3. 1. L’hymne à la nature chez F. G. Klopstock

3. 1. 1. Le ’coeur, maître des images’

Dans le poème ’An Freund und Feind’ (1781), où le caractère éphémère de l’existence est opposé aux valeurs immortelles de la poésie, Klopstock retrace la genèse de cette vaste épopée chrétienne à laquelle il doit sa renommée, Der Messias, achevée quelques années auparavant, en 1773. Le poète a ainsi l’occasion de rappeler le principe qui lui a servi de guide :

[...]
Bis zu der Schwermuth wurd’ ich ernst, vertiefte mich
In den Zweck, in des Helden Würd’, in den Grundton,
Den Verhalt, den Gang, strebte, geführt von der Seelenkunde,
Zu ergründen: Was des Gedichts Schönheit sey?
[...]
Strenges Gesetz grub ich mir ein in Erzt: Erst müsse das Herz
Herrscher der Bilder seyn [...]
[...]400.

Le précepte qu’énonce ici Klopstock, qui choisit le ’coeur’ comme ’maître des images’, vaut non seulement pour les différents chants du Messias, mais également pour l’ensemble de sa création poétique. Cette prédilection pour une ’langue’ du coeur s’explique essentiellement par l’essor d’un courant littéraire étroitement lié au piétisme, l’Empfindsamkeit. Cette nouvelle culture du sentiment, répandue en Europe vers la moitié du XVIIIe siècle, ne consiste pas en un rejet systématique des valeurs morales de l’Aufklärung. La poésie, encore appréciée pour sa beauté éthique, conserve une finalité didactique. Simplement, c’est en représentant de bons sentiments et non de belles actions que le poète parvient à édifier son lecteur.

Ainsi, la représentation de la nature dans la poésie de l’Empfindsamkeit ne se distingue plus nécessairement par ses qualités mimétiques, mais par les sentiments qu’exprime le poète. Certes, ses prédécesseurs ne sont pas restés étrangers aux émotions suscitées par le spectacle de la nature. Toutefois, comme nous avons pu le constater précédemment, le maintien d’une distance rationnelle entre l’homme et la nature, caractéristique de l’Aufklärung, inhibent encore les sentiments éprouvés. Rappelons notamment que chez Brockes, l’éloge récurrent de Dieu, généralement adjoint, sous forme de maxime édifiante, aux descriptions minutieuses de la nature, permettait au poète de se préserver de toute ’invasion’ brutale du sentiment.

Chez Klopstock, ce rempart rationnel semble être ébranlé par la force du sentiment. Dans le poème ’Die Frühlingsfeyer’ (1759) par exemple, la contemplation de la nature printanière engendre spontanément la dévotion :

[...]
Ergeuß von neuem du, mein Auge,
Freudenthränen!
Du, meine Harfe
Preise den Herrn!
Umwunden wieder, mit Palmen
Ist meine Harf’ umwunden! ich singe dem Herrn!
Hier steh ich. Rund um mich
Ist Alles Allmacht! und Wunder Alles!
Mit tiefer Ehrfurcht schau ich die Schöpfung an,
Denn Du!
Namenloser, Du!
Schufest sie!
[...] 401.

L’omniprésence divine n’est plus le fruit d’une déduction rationnelle telle que l’enseignait Brockes, mais est ressentie spontanément par le poète qui donne libre cours à son enthousiame. Cette évolution se traduit également par un changement prosodique, attesté dans ce passage par le recours non plus à une forme de versification traditionnelle, mais à des mètres libres.

L’expression du sentiment du divin semble désormais l’emporter sur une représentation mimétique de la nature qui visait à apporter la preuve de l’existence de Dieu, comme le relève G. Kaiser dans son étude sur les liens entre religion et poésie dans l’oeuvre de Klopstock :

‘Damit wandelt sich Klopstocks Richtung als Lyriker vom Preis Gottes in der Natur zum Preis der Natur in Gott: Vorrangig ist nicht mehr die Abbildung der Natur, in der dann durch Vernunftschlüsse das Bild Gottes aufgedeckt wird; vordringlich ist die Aussage des Gefühls von Gott, in das die gesamte beseelt erlebte Natur mit einstimmt402.’

Il ne s’agit plus d’observer avec une minutie presque scientifique les phénomènes et éléments naturels, mais d’évoquer la ’spiritualisation’ (Beseelung) d’une nature pénétrée par le divin.

Préférer le coeur à la raison, privilégier l’expression du sentiment au détriment de la représentation engendre un double bouleversement, à la fois perceptif et poétique. Tout d’abord, l’observateur appliqué, qui se gardait de se livrer sans retenue aux émotions que suscite en lui son ’objet d’étude’, se mue en un spectateur enthousiaste, transporté par les sentiments qu’il éprouve au sein même de la nature. Cette adoption d’un nouveau point de vue est tout à fait manifeste dans le poème de Klopstock, ’Die Frühlingsfeyer’, précédemment cité, où le poète affirme sa place au centre de la création, en usant d’une formule (’Hier steh ich. Rund um mich / Ist Alles Allmacht! [...]’) qui rappelle celle qu’employa Luther au terme de son discours prononcé devant la Diète de Worms le 18 avril 1521 (’Hier steh ich, ich kann nicht anders’)403. Le déictique spatial ’hier’ placé en début de vers souligne avec force cette nouvelle prétention du moi lyrique qui, comme le souligne A. Koschorke, n’est plus simplement mis en scène comme un observateur extérieur, qui se contenterait de commenter, après coup, le spectacle qui s’offre à lui :

‘Es wird kein Auftritt auf dem Schauplatz der Unendlichkeit mehr inszeniert, sondern das lyrische Ich ist schon immer in seiner perspektivischen Mitte. Klopstocks ’Hier steh ich’ manifestiert diesen Anspruch auf Unmittelbarkeit, auf poetische Authentizität des Augenblicks, auf Suspendierung eines jeden vorbereitenden, nachbereitenden, einschließenden Diskurses404.’

La présence d’un discours rationnel, laudatif ou édifiant dans la poésie de la nature du début du XVIIIe siècle s’efface au profit d’un rapport immédiat, spontané et authentique entre le moi lyrique et la nature. Nous verrons toutefois si, chez Klopstock, cette mise en relation s’effectue véritablement sans médiation aucune.

La prétention du poète à une présence au sein même de la nature apparaît également dans le poème ’Dem Allgegenwärtigen’ (1758) :

[...]
Ich hebe mein Aug’ auf, und seh,
Und siehe der Herr ist überall!
Sonnen, euch, und o Erden, euch Monde der Erden,
Erfüllet, rings um mich, des Unendlichen Gegenwart!
[...]
Hier steh ich Erde! was ist mein Leib,
Gegen diese selbst den Engeln unzählbare Welten,
Was sind diese selbst den Engeln unzählbare Welten,
Gegen meine Seele!
[...]
Augenblicke deiner Erbarmungen,
O Vater, sinds, wenn du das himmelvolle Gefühl
Deiner Allgegenwart
Mir in die Seele strömt.
[...]405.

L’apostrophe ajoutée ici par le poète (’Erde!’) donne à son exigence l’allure d’un véritable défi. Lorsqu’elle ressent l’omniprésence de Dieu, l’âme du poète acquiert une grandeur à laquelle ne saurait se mesurer l’infinité des mondes. Cette élévation lui permet alors de conquérir sa place au sein de l’univers.

Mais il y a plus : l’expression de cette conquête spirituelle implique également un autre bouleversement, celui de la langue poétique. La description de l’orage dans le poème de Klopstock ’Die Frühlingsfeyer’, comparée à celle que l’on trouve dans le poème de Brockes ’Die auf ein starckes Ungewitter erfolgte Stille’406, permet d’illustrer le renouveau qui s’opère avec la poésie de l’Empfindsamkeit. La ’dynamique verbale’ que cherchait à suggérer Brockes, comme on l’a vu, en multipliant les verbes de mouvement et en variant les mètres gagne en intensité dans l’ode de Klopstock :

[...]
Lüfte, die um mich wehn, und sanfte Kühlung
Auf mein glühendes Angesicht hauchen,
Euch, wunderbare Lüfte,
Sandte der Herr! der Unendliche!
Aber jetzt werden sie still, kaum athmen sie.
Die Morgensonne wird schwül!
Wolken strömen herauf!
Sichtbar ist, der komt, der Ewige!
Nun schweben sie, rauschen sie, wirbeln die Winde!
Wie beugt sich der Wald! wie hebt sich der Strom!
Sichtbar, wie du es Sterblichen seyn kanst,
Ja, das bist du, sichtbar, Unendlicher!
Der Wald neigt sich, der Strom fliehet, und ich,
Falle nicht auf mein Angesicht?
[...]407.

L’emploi de mètres libres, préférés ici aux alexandrins et aux iambes à quatre, cinq ou six accents de Brockes, accentue la dynamique créée par de nombreux verbes de mouvement (’strömen herauf’, ’schweben’, ’wirbeln’, ’beugt sich’, ’hebt sich’, ’neigt sich’, ’fliehet’). L’animation de la nature toute entière transporte le poète, invité lui aussi à ’tomber face contre terre’ (’Der Wald neigt sich, der Strom fliehet, und ich / Falle nicht auf mein Angesicht?’). L’enjambement (’[...] und ich / Falle [...]’) suggère non seulement, comme le note très justement G. Kaiser408, le prosternement du poète, mais également, par la mise en relief du pronom personnel en fin de vers, l’idée d’une correspondance entre la nature et le moi lyrique, correspondance exprimée encore sous forme d’hypothèse. L’ébranlement de la nature, traduit par le rythme saccadé des mètres irréguliers et des nombreuses césures, reflète ainsi celui du poète lui-même.

Ainsi, c’est dans un élan commun que le poète et la nature célèbrent l’apparition du Créateur :

[...]
Seht ihr den Zeugen des Nahen den zückenden Strahl?
Hört ihr Jehova’s Donner?
Hört ihr ihn? hört ihr ihn,
Den erschütternden Donner des Herrn?
Herr! Herr! Gott!
Barmherzig, und gnädig!
Angebetet, gepriesen
Sey dein herrlicher Name!
Und die Gewitterwinde? sie tragen den Donner!
Wie sie rauschen! wie sie mit lauter Woge den Wald durchströmen!
Und nun schweigen sie. Langsam wandelt
Die schwarze Wolke.
Seht ihr den neuen Zeugen des Nahen, den fliegenden Strahl?
Höret ihr hoch in der Wolke den Donner des Herrn?
Er ruft: Jehova! Jehova!
Und der geschmetterte Wald dampft!
[...]409.

Les périphrases redondantes qui désignent ’l’éclair’ divin (’den Zeugen des Nahen’, ’den zückenden Strahl’, ’Jehova’s Donner’, ’den erschütternden Donner des Herrn’, ’den fliegenden Strahl’ ...), l’accumulation d’interrogations rhétoriques, les nombreuses répétitions, ainsi que le recours à des participes présents (’den zückenden Strahl’, ’den erschütternden Donner’, ’den fliegenden Strahl’), plutôt qu’à des adjectifs qualificatifs, afin de renforcer encore la dynamique des éléments (soulignée par les dactyles), expriment le transport du poète qui découvre dans la nature l’image même de sa propre révélation. Le bouleversement de la métrique, le jeu des sonorités, notamment des allitérations en ’w’ (’Gewitterwinde’, ’Woge’, ’Wald’, ’wandelt’, ’Wolke’...), sont plus qu’un simple effet de style destiné à reproduire la violence de l’orage. Ils traduisent une mise en mouvement de la nature qui n’est plus simplement justifiée par le jeu des éléments naturels, mais qui résulte d’une dynamique spirituelle, de la transposition d’un état d’âme.

Le choix du ’coeur’ comme ’maître des images’, ainsi que le formule Klopstock dans le poème ’An Freund und Feind’, cité plus haut, bouleverse radicalement la représentation de la nature dans la poésie de la seconde moitié du XVIIIe siècle. Pour A. Langen, la découverte du sentiment comme moteur de la création poétique donne naissance à un véritable ’paysage de l’âme’ (Seelenlandschaft) :

‘[...] der Gesamtcharakter der Klopstockischen Dichtung, das Verschmelzen und Verwobensein der Naturbilder mit dem seelischen Geschehen macht aus Klopstocks Naturschilderung eine entschiedene dynamische Seelenlandschaft, Echo und Abbild des Menschenherzens [...], Symbol der seelischen Bewegung und darum selbst bewegt410.’

La poésie de Klopstock se caractérise ainsi par l’expression d’une correspondance affective entre les mouvements de la nature et ceux de l’âme humaine.

Toutefois, avant d’appliquer le terme de paysage à ce nouveau mode de représentation symbolique de la nature, conçue comme le miroir du monde intérieur du spectateur, il convient d’analyser plus précisément, en nous appuyant sur les critères distinctifs que nous avons initialement établis, les diverses formes de description de la nature dans les odes de Klopstock, ainsi que leur fonction à l’intérieur du texte poétique.

Notes
400.

3 F. G. Klopstock, Werke, éd. par G. J. Göschen, Leipzig 1798, vol. 2, p. 50.

401.

4 Ibid., vol. 1, p. 8 sq.

402.

5 G. Kaiser, Klopstock Religion und Dichtung, Gütersloh 1963, p. 287.

403.

6 Ces paroles de défi, qui ne sont données que dans très anciennes sources (notamment dans des textes imprimés à Wittenberg en 1521), sont rappelées par une plaque commémorative située à l’extérieur de la cathédrale de Worms.

404.

7 A. Koschorke, op. cit., p. 135.

405.

8 F. G. Klopstock, op. cit., vol. 1, p. 148 sq.

406.

9 Cf. supra p. 95. Nous nous référons ici à l’analyse de G. Kaiser, op. cit., p. 296 sq.

407.

10 F. G. Klopstock, op. cit., p. 13 sq.

408.

11 G. Kaiser, op. cit., p. 300.

409.

12 F. G. Klopstock, op. cit., p. 19 sq.

410.

13 A. Langen, op. cit., p. 136.