c. La nature comme ’miroir’ de l’âme : E. v. Kleist

Le rêve évoqué par Kleist dans une lettre à Gleim du 9 mars 1746, une promenade effectuée en compagnie de ce dernier au bord de la mer, préfigure la fresque composée par le poète en 1749 sur le thème du printemps356. Le début du poème ’Der Frühling’ respecte le désir formulé par Kleist au terme de sa lettre d’écrire une ’prière au printemps’357 :

Empgangt mich, heilige Schatten!, Ihr Wohnungen süßer Entzückung,
Ihr hohen Gewölbe voll Laub und dunkler schlafender Lüfte!
Die Ihr oft einsamen Dichtern der Zukunft Fürhang zerrissen,
Oft ihnen des heitern Olymps azurne Thoren eröffnet
Und Helden und Götter gezeigt, empfangt mich, füllet die Seele
Mit holder Wehmuth und Ruh’! O, daß mein Lebensbach endlich
Von Klippen, da er entsprang, in Euren Gründen verflösse!
Führt mich in Gängen voll Nacht zum glänzenden Throne der Tugend,
Der um sich die Schatten erhellt. Lehrt mich, den Widerhall reizen
Zum Ruhm der verjüngten Natur. Und Ihr, Ihr lachenden Wiesen!
Ihr Labyrinthe der Bäche, bethaute Thäler voll Rosen!
Ich will die Wollust in mich mit Eurem Balsamhauch ziehen,
Und wenn Aurora Euch weckt, mit ihren Strahlen sie trinken;
Gestreckt im Schatten, will ich in güldne Saiten die Freude,
Die in Euch wohnet, besingen. Reizt und begeistert die Sinnen,
Daß meine Töne die Gegend wie Zephyrs Lispeln erfüllen
Und wie die rieselnden Bäche!
Auf rosenfarnem Gewölke, bekränzt mit Tulpen und Veilchen,
Sank jüngst der Frühling vom Himmel. [...]358

L’invocation à la nature fait place à l’apparition du printemps qui, telle une divinité, descend du ciel. Toutefois, cette apostrophe initiale, dont semble s’inspirer Schiller dans son poème ’Der Spaziergang’ (1795)359, ne mène pas uniquement, comme c’est le cas chez Brockes, à une louange du Créateur. Dans la dernière strophe du poème, conçue comme le pendant de la première360, l’éloge de Dieu, dépourvu de toute finalité didactique, s’apparente davantage à une profession de foi conventionnelle361 :

[...]
Grünt nun, Ihr holden Gefilde! Ihr Wiesen und Schlösser von Laube!
Grünt, seid die Freude des Volks! Dient meiner Unschuld hinfüro
Zum Schirm, wenn Bosheit und Stolz aus Schlössern und Städten mich treiben!
Mir wehe Zephyr aus Euch durch Blumen und Hecken noch öfter
Ruh’ und Erquickung ins Herz! Laßt mich in Euren Revieren
Den Hernn und Vater der Welt, der Segen über Euch breitet,
Im Strahlenkreise der Sonnen, im Thau und träufelnden Wolken,
Noch ferner auf Flügeln der Winde mit Augen des Geistes erblicken
Und melden voll heiliger Regung sein Lob antwortenden Sternen!
Und wenn nach seinem Geheiß mein Ziel des Lebens herannaht,
Denn sey mir endlich in euch die letzte Ruhe verstattet362.

Au souhait initial d’être ’reçu’ au sein de la nature répond celui d’y finir ses jours. La présence du moi lyrique, dans le premier comme dans le dernier vers (’Empfangt mich’ / ’sey mir endlich in euch die letzte Ruhe verstattet’), est ici tout à fait significative363. L’observation minutieuse de la nature, qui, chez Brockes, visait à démontrer l’omniprésence de Dieu, cède le pas à une représentation plus subjective. En contemplant la nature, le poète ne cherche plus seulement à étayer sa foi, mais encore à projeter en elle ses états d’âme. En citadin conscient des vices des ’châteaux’ et des ’villes’ (’wenn Bosheit und Stolz aus Schlössern und Städten mich treiben’), il aspire à retrouver au sein d’un havre protecteur364 (’Dient meiner Unschuld hinfüro / Zum Schirm’) un apaisement (’Ruh’’, ’Erquickung’) et une pureté originelle (’Führt mich in Gängen voll Nacht zum glänzenden Throne der Tugend’). À l’instar de Haller, Kleist brosse ainsi un tableau idyllique de la vie paysanne365, qui contraste violemment avec ces ’geôles dorées’ que sont les villes366.

Certes, la présence d’un topos emprunté à la poésie pastorale (l’opposition traditionnelle de la ville et de la campagne) nous incite à nuancer l’originalité et la sincérité du sentiment exprimé par Kleist dans le poème ’Der Frühling’, influencé également, rappelons-le, par la poésie de la nature anglaise (notamment par J. Thomson)367.

Toutefois, chez Kleist, le lecteur est invité non plus à méditer sur les vertus d’une existence naturelle, mais à s’abandonner à l’ivresse salutaire de ’mille scènes colorées’ :

[...]
Ihr, deren zweifelhaft Leben gleich trüben Tages des Winters
Ohn’ Licht und Freude verfließt, die Ihr in Höhlen des Elends
Die finstere Stunden verseufzt, betrachtet die Jugend des Jahres!
Dreht jetzt die Augen umher, laßt tausendfarbichte Scenen
Die schwarzen Bilder verfärben! Es mag die niedrige Ruhmsucht,
Die schwache Rachgier, der Geiz und seufzender Blutdurst sich härmen;
Ihr seid zur Freude geschaffen, der Schmerz schimpft Tugend und Unschuld.
Saugt Lust und Anmuth in Euch! Schaut her, sie gleitet im Luftkreis
Und grünt und rieselt im Thal. [...]
[...] Kommt, kommt in winkende Felder
Kommt, überlasset dem Zephyr die kleinen Wellen der Locken,
Seht Euch in Seen und Bächen, gleich jungen Blumen des Ufers!
Pflückt Morgentulpen voll Thau und ziert den wallenden Busen!
[...]368.

Il ne s’agit plus de décrire une nature obervée à la loupe, mais de donner libre cours aux sentiments qu’elle provoque en nous. En se contemplant lui-même dans le ’miroir’ de la nature et en s’identifiant à ses éléments (’Seht euch in Seen und Bächen, gleich jungen Blumen des Ufers’), l’individu cesse d’être un observateur extérieur, qui se contenterait de la vénérer à distance. Comme l’affirme H. C. Buch, la nature apparaît alors comme une surface de ’projection de voeux et de tonalités subjectifs’369, sans perdre pour autant de sa réalité ’objective’.

De fait, le poème ’Der Frühling’, qui rompt avec une représentation humanisée et idéale, se caractérise en effet par une alternance étonnante de scènes idylliques et de passages plus réalistes, voire apocalyptiques, reflet, selon les termes de Schiller, de ’l’image préoccupante du siècle’370. Ainsi, la description de la vie champêtre est brutalement interrompue par l’évocation de la guerre dévastatrice371. De même, le souhait du poète de

’vivre pour lui-même’ au sein de ’champs amènes’372 auprès de sa bien-aimée et de ses amis reste, dans la mesure où il ne peut être réalisé, un ’rêve agréable’ auquel le poète est brusquement arraché. De même, l’apparition du printemps s’accompagne d’une pluie qui se mue en un véritable déluge apocalyptique373. Cette oscillation permanente entre des ’scènes colorées’ et de ’noires images’374 détermine la structure du poème, comme l’indique H. C. Buch :

‘Es handelt sich hier nicht um zufällige Episoden, sondern um eine rhythmische Grundstruktur, die für Kleists gesamtes Werk bestimmend ist: ein periodisches Schwanken zwischen hochgestimmter Freude und Schrecken - man könnte von ’gestörten Idyllen’ sprechen375.’

Cette alternance rythmique, que l’on retrouve dans d’autres poèmes de Kleist376, s’exprime par des contrastes de couleurs ou de lumières dont le poète use comme autant de métaphores de ses états d’âme377. Ainsi, avant de rejoindre, au sein de la nature, le ’trône éclatant de la vertu éclaircissant les ombres autour de lui’, le poète emprunte des ’chemins plein de nuit’378. Les ’scènes colorées’ qu’il nous invite à contempler comprennent toujours des zones d’ombre qui assombrissent le tableau, comme par exemple dans ce passage que nous avons cité plus haut et qui présente une vue panoramique379. Les personnifications employées par le poète (’lächelt’, ’trau’rt im Flor’) traduisent une ambivalence inhérente à sa personnalité. E. v. Kleist semble ainsi devoir repousser sans cesse l’assaut de ces ’images noires’ qui entravent son imagination créatrice, comme par exemple lorsque des images de guerre s’impose à son esprit :

[...]
Wohin verführt mich der Schmerz! Weicht, weicht Ihr traurigen Bilder,
Kom, Muse, laß uns die Wohnung und häusliche Wirthschaft des Landmanns
Und Viehzucht und Gärte betrachten! [...]
[...]380.

Ces brusques changements de ton, associés au jeu symbolique des couleurs déterminent si profondément la structure du poème qu’on ne peut les interpréter comme de simples tournures rhétoriques. Ils sont en réalité l’expression d’une mélancolie pathologique dont E. v. Kleist fait souvent état dans ses lettres381 et dont il disait qu’elle était ’sa muse’382. En lui offrant des éléments aussi divers que contrastés, la nature permet au poète de projeter cette affection à laquelle il semble naturellement prédisposé.

Notes
356.

216 Kleist lui-même considérait cette lettre comme une ’poésie Brockienne’ (’Brockische Poesie’). Nous renvoyons ici à la précieuse introduction d’A. Sauer, éditeur des oeuvres de Kleist : Ewald von Kleist’s Werke. 1. Theil. Gedichte. Seneca. Prosaische Schriften, op. cit., p. 135-170.

357.

217 ’Ich will ein Gebet an den Frühling machen, daß er sich bald unsern Grenzen nahe’ (ibid. p. 135). Le fragment d’un poème à la gloire de Dieu, datant de novembre 1745, comprenait déjà cinq strophes consacrées au printemps.

358.

218 Ibid., p. 173-174, vers 1-19.

359.

219 Rappelons simplement les premiers vers de ce poème :

’Sei mir gegrüßt, mein Berg mit dem rötlich strahlenden Gipfel!

Sei mir, Sonne, gegrüßt, die ihn so lieblich bescheint!

Dich auch grüß ich, belebte Flur, euch, säuselnde Linden,

Und den fröhlichen Chor, der auf den Ästen sich wiegt,

Ruhige Bläue, dich auch, die unermeßlich sich ausgießt

Um das braune Gebirg, über den grünenden Wald,

Auch um mich, der endlich entflohn des Zimmers Gefängnis

Und dem engen Gespräch freudig sich rettet zu dir.

[...]

Frei empfängt mich die Wiese mit weithin verbreitetem Teppich

[...]

Mich umfängt ambrosische Nacht; in duftende Kühlung

Nimmt ein prächtiges Dach schattender Buchen mich ein

[...]’. (in : F. Schiller, Sämtliche Werke, op. cit., vol. 1, p. 228-229)

Le poète commence par saluer joyeusement la nature où il découvre, hors de la ’prison’ de sa chambre, une liberté salutaire. Comme dans le poème de Kleist, c’est une nature protectrice et maternelle qui l’accueille (’mein Berg’, ’um mich’, ’mich umfängt’, ’schattende Buchen’ ...).

360.

220 Plus précisément, les vers 450452 font écho aux premier vers (’Grünt nur, Ihr holden Gefilde! Ihr Wiesen und Schlösser vom Laube!’ / ’[...] Ihr Wohnungen süßer Entzückung’, ’Ihr hohen Gewölbe voll Laub [...]’), les vers 453-454 aux vers 5 et 6 (’Mir wehe Zephyr aus Euch durch Blumen und Hecken noch öfter / Ruh’ und Erquickung ins Herz’ / ’[...] füllet die Seele / Mit holder Wehmuth und Ruh!’).

361.

221 H. C. Buch parle à juste titre d’un topos exempt de cette justification téléologique propre à Brockes : ’[...] erhalten hat sich lediglich das zum Topos verfestigte Lob Gottes, allerdings ohne die teleologische Begründung, das ’Nützlichkeitsdenken’ von Brockes.’ (H. C. Buch, op. cit., p. 120)

362.

222 E. v. Kleist, op. cit., p. 205-206, vers 450-460.

363.

223 Dans la version de 1756, l’affirmation du moi lyrique est soulignée par la reprise anaphorique, au second vers, de l’injonction intiale (’Empfang mich, schattichter Hain, voll hoher grüner Gewölbe! / Empfang mich! [...]’, in : op. cit., p. 206, vers 1-2).

364.

224 Les frondaisons voûtées (’Ihr hohen Gewölbe voll Laub’, v. 2 ; ’ihr Wiesen und Schlösser vom Laube’, vers 450) soulignent cet aspect protecteur et presque maternel.

365.

225 Cf. essentiellement les vers 138-199 (in : ibid., p.182 sq.).

366.

226 ’[...] Und Ihr, Ihr Bilder des Frühlings, / Ihr blühenden Schönen, flieht jetzt den Athem-raubenden Aushauch / Von güldnen Kerkern der Städte! [...]’ (in : ibid., p. 177, vers 68-70).

367.

227 Nous retrouvons cette influence non seulement dans le domaine de la poésie, mais également dans celui de la musique, comme en témoignent, par exemple, les Jahreszeiten (1801) de Haydn, dont le livret (composé par van Swicken) s’appuie aussi sur le poème de J. Thomson ’The Seasons’ (1728).

228 In : op. cit., p. 177, vers 60-73.

368.

229 ’Die Natur wird zur Projektion subjektiver Wünsche und Stimmungen, ohne deshalb ihren objektiven Realitätscharakter ganz zu verlieren [...].’, in : H. C. Buch, op. cit., p. 138.

369.

230 ’Aber, hat ihn [Kleist] sein Dichtungstrieb aus dem einengenden Kreis der Verhältnisse heraus in die geistreiche Einsamkeit der Natur geführt, so verfolgt ihn auch noch bis hierher das ängstliche Bild des Zeitalters und leider auch seine Fesseln.’, in : F. Schiller, ’Über naive und sentimentalische Dichtung’ (1796), in : F. S., Werke in drei Bänden, op. cit., vol. 2, p. 570.

370.

231 Cf. les vers 109-137, p. 180 sq. (’[...] Allein, der frässige Krieg, von Zähne-bleckendem Hunger / Und wilden Schaaren begleitet, verheeret oft Arbeit und Hoffnung. [...]’). Le poète fait ici référence aux guerres de Silésie (1740-1742 et 1744-1745).

371.
372.

232 Cf. les vers 212 sq., p. 187 sq. (’[...] Ach wär’ auch mir es vergönnt, in Euch, Ihr holden Gefilde, / Bestürmter Tugenden Häfen, Ihr stillen Häuser des Friedens, / Gestreckt in wankende Schatten, am Ufer schwatzhafter Bäche / Hinfort mir selber zu leben, und Leid und niedrige Sorgen / Vorüberrauschender Luft einst zuzustreuen! [...] Doch wie, erwach ich vom Schlaf? Wo sind die himmlischen Bilder? Welch ein anmuthiger Traum betrog die wachenden Sinnen? [...]’).

373.

233 Cf. les vers 19-44, p. 174-176 : ’[...] Aus seinen Busen ergoß sich / Die Milch der Erden in Ströhmen. Schnell glitt von murmelnden Klippen / Der Schnee in Bergen herab; des Winters Gräber, die Flüsse, / Worin Felshügel von Eis mit hohlem Getöse sich stießen, / Empfingen ihn, blähten sich auf voll ungeduldiger Hoffnung / Durchrißen nagend die Dämme, verschlangen frässig das Ufer / Wald, Feld und Wiese ward Meer. [...]’).

374.

234 Cf. supra : p. 110 (vers 63-64).

375.

235 H. C. Buch, op. cit., p. 133. L’expression ’gestörte Idyllen’ fait référence à la thèse de Jens Tismar (cf. note 40, p. 292).

376.

236 Cf. notamment le poème ’Sehnsucht nach Ruhe’ (1744), où l’évocation de la guerre vient à nouveau rompre l’harmonie initiale (in : Ewald von Kleist’s Werke, op. cit., p. 41sq., vers 19-24).

377.

237 Comme le précise H. C. Buch (p. 133), les vers 60-64 (cf. supra p. 110) illustrent parfaitement cet emploi métaphorique de la couleur et de la lumière (’gleich trüben Tages’, ’Ohn’ Licht und Freude’, ’in Höhlen des Elends’, ’die finstere Stunden’, ’tausendfarbichte Scenen’, ’die schwarzen Bilder’, ’verfärben’).

378.

238 Cf. supra : p. 108 (vers 8-9).

379.

239 Cf. supra : p. 90-91 (vers 74-101, p. 178-180).

240 In : op. cit., p. 182, vers 138-140.

380.
381.

241 Kleist note par exemple, dans une lettre du 31 janvier 1748 : ’[...] ich bin 2 Tage lang melancholisch gewesen und habe nichts als Gräber und Leichen gesehen.’ (in : Ewald von Kleist’s Werke, op. cit., vol. 2, p. 100). Cf. également p. 85 (’[...] denn ich war, wie sehr oft, verdammt hypochondre; doch ward mein Gemüth zielich aufgeheitert; nur das Ungewitter im Leibe hörte nicht auf.’) et p. 311 (’Das Schwalbacher und Eger Wasser soll besonders vor die hypochondrie gut sein, welches doch eigentlich meine Krankheit ist, ob sie gleich schon so zugenommen hat, daß es mehr melancholie geworden.’).

242 ’Ich glaube, daß die Melancholie meine Muse ist.’, in : ibid., p. 81.

382.

243 E. T. A. Hoffmann, Des Vetters Eckfenster, in : Späte Werke, Munich 1979, p. 599.