- La question de l’unité de la représentation

La fragmentation de la représentation en différents ’tableaux’ successifs pose le problème de son unité. Dans son essai Critische Betrachtungen über die poetischen Gemählde der Dichter, Bodmer met le poète en garde contre la décomposition systématique de ’grands’ objets :

‘Es giebt Figuren, da das Auge zween Drittel von der Fläche auffassen kan, aber weil das Gesicht auf solchen Cörpern in verschiedenen Winckeln brechen muß, so nimmt es nicht ein einförmiges Bild davon ein, sondern verschiedene Bilder von einer Art. Wenn dem Auge oder der Einbildungskraft etwas als groß vorkommen soll, so muß sich ihm das Mannigfaltige darinnen verbergen. [...] Denn weil alle Dinge aus vielen Theilen bestehen, so würden sie für ein Auge oder einen Geist, der sie alle stückweise sehen und fassen möchte, nichts Grosses behalten. Dieses lehret uns demnach, wie ein Poet auch in denen Sachen selbst etwas Grosses finden, oder ihnen den Schein des Grossen mitteilen könne, welche an sich selber mannigfaltig zusammengesetzt sind, wenn er sie nemlich als gantze Cörper betrachtet, und von einem grössern Gantzen, dessen Theile sie sind, durch die Verbergung dieser Theile absondert390.’

Si un objet composé de nombreux éléments est perçu ou représenté ’pièce par pièce’ (’stückweise’), son effet n’aura rien de ’grand’. C’est en le considérant ’dans son ensemble’ (’als gantze Cörper’) que le poète lui trouvera quelque grandeur ou tout au moins lui en donnera l’apparence.

Nous rappellerons également que, selon Lessing, la décomposition d’un objet en ses différentes parties, préjudiciable à l’unité de l’ensemble, est nécessairement le lot du poète et non celui du peintre :

‘Wie gelangen wir zu der deutlichen Vorstellung eines Dinges im Raume? Erst betrachten wir die Teile desselben einzeln, hierauf die Verbindung dieser Teile, und endlich das Ganze. [...] Gesetzt nun also auch, der Dichter führe uns in der schönsten Ordnung von einem Teile des Gegenstandes zu dem andern; gesetzt, er wisse uns die Verbindung dieser Teile auch noch so klar zu machen: wie viel Zeit gebraucht er dazu? Was das Auge mit einmal übersieht, zählt er uns merklich langsam nach und nach zu, und oft geschieht es, daß wir bei dem letzten Zuge den ersten schon wiederum vergessen haben. Jedennoch sollen wir uns aus diesen Zügen ein Ganzes bilden; dem Auge bleiben die betrachteten Teile beständig gegenwärtig; es kann sie abermals und abermals überlaufen: für das Ohr hingegen sind die vernommenen Teile verloren, wann sie nicht in dem Gedächtnisse zurückbleiben. Und bleiben sie schon da zurück: welche Mühe, welche Anstrengung kostet es, ihre Eindrücke alle in eben der Ordnung so lebhaft zu erneuern, sie nur mit einer mäßigen Geschwindigkeit auf einmal zu überdecken, um zu einem etwanigen Begriffe des Ganzen zu gelangen!391

Parce qu’elle présente les différentes parties d’un même objet non pas simultanément (’mit einmal’), mais successivement (’nach und nach’), la représentation du poète pêche essentiellement par son manque d’unité. C’est précisément en s’appuyant sur le poème de Haller ’Die Alpen’ que l’auteur démontre l’incapacité de la description poétique à représenter, selon le mode ’consécutif’ du discours, des corps qui coexistent dans l’espace392.

Toutefois, Lessing nuance quelque peu cette condamnation de la poésie descriptive lorsqu’il évoque, pour finir, le poème de E. v. Kleist ’Der Frühling’. Il affirme en effet que si le poète avait eu le temps de mettre à profit ses réflexions sur les différents moyens de concilier sa représentation poétique avec ’l’ordre naturel’ de la vue, il aurait opté non plus pour une ’succession d’images sobrement entremêlées de sentiments’, mais, à l’inverse, pour une ’suite de sentiments parcimonieusement entremêlés d’images’393. Autrement dit, seule l’expression de sentiments, prenant le pas sur la représentation, nécessairement successive, des images fragmentaires de la réalité sensible, permettrait de pallier les insuffisances d’une description poétique de la nature.

Nous parvenons ici à une étape essentielle dans notre réflexion sur la constitution du paysage en littérature. L’analyse de Lessing nous conduit en effet à nous interroger sur la nature de cette unité constitutive du paysage. Nous ne pouvons encore, à ce stade de notre étude, définir précisément ce qu’il faut entendre par ce concept. Nous retiendrons simplement, avec Lessing, que l’abandon d’une reproduction purement mimétique de la nature, au profit de l’expression du sentiment qu’inspire sa contemplation, semble être le gage de cette unité qui fait encore défaut à la poésie descriptive du début du XVIIIe siècle.

Certes, nous avons pu constater qu’elle n’était pas étrangère à l’expression d’un authentique sentiment de la nature. Les poèmes de Brockes notamment traduisent une émotion teintée de piétisme, comme en témoignent à la fois l’emploi fréquent du verbe ’rühren’ et le soin apporté à la description des mouvements de son âme. La mise en relation de l’individu et de la nature par la médiation de l’âme donne ainsi à ce sentiment de la nature auquel les poètes baroques n’osaient encore s’abandonner une impulsion déterminante. Peu à peu, le poète ne se contente plus de simples apostrophes rhétoriques, mais cherche à décrire réellement le sentiment que lui procure la contemplation de la nature.

Cependant, cette nouvelle émotion esthétique reste subordonnée, la plupart du temps, à une réflexion théologique. Ainsi, l’expression de sentiments ne l’emporte que très rarement sur l’observation scientifique de la nature, principalement destinée à apporter la preuve de la tout-puissance de Dieu.

L’effacement progressif de l’arrière-plan théologique au cours du XVIIIe siècle permet toutefois d’évoquer plus librement les effets produits par la nature sur l’âme du spectateur. Chez E. v. Kleist notamment, et sous l’influence du sensualisme anglais, la contemplation du monde sensible suscite non plus une simple déférence, mais un véritable épanchement, caractérisé par une oscillation constate entre deux sentiments extrêmes. Nous avons ici affaire à une poésie de la nature ’sentimentale’ au sens où l’entend Schiller394. En privilégiant l’expression de ses sentiments, Kleist parvient à amoindrir cette distance rationnelle qui est encore maintenue dans la poésie descriptive du XVIIIe siècle395 entre la nature et le spectateur. Mais cette distance ne s’efface pas totalement, puisque c’est encore la réflexion, soulignée par une opposition récurrente entre le bonheur idyllique d’une existence naturelle et les affres de la vie moderne, et non le sentiment396 qui sous-tend la représentation de la nature dans le poème ’Der Frühling’.

Caractérisée par la double mise en oeuvre d’un nouvel art de voir et d’une ’dynamique verbale’, la ’poésie de la nature’ du début du XVIIIe siècle jette les fondements de la représentation du paysage en littérature. Reste la question de son unité, à laquelle Lessing, anticipant sur l’analyse de la ’poésie paysagiste’ (poetische Landschaftsmalerei) que proposera Jean Paul dans son ouvrage Vorschule der Ästhetik (1804)397, tente d’apporter une première réponse. La pertinence du jugement que porte Lessing sur le poème de E. v. Kleist semble être confirmée par l’émergence, dès la seconde moitié du XVIIIe siècle, d’une poésie plus subjective, plus ’intérieure’, et qui trouve dans les oeuvres de F. G. Klopstock son expression la plus accomplie.

Notes
390.

250 J. J. Bodmer, op. cit., p. 218.

251 G. E. Lessing, Laokoon: oder über die Grenzen der Malerei und Poesie, op. cit., p. 110-111.

391.
392.

252 Cf. supra : 1. 2. 1., p. 37.

393.

253 ’Von dem Herrn von Kleist kann ich versichern, daß er sich auf seinen Frühling das wenigste einbildete. Hätte er länger gelebt, so würde er ihm eine ganz andere Gestalt gegeben haben. Er dachte darauf, einen Plan hinein zu legen, und sann auf Mittel, wie er die Menge von Bildern, die er aus dem unendlichen Raume der verjüngten Schöpfung, auf Geratewohl, bald hier bald da gerissen zu haben schien, in einer natürlichen Ordnung vor seinen Augen entstehen und aufeinanderfolgen lassen wolle. [...] er würde aus einer mit Empfindungen nur sparsam durchwebten Reihe von Bildern, eine mit Bildern nur sparsam durchflochtene Folge von Empfindungen gemacht haben.’, in : G. E. Lessing, op. cit., p. 115 (termes soulignés par nous).

394.

254 Rappelons que, pour Schiller, le poète ’sentimental’ est celui qui cherche délibérément à recréer l’unité perdue avec la nature et qui nous touche par des représentations ’idéales’ de notre plus haute perfection (cf. F. Schiller, Über naive und sentimentalische Dichtung, op. cit., notamment p. 560).

395.

255 Schiller regrette notamment, à propos des ’tableaux’ de Haller, que la raison prenne trop souvent le pas sur l’émotion et il reproche au poète de chercher plus à ’instruire’ qu’à ’représenter’ (’Nur überwiegt überall zu sehr der Begriff in seinen Gemälden, so wie sie in ihm selbst der Verstand über die Empfindung den Meister spielt. Daher lehrt er durchgängig mehr, als er darstellt, und stellt durchgängig mit mehr kräftigen als lieblichen Zügen dar.’, in : ibid., p. 570).

396.

256 Schiller juge ainsi que chez E. v. Kleist, la réflexion nuit même à ’l’oeuvre de l’émotion’ : ’Ist sein Herz gleich feurig, seine Phantasie gleich ernergisch genug, die toten Gebilde des Verstandes durch die Darstellung zu beseelen, so entsellt der kalte Gedanke ebensooft wieder die lebendige Schöpfung der Dichtungskraft, und die Reflexion stört das geheime Werk der Empfindung’ (ibid., p. 570-571). Cf. également à ce propos le commentaire de A. Langen : ’Man wird nach alledem im ganzen sagen dürfen, daß die Landschaftsschilderung der Aufklärungszeit vorwiegend statischer Natur ist. Mensch und Landschaft sind noch vorsubjektivistisch geschieden, engere seelenhafte Beziehungen fehlen zwar nicht ganz, aber noch nicht wird die Landschaft zum Ausdruckträger, es fehlt also auch noch die in der Stimmungslandschaft des Subjektivismus so wichtige Übertragung der seelischen Dynamik auf die Natur.’ (in : op. cit., p. 125).

397.

257 Cf. infra : 4. 1. 1., p. 161 sq.