Le titre du recueil de Brockes Irdisches Vergnügen in Gott est à lui seul très significatif. Loin d’être une fin en soi, la contemplation d’une nature aussi variée qu’ordonnée doit amener le spectateur à reconnaître l’empreinte du Créateur. Cette finalité didactique est clairement exposée par l’auteur dans un poème placé au tout début du quatrième volume et conçu comme une sorte d’avant-propos :
Pour apprendre à ’voir’ la nature, il s’agit non seulement de s’exercer à ’percevoir correctement’ le monde sensible, mais également de faire preuve de ’sagesse’ et de ’connaissance’ afin de contempler ’l’essence des choses’. Cet apprentissage se solde alors par la découverte et par le respect de l’ordonnance divine du monde.
Les descriptions de la nature sont émaillées de termes ou d’expressions didactiques tels que ’Lehrbild’ (’Die uns zur Andacht reizende Vergnügung des Gehörs im Frühlinge’329), ’dein lehrend Vorbild’ (’Der weisse Schmetterling’330), ’belehrende[s] Exempel’ (’Die Ameise’331) ou ’ein mit Lehr’ erfülltes Bild’ (’Die Kaiserkrone’332). Cette dernière formule pourrait tout à fait s’appliquer à la pictura des emblèmes baroques, qui se caractérisent, comme on sait, par la dualité de l’image (’Bild’) et du discours, dualité qu’illustre parfaitement le titre du poème de Brockes ’Blumenlehre’333.
Cette structure emblématique apparaît également à la lumière du titre complet de l’oeuvre de Brockes, soit Irdisches Vergnügen in Gott, bestehend in Physikalisch- und Moralischen Gedichten 334. Les poèmes regroupés dans cette ’encyclopédie’ de la nature consistent dans leur majorité en une variation sur un seul et même thème, celui de la joie que procure à l’individu, guidé par son expérience sensible, la découverte de Dieu dans la nature. Citons, par exemple, ces quelques vers, extraits du ’cantique’ intitulé ’Morgenlied auf dem Garten’ :
Tous les sens (’Geruch, Geschmack, Gehöre, / Gesicht und Hände [...]’) sont ainsi mis au service de la révélation du divin. Tout comme dans le poème ’Sommergesang’ de Paul Gerhardt, analysé plus haut336, le jardin n’est qu’une préfiguration de l’éden éternel :
Parce que la nature reste encore la clef de voûte de sa démonstration théologique339, Brockes ne peut s’affranchir totalement d’une représentation emblématique. Comme le souligne très justement P. Böckmann, la nature ne révèle sa signification qu’au prix d’une interprétation qui s’apparente plus à une exégèse qu’à une simple ’lecture’ :
‘So bleibt noch eine gewisse Zweiteilung bestehen; die Erfahrungswelt führt nicht von sich aus auf einen Sinnzusammenhang. Vielmehr deutet ihr Reichtum auf eine Ordnung und Gesetzlichkeit, die nach dem Schöpfer fragen läßt. Bild und Bedeutung gehen nicht auseinander hervor, sondern stehen zueinander im Verhältnis wie Natur und Gott340.’L’image, de même que la nature révélatrice du divin, conserve ainsi une fonction médiatrice.
’L’abécédaire’ de la nature permet à celui qui le déchiffre de ’lire’ le monde, c’est-à-dire de découvrir son essence divine, comme l’expose Brockes dans le poème ’Das Blümlein Vergissmeinicht’ :
Ici comme dans d’autres textes342, Brockes reprend la métaphore traditionnelle du ’livre de la nature’ (liber naturae). En l’interprétant comme une ’écriture’ divine, le poète lui accorde une signification nouvelle qui sera exploitée jusque dans la littérature romantique343.
Ainsi, l’émotion qui s’exprime dans cette ’poésie de la nature’ des premières décennies du XVIIIe siècle ne peut correspondre encore à un véritable sentiment du paysage. Le plaisir esthétique, loin d’être désintéressé, a pour fondement la reconnaissance d’un ordre divin que le poète nous exhorte à reconnaître :
Seule une foi ’sérieuse’ permet à l’individu égaré par la passion de trouver presque automatiquement, comme le souligne la reprise anaphorique du pronom ’de[m]’, une source de plaisir dans chaque élément de la nature.
La finalité didactique que Brockes assigne à la majorité de ses poèmes est encore plus manifeste dans l’oeuvre de Haller ’Die Alpen’. La description des Alpes n’est en effet qu’un point d’orgue dans un poème qui dépeint, pour l’essentiel, la vie quotidienne et les us et coutumes de ses habitants. L’évocation d’une nature cultivée et idyllique est mise au service d’une démonstration d’ordre non pas théologique comme chez Brockes, mais plutôt moral et philosophique. La beauté du paysage alpin est ainsi associée à l’existence vertueuse et frugale des montagnards, qui vivent en parfaite harmonie avec la nature :
Si ces ’élèves de la nature’ que sont les montagnards connaissent encore un Âge d’Or (’güldne Zeiten’), ce n’est pas parce qu’ils vivent dans un ’Tempé’ idéal346, mais parce qu’ils mènent une existence vertueuse. En d’autres termes, ce n’est pas le lieu, mais bien le mode de vie des habitants qui est la source du bonheur arcadien.
C’est à ce monde intact, naturellement préservé de toute influence extérieure (’Sie warf die Alpen auf, dich von der Welt zu zäunen’), que sont opposés la corruption de la vie citadine ainsi que les excès d’une cour dépravée347. Haller fonde le sentiment de la nature sur des qualités morales telles que la vertu et la simplicité. Chez celui qui en est dépourvu et qui cause ainsi son propre tourment (’Weil sich die Menschen selbst die größten Plagen sind’), la contemplation d’une nature admirablement ordonnée ne peut mener qu’à la prise de conscience douloureuse de sa propre imperfection, comme l’expose Haller dans le poème ’Über den Ursprung des Übels’348 (1734). Ainsi, le poète invite à la lecture non plus du ’livre de la nature’, mais du ’livre du destin’349. La représentation de la nature dans le poème ’Die Alpen’ est sous-tendue par une utopie sociale350, qui prône, bien avant Rousseau, les bienfaits d’une existence ’naturelle’. Les descriptions s’effacent ainsi au profit de réflexions philosophiques que Haller développe également dans d’autres poèmes aux titres révélateurs351.
Par conséquent, la représentation de la vie pastorale dans le poème ’Die Alpen’ ne laisse aucune place à l’expression d’une émotion esthétique authentique, telle qu’elle apparaît, ponctuellement, chez Brockes. Fidèle à une conception téléologique de la création352, Haller continue d’associer le plaisir esthétique au profit que l’on peut retirer de la nature, ainsi que le suggèrent ces quelques vers, qui précèdent immédiatement la description du panorama alpin :
L’examen attentif et répété de la nature mène à la découverte d’une beauté ’utile’ tout à fait conforme aux canons esthétiques de l’époque, ainsi que le souligne P. Raymond :
‘Haller [...] gelang es, die unfruchtbaren und ungeordneten Alpen, die den vernünftigen und folgerichtigen Schöpfungsplan der Aufklärung in Frage zu stellen schienen, in das teleologische, auf den Menschen gerichtete System einzuordnen, indem er die maßgebende ästhetische Formel ’nützlich-schön’ auf die für öd und sinnlos erklärten Gebirge übertrug354.’Les Alpes ’domestiquées’ en quelque sorte sous la plume du poète rationnel constituent la toile de fond d’une composition ordonnée et idyllique, centrée sur l’individu. Systématiquement associée à des considérations morales, la contemplation de la nature ne procure aucun plaisir esthétique. Même s’il se montre sensible à la majesté des massifs alpins, le poète spectateur reste finalement étranger à ce décor qu’il humanise plus qu’il ne le ressent véritablement. A cet égard, comme l’indique très justement W. Martens355, la distance que conserve le poète en se gardant de se mettre en scène lui-même comme un sujet observateur qui donnerait libre cours à ses émotions est tout à fait significative.
Plus généralement, parce qu’ils cherchent avant tout à ’voir’ la nature et non à la ressentir, à la mettre au service soit d’une démonstration théologique soit d’une construction idéale offerte au jugement critique des lecteurs de l’époque, Brockes et Haller maintiennent une distance entre l’individu et la nature, ce qui qui retarde encore la naissance d’un sentiment du paysage. Sur ce point, E. v. Kleist, en instaurant une relation ’sentimentale’ entre le moi et la nature, fait à nouveau figure de novateur.
188 BHB IV / I, p. 2
189 BHB IV / I, p. 21. Le titre est à lui seul très explicite : le chant des oiseaux incite l’homme à chanter lui même la gloire de Dieu.
190 ’[...] So laß den Schmetterling dein lehrend Vorbild sein. / Sprich nicht : Es stirbt jedoch der Schmetterling zuletzt, So wird er nicht mit Recht uns zum Beweis gesetzt, / Und kann er würklich nicht von einem ewgen Leben / Ein richtiges Exempel geben[...]’ (BHB IV / I, p. 217. Termes soulignés par nous).
191 ’[...] Ach! rief ich überlaut : / Du scheinst, wie sehr mir auch vor der Vergleichung graut, / Uns zum belehrenden Exempel vorgestellt : / Die Ameis ist der Mensch, der Garten ist die Welt.’ (op. cit., p. 60).
192 ’[...] Der bittersüße Geruch, / So aus den Kaiserkronen quillt, / Ist ein mit Lehr’ erfülltes Bild : / ’Daß auch der allerhöchste Stand / Mit Bitterkeit oft angefüllt’ [...]’ (BHB IV / I, p. 61 / 60 et AVG p. 60).
193 BHB IV / VII, p. 140
194 A. Schöne (Emblematik und Drama im Zeitalter des Barock, op. cit., p. 48) évoque même la parution en 1601 d’un recueil d’emblèmes de Taurellus intitulé Emblemata Physico-Ethica.
195 BHB IV / I, p. 175.
196 Cf. supra p. 51. Brockes emploie ici les mêmes métaphores végétales que Gerhardt : ’[...] Der Bäume zarte Blüte / Bewege mein Gemüte, / Zu Deinem Ruhm zu blühn! / Laß mich, wenn auf den Zweigen / Sich süße Früchte zeigen, / Auch Frucht zu bringen, mich bemühen![...]’. Le sous-titre du poème ’Im Ton : Nun ruhen alle Wälder’ renvoie d’ailleurs au célèbre poème de Gerhardt ’Abend-Lied’ (Pauli Gerhardi, Geistliche Andachten Bestehend in hundert und zwantzig Liedern / Auff Hoher und vornehmer Herren Anforderung in ein Buch gebracht [...], éd. par Johan Georg Ebeling [...], Berlin Anno M DC LXVII, p. 20 sq.).
197 BHB IV / I, p. 175 sq.
198 BHB IV / II, p. 38.
199 Les poèmes de Brockes furent ainsi souvent considérés comme des preuves ’physico-théologiques’ de l’existence de Dieu. Cf. à ce propos H. C. Buch (op. cit., p. 94), W. Flemming (op. cit., p. 91).
200 P. Böckmann, ’Anfänge der Naturlyrik bei Brockes, Haller und Günther’, in : Wiedemann, Conrad und Reinhold Grimm (éd.), Literatur und Geistesgeschichte. Festgabe für Heinz Otto Burger, Berlin 1968, p. 110-126. (ici p. 115).
201 BHB IV / I, p. 77.
202 Cf. supra note 148. Nous renvoyons également au poème de Brockes intitulé ’Die Welt’ et, plus particulièrement, aux vers suivants :
’[...]
Den schönen Bau der Welt sieht, leider! jedermann,
Durch seiner Leidenschaft verkehrtes Fern-Glas an,
Das alles, nur nicht sich, verkleinert und entfernet,
Durch welches man nur sich allein vergrößern lernet ...
Ein Frommer aber glaubt mit Recht, es sey die Welt
Ein Buch, das Göttliche Geheimnis’ in sich hält ...
Man kann, o Wunder! hier die Schrift von GOTTES Wesen
Nicht mit den Augen nur, mit allen Sinnen, lesen ...
O unbegreiflichs Buch; o Wunder-ABC!
Worin, als Leser, ich, und auch als Letter, steh!
[...]’ (BHB IV / I, p. 503sq.).
203 À propos de la conception romantique de la nature comme un ensemble de hiéroglyphes divins, cf. infra : 4. 2. 3., p. 210-211.
204 BHB IV / I, p. 162 (AVG p. 88)
205 A. v. Haller, ’Die Alpen’, op. cit., p. 22, vers 31-54.
206 Cf. ici E. R. Curtius (op. cit., p. 205). Le ’Tempé’ désigne une variété de locus amoenus, qui présente à la fois une vallée forestière accueillante et des collines abruptes. Ce sont les gorges de la région de Tempé en Grèce qui ont donné naissance à ce topos.
207 ’[...]
Dort spielt ein wilder Fürst mit seiner Diener Rümpfen,
Sein Purpur färbet sich mit lauem Bürger-Blut;
Verläumdung, Haß und Spott zahlt Tugenden mit schimpfen,
Der Gift-geschwollne Neid nagt an des Nachbarn Gut;
Die geile Wollust kürzt die kaum gefühlten Tage,
Weil um ihr Rosen-Bett ein naher Donner blitzt;
[...]
Dem Wunsche folgt ein Wunsch, der kummer zeuget Kummer,
Und euer Leben ist nichts als ein banger Schlummer.
[...].’ (A. v. Haller, op. cit., p. 41, vers 461-470).
208 Dans ce poème, la description de la nature fait rapidement place à l’évocation du monde intérieur du spectateur, en proie à une véritable détresse morale :
’[...]
Wie wird mir ?
Mich durchläuft ein Ausguß kalter Schrecken,
Der Schauplatz unsrer Not beginnt sich aufzudecken,
Ich seh die innre Welt, sie ist der Hölle gleich :
Wo Qual und Laster herrscht, ist da wohl Gottes Reich?
[...]
Was hilfts, daß Gott die Welt aufs angenehmste schmückt?
Wenn ein verdeckter Feind uns den Genuß entrückt.
[...].’
In : op. cit., p. 122-123, vers 75-102.
209 ’[...]
Wann unser Geist gestärkt dereinst dein Licht verträgt
Und uns des Schicksals Buch sich vor die Augen legt;
Wann du der Thaten Grund uns würdigest zu lehren,
Dann werden alle dich, o Vater! recht verehren
Und kündig deines Raths, den blinde Spötter schmähn,
In der Gerechtigkeit nur Gnad und Weisheit sehn!’
In : ibid., p. 142, vers 227-232.
210 Cf. à ce propos W. Martens, ’ ’Schüler der Natur’. Albrecht von Hallers Alpengedicht als Utopie sündloser Existenz’, in : W. M., Literatur und Frömmigkeit in der Zeit der frühen Aufklärung, Tübingen 1989, p. 276-286 et H. C. Buch, op. cit., p. 100 sq.
211 Citons notamment ’Gedanken über Vernunft, Aberglauben und Unglauben’ (1729), ’Die Falschheit menschlicher Tugenden’ (1730), ’Über die Ehre’ (1728), etc...
212 Cf. à ce propos le commentaire de H. Rehder : ’Aber seine Zeit spricht Haller ebenso aus, wenn er in der Natur letzten Endes verwirklichte Zwecke sieht. Die Landschaft ist ihm Versinnbildlichung der vollkommensten Weltordnung, Symbol der Theodizee.’ (in : H. Rehder, Die Philosophie der unendlichen Landschaft [...]., Halle/Saale, p. 11).
213 A. v. Haller, ’Die Alpen’, op. cit., p. 33, vers 301-310.
214 P. Raymond, op. cit., p. 13. L’auteur rappelle également que J. J. Scheuchzer, naturaliste, médecin et historien zurichois (1672-1733), fut le premier à reconnaître l’utilité des Alpes (comme précieuse réserve d’eau notamment) et à leur attribuer un rôle au sein de la création. L’extrait que cite P. Raymond, tiré de l’ouvrage Von dem Nutzen Der Schweitzerischen Gebirge (1716), montre que Haller s’inspira largement de Scheuchzer : ’[...] ja/ ich kan mich wol soweit hinauß lassen/ das alle und jede Theil der Bergen/ alle und jede Säulen/ Felden/ Hölen ihre von GOTT ausgesehene Ordnung haben [...]’ (p. 146-147, cit. in P. Raymond p. 68).
215 W. Martens, op. cit., p. 278.