelle ’invasion’ du sentiment qu’est presque systématiquement rappelée chez Brockes, généralement sous la forme d’une maxime finale, la finalité théologique de toute contemplation de la nature, ainsi que nous allons le constater à présent.
177 W. Flemming, op. cit., p. 85.
178 BHB IV / II, p. 117.
179 On songe ici au sentiment éprouvé par Saint Preux dans le roman de J.-J. Rousseau La Nouvelle Héloïse (1761) lorsqu’il découvre les montagne du Valais : ’Imaginez la variété, la grandeur, la beauté de mille étonnants spectacles [...]. Tout cela fait aux yeux un mélange inexprimable, dont le charme augmente encore par la subtilité de l’air qui rend les couleurs plus vives, les traits plus marqués, rapproche tous les points de vue [...] : enfin le spectacle a je ne sais quoi de magique, de surnaturel, qui ravit l’esprit et les sens; on oublie tout, on s’oublie soi-même, on ne sait plus où l’on est.’ (J.-J. Rousseau, Julie ou La Nouvelle Héloïse, 1ère partie, lettre XXIII).
180 Nous avons retrouvé une formulation équivalente dans un seul poème, intitulé ’Mancherley Vorwürfe der Sinnen’ (AVG p. 85) :
’Vom Garten hört’ich jüngst den süss- und scharfen Schall
Der feurig schlagenden verliebten Nachtigall.
Ich ward dadurch gerührt, gereizt, ergetzet,
Und, durch den reinen Klang, fast aus mir selbst gesetzet.
[...]’ (termes soulignés par nous). Ici, c’est la pureté d’un son qui est source de ravissement.
181 BHB IV / II, p. 337 (AVG p. 144-145)
182 Cette médiation visuelle est souvent mise en valeur chez Brockes. Cf. par exemple ’Der Gold-Käfer’ (BHB IV / I, p. 99 ou AVG p. 295 : ’Durch’s Auge ward mein Herz gerührt, / Als ich, mit höchster Lust, erblickte, / Wie ihm Smaragd und Gold den glatten Rücken schmückte [...]’) ou ’Die Rose’ (BHB IV / I, p. 79 ou AVG p. 61 : ’Paradieses Kind und Bild, / Rose, deiner Blätter Prangen / Hat mit sehnlichem Verlangen / Durch das Aug mein Herz erfüllt [...]’) ...
183 Cf. notamment ’Der Garten’ (BHB IV / I, p. 162 ou AVG p. 97 : ’Es nahm mir dieser holde Schein / Mein Aug und Herz, mein ganzes Wesen ein.’), ’Die Sonne’ (BHB IV / I, p. 116 ou AVG p. 182-183 : ’Wenn du drauf dich selber zeigest / Und den diamantnen Thron / Der durchsichtgen Luft besteigest, / Bist du selbst dein eigne Kron, / Wovor Aug und Herz sich beugen [...]’) et particulièrement ’Der Herbst’ (BHB IV / I, p. 307) où la formule est répétée à trois reprises : ’Das Silber-weisse Gras, den dunckel-braunen Staub, [...] Bebräm’t anitz, beblühmt und kränzt das bunte Laub, / Manch Farben-reiches Blatt, das Aug’ und Herz ergetzet [...] / Dieß Schau-Spiel der Natur ergetzet dergestalt / Mein Aug’ und Herz, daß ich so bald / So Aug’ als Herz zu meinem Schöpfer schwinge [...]’.
184 Nous retrouverons dans la littérature romantique cette association, caractéristique du processus d’intériorisation du paysage, de la vue et du sentiment. Cf. infra : 4. 1. 2., p. 171 sq.
185 BHB IV / II, p. 60. Ce terme apparaît dans de nombreux poèmes que, pour des raisons pratiques, nous ne pouvons pas tous citer ici. Cf. par exemple : ’Die Schnee- und Krokusblume’ (BHB IV / II, p. 19 : ’Indem ich jüngst in stiller Lust / Und mit recht inniglich gerührter Brust, [...] Die Schnee- und Krokusblume sah [...]’), ’Der Gold-Käfer’ (op. cit.) , ’Beschreibung meines, nach beglückter Zurückkunft aus Ritzebüttel, in völlig gutem Stande wieder vorgefundenen Gartens’ (op. cit. : ’Ach! seufzt dann die gerührte Seele, / Ich weiß nicht, was ich erst erwähle; / Herr, Deiner wunder sind zu viel!’) ...
186 Nous renvoyons ici à l’analyse de A. Langen (op. cit., p. 129), auteur également d’une étude exhaustive sur le vocabulaire du piétisme allemand (Der Wortschatz des deutschen Pietismus, Tübingen 1968).
187 BHB IV / I, p. 79 (AVG p. 68-69).