2. 2. 4. Bilan et prolongements

- Le rôle de la ’vue-cadre’

L’utilisation de la ’vue-cadre’ (Rahmenschau), telle qu’elle est exposée dans le poème de Brockes ’Bewährtes Mittel für die Augen’, répond à la première exigence du paysage littéraire, la mise en perspective d’une partie de la nature. Les inventaires des poètes baroques sont remplacés par un assemblage de ’tableaux’, organisés en fonction du regard du spectateur. Le vertige que ce dernier peut éprouver lorsqu’il découvre ’d’un coup’ la nature dans toute sa diversité semble ainsi parfaitement maîtrisé.

L’influence du rationalisme des Lumières sur la représentation de l’espace en littérature se mesure encore, mais dans un contexte bien différent, au début du XIXe siècle. Ce mode de perception qu’est la ’vue-cadre’ sera repris par exemple par E. T. A. Hoffmann dans l’un de ses derniers récits Des Vetters Eckfenster, paru en 1822. Le personnage principal, cousin du narrateur, est un infirme reclus dont le seul plaisir est de contempler, de sa fenêtre donnant sur la place du marché, la foule bigarrée des marchands et des passants. Invité à se joindre à lui, le narrateur trouve le spectacle certes divertissant, mais aussi ’lassant’ et susceptible même de provoquer un léger ’vertige’ :

‘Der Anblick war in der Tat seltsam und überraschend. Der ganze Markt schien eine einzige, dicht zusammengedrängte Volksmasse [...]. Die verschiedensten Farben glänzten im Sonnenschein und zwar in ganz kleinen Flecken; auf mich machte dies den Eindruck eines großen, vom Winde bewegten, hin und her wogenden Tulpenbeets und ich mußte mir gestehen, daß der Anblick zwar recht artig, aber auf die Länge ermüdend sei, ja wohl gar aufgereizten Personen einen kleinen Schwindel verursachen könne der dem nicht unangenehmen Delirieren des nahenden Traums gliche; darin suchte ich das Vergnügen, das das Eckfenster dem Vetter gewährte, und äußerte ihm dieses ganz unverhohlen383.’

La description ’impressionniste’ du marché (’die verschiedensten Farben glänzten [...] in ganz kleinen Flecken’) fait rapidement place à l’analyse rationnelle du narrateur, qui compare l’étourdissement éprouvé à un état de semi-conscience (’dem nicht unangenehmen Delirieren des nahenden Traums’). Déplorant l’absence chez son jeune parent d’une réelle ’capacité visuelle’384, le cousin cherche alors à l’initier à l’art de voir :

‘Jener Markt bietet dir nichts dar, als den Anblick eines scheckichten, sinnverwirrenden Gewühls des in bedeutungsloser Tätigkeit bewegten Volks. Hoho, mein Freund! mir entwickelt sich daraus die mannigfachste Szenerie des bürgerlichen Lebens, und mein Geist, ein wackerer Callot, oder moderner Chodowecki, entwirft eine Skizze nach der anderen, deren Umrisse oft keck genug sind385.’

Le narrateur apprend ainsi à ne pas se laisser dérouter par le spectacle confus de la foule animée et à dégager de cet ensemble indistinct différents ’croquis’, qui apparaissent l’un après l’autre dans le champ d’une lunette. C’est le principe de la ’vue-cadre’ qui lui est ici inculqué. Le marché cesse d’être perçu dans son ensemble comme une masse informe, simplement animée par un mouvement de va-et-vient, et offre au regard du spectateur une série de petites ’scènes’ décrites et commentées tour à tour par le narrateur et son cousin386.

Hoffmann semble donc reprendre ici un schéma de perception rationnel propre au XVIIIe siècle, en l’appliquant non plus à la description d’un morceau de nature, mais à celle d’une scène urbaine. Ses intentions sont toutefois bien différentes de celles de Brockes, désireux de ’voir raisonnablement’ la nature pour mieux découvrir son ordonnance divine. Le mode de perception auquel recourent les personnages dans le texte de Hoffmann est dicté par un principe de création cher à l’auteur et qui consiste, ’à la manière de Callot’, à ’concentrer dans un petit espace une profusion d’objets’387. De plus, la perception rationnelle ne permet pas chez Hoffmann de saisir la réalité objective. Doué d’une imagination que même la maladie n’a pu freiner388, le cousin du narrateur ne fait que broder sur les personnages et les faits observés. La contemplation de ces ’scènes de la vie bourgeoise’ sert avant tout de tremplin à l’imagination. Le recours à la ’vue-cadre’ devient ainsi la pièce maîtresse du jeu qui s’instaure, dans ce texte comme dans de nombreux récits fantastiques de Hoffmann, entre le réel et l’imaginaire. Nous reviendrons plus loin sur ce mode de perception ’encadrée’, lorsque nous étudierons le motif de la fenêtre dans le roman de J. v. Eichendorff Ahnung und Gegenwart 389.

Notes
383.
384.

244 ’Vetter, Vetter! nun sehe ich wohl, daß auch nicht das kleinste Fünkchen von Schriftstellertalent in dir glüht. Das erste Erfordernis dazu fehlt dir [...]; nämlich ein Auge, welches wirklich schaut.’, in : ibid., p. 600 (termes soulignés par nous).

385.

245 Ibid.

386.

246 Cette alternance de descriptions (image) et de commentaires (discours) rappelle par ailleurs les représentations emblématiques traditionnelles. L’explication finale du cousin pourrait même faire office de subscriptio : ’Dieser Markt [...] ist auch jetzt ein treues Abbild des ewig wechselnden Lebens. Rege Tätigkeit, das Bedürfnis des Augenblicks trieb die Menschenmasse zusammen; in wenigen Augenblicken ist alles verödet, die Stimmen, welche im wirren Getöse durcheinanderströmten, sind verklungen, und jede verlassene Stelle spricht das schauerliche: ’Es war!’ nur zu lebhaft aus.’ (in : ibid., p. 621). Le marché apparaît ainsi comme une allégorie de la ’vie éternellement inconstante’.

387.

247 Nous nous référons ici au texte programmatique que Hoffmann consacra à J. Callot, graveur et peintre français (1592-1635), et qui ouvre le premier volume des Fantasie- und Nachtstücke : ’Kein Meister hat so wie Callot gewußt, in einem kleinen Raum eine Fülle von Gegenständen zusammenzudrängen, die ohne den blick zu verwirren, nebeneinander, ja ineinander heraustreten, so daß das Einzelne als Einzelnes für sich bestehend, doch dem Ganzen sich anreiht.’ (in : Fantasie- und Nachtstücke, Darmstadt 1979, p. 12).

388.

248 ’[...] die schwerste Krankheit vermochte nicht den raschen Rädergang der Phantasie zu hemmen, der in seinem Innern fortarbeitete, stets Neues une Neues erzeugend.’ (E. T. A. Hoffmann, Des Vetters Eckfenster, op. cit., p. 597).

389.

249 Cf. infra : 4. 3., p. 227 sq.