3. 1. 2. Des ’paysages de l’âme’ ?

Les descriptions de la nature chez Klopstock frappent dans un premier temps par leur indétermination. Dans le poème ’Die Frühlingsfeyer’ par exemple, cité précédemment, les différents éléments naturels sont simplement nommés à l’aide de pluriels emphatiques (’wunderbare Lüfte’, ’die Winde’) et de substantifs à valeur absolue (’der Wald’, ’der Strom’). La nécessité de structurer l’espace afin de rester maître de sa perception, ainsi que le préconisaient les poètes de l’Aufklärung, est abolie ici par l’ubiquité de l’observateur, transporté au sein de la nature. L’expression d’un sentiment extatique de la nature l’emporte sur la représentation concrète d’un phénomène naturel tel que l’orage.

Ainsi, la représentation de la nature dans le poème ’Friedensburg’ se distingue également par l’omission de repères spatiaux et par l’absence de qualités plastiques :

[...]
Auch hier stand die Natur, da sie aus reicher Hand
Über Hügel und Thal lebende Schönheit goß,
Mit verweilendem Tritte,
Diese Thäler zu schmücken, still.
Sieh den ruhenden See, wie sein Gestade sich,
Dicht vom Walde bedeckt, sanfter erhoben hat,
Und den schimmernden Abend
In der grünlichen Dämrung birgt.
Sieh des schattenden Walds Wipfel. Sie neigen sich.
Vor dem kommenden Hauch lauterer Lüfte? Nein,
Friedrich kömt in den Schatten!
Darum neigen die Wipfel sich.
[...]411.

L’usage uniforme de l’article défini (’den ruhenden See’, ’den schimmernden Abend’, ’des schattenden Walds Wipfel’...), la tournure stéréotypée ’Über Hügel und Thal’, ainsi que la valeur emphatique de l’impératif ’sieh’ répété en début de strophe confèrent à cette représentation de la nature un caractère universel. Les nombreux adjectifs verbaux (’lebende Schönheit’, ’mit verweilendem Tritte’, ’den ruhenden See’, ’den schimmernden Abend’, ’des schattenden Walds Wipfel’, ’vor dem kommenden Hauch’), préférés à des adjectifs qualificatifs, nous montrent une nature en perpétuel mouvement.

Pour A. Langen, cette indétermination de la représentation est précisément liée à l’émergence d’un ’paysage de l’âme’ dynamique, ainsi qu’il le précise dans le passage suivant :

‘So entsteht eine unplastische und unanschauliche, durch und durch musikalisierte und dynamisierte Ausdruckslandschaft, deren Bewegungsverben, obwohl meist durch das reale Objekt gegeben, dennoch in stärkstem Maße durchseelt sind: ein Mit- und Zuendemusizieren der Seelenmusik des Epos oder auch der Gedichte durch die Begleitmusik der Natur412.’

L’auteur souligne tout particulièrement le caractère musical (’musikalisierte [...] Ausdruckslandschaft’, ’ein Mit- und Zudendemusizieren der Seelenmusik des Epos’, ’durch die Begleitmusik der Natur’) des descriptions poétiques de la nature chez Klopstock, soucieux de rendre la ’tonalité’ affective du paysage contemplé413.

Cependant, nous ne pouvons accepter sans réserve cette affirmation. En effet, l’absence d’une représentation ’plastique’ et ’concrète’, ainsi que le relève Langen, nous incite au contraire à ne pas employer le terme de paysage, qui se définit tout d’abord, rappelons-le, par la mise en perspective d’une partie de la nature, et donc par le respect de certaines contraintes mimétiques. L’analyse du poème ’Die Frühlingsfeyer’ nous a, certes, permis de découvrir une véritable ’spiritualisation’ de la nature par les sentiments du poète. Toutefois, le recours, dans ce poème, à une structure prosodique qui n’est plus celle des vers libres, mais celle de l’ode asclépiade (caractérisée notamment par l’introduction de choriambes) nous semble encore faire obstacle à l’expression d’une correspondance spontanée entre la nature et le moi lyrique.

En réalité, Klopstock n’accorde à la nature qu’une valeur relative. Le caractère abstrait de ses représentations témoigne non pas, comme le prétend Langen, de l’emprise des sentiments du poète sur sa propre perception de la réalité, mais plutôt d’une permanente subordination de l’image à un discours. La contemplation de la nature n’est pas une fin en soi, ainsi que le rappelle très clairement le poète dans son hymne au printemps, ’Die Frühlingsfeyer’ :

[...]
Ich bin herausgegangen anzubeten,
Und ich weine? Vergieb, vergieb
Auch diese Thräne dem Endlichen,
O du, der seyn wird!
[...]414.

La perception de la nature ne s’est pas encore affranchie de la tutelle de la foi. Ainsi, la description de l’orage reste justifiée par l’apparition finale de ’l’éclair’ divin. Comme le rappelle très justement G. Kaiser, c’est ’en Dieu’ que la nature est célébrée415. Étroitement liée à une expérience religieuse, elle devient le théâtre d’une épiphanie.

Dans le poème ’Die Sommernacht’ (1766), la médiation du discours est également nécessaire à l’expression du sentiment de la nature :

Wenn der Schimmer von dem Monde nun herab
In die Wälder sich ergießt, und Gerüche
Mit den Düften von der Linde
In den Kühlungen wehn;
So umschatten mich Gedanken an das Grab
Der Geliebten, und ich seh in dem Walde
Nur es dämmern, und es weht mir
Von der Blüthe nicht her.
[...]416.

L’expression de la nostalgie suscitée par le spectacle du crépuscule repose encore sur une organisation rationnelle et rhétorique, ainsi que l’indique clairement la présence de ’charnières’ discursives (’wenn / so’) en début de chaque strophe. Un équilibre est ici atteint entre l’image poétique du crépuscule, esquissée dans la première strophe, et la réflexion qui lui est associée, dans une seconde strophe dont la structure syntaxique et prosodique est rigoureusement identique à la première417.

Ce problème du rapport entre la représentation et le discours, entre contemplation et réflexion, nous est familier depuis le début de cette étude. Nous rappellerons que, dans la poésie du début du XVIIIe siècle, l’image de la nature conquiert une autonomie que l’on peut mesurer aux représentations emblématiques des poètes baroques. Toutefois, la permanence d’un discours, religieux ou philosophique, même s’il se réduit parfois à un épilogue didactique quelque peu forcé, démontre les limites d’une telle conquête. Klopstock parvient ici à trouver un équilibre entre l’image de la nature et l’émotion ou la pensée qu’elle suscite, ainsi que le démontre l’organisation rationnelle du poème ’Die Sommernacht’.

Par conséquent, la nature n’a qu’une valeur relative. C’est parce qu’elle est associée à une pensée qui la transcende qu’elle devient un objet digne de représentation. Ainsi, dans le poème ’Morgengesang am Schöpfungsfeste’, la contemplation de l’aube génère l’idée de résurrection :

’Zwey Stimmen’
Noch kommt sie nicht die Sonne, Gottes gesendete,
Noch weilt sie die Lebensgeberin:
Von Dufte schauert es ringsumher
Auf der wartenden Erde.
[...]
Schon wehen sie, säuseln sie, kühlen
Die melodischen Lüfte der Frühe!
Schon wallt sie einher die Morgenröthe, verkündiget
Die Auferstehung der todten Sonne.
Herr! Herr! Gott! barmherzig, und gnädig!
Wir deine Kinder, wir mehr als Sonnen
Müssen dereinst auch untergehen,
Und werden auch aufgehn!
[...]418.

C’est à l’échelle de sa propre valeur que l’individu, fort de sa supériorité (’wir mehr als Sonnen’), mesure celle de la nature. Le spectacle de sa résurrection, figurée par le lever du ’soleil mort’, l’assure ainsi de l’immortalité de son âme.

Comme le rappellent les premiers vers du poème ’Der Zürchersee’ (1750), la beauté de la nature n’est donc que relative :

Schön ist, Mutter Natur, deiner Erfindung Pracht
Auf die Fluren verstreut, schöner ein froh Gesicht,
Das den großen Gedanken
Deiner Schöpfung noch Einmal denkt.
[...]419.

Ce qui suscite l’admiration du poète n’est pas tant la magnificence de la nature que ’l’idée’ même de la Création. Le spectacle de la nature élève l’esprit et donne à l’individu pénétré de cette idée une expression joyeuse (’ein froh Gesicht’), dont la beauté est bien supérieure à celle de la nature elle même. La contemplation ne sert ainsi que de prétexte à la réflexion.

Une excursion qu’effectua Klopstock, en compagnie de ses amis, sur le lac de Zurich en juillet 1750, est à l’origine de ce poème. Une lettre adressée par le poète à son cousin Johann Christoph Schmidt offre également le récit détaillé de ce périple. Les contours du paysage, que Klopstock esquisse avec précision dans sa correspondance420, s’estompent dans le poème. Le lecteur doit en effet se contenter de la description suivante :

[...]
Schon lag hinter uns weit Uto, an dessen Fuß
Zürch in ruhigem Thal freye Bewohner nährt;
Schon war manches Gebirge
Voll von Reben vorbeygeflohn.
Jetzt entwölkte sich fern silberner Alpen Höh,
Und der Jünglinge Herz schlug schon empfindender,
Schon verrieth es beredter
Sich der schönen Begleiterin.
[...]421

Les précisions toponymiques (’Uto’, désignant probablement le mont Ütliberg, et ’Zürch’) permettent simplement de déterminer le cadre de la représentation. Loin de procéder, à la manière de Brockes422, à une description détaillée des différentes ’scènes’ offertes au regard des voyageurs, le poète ne souligne que la rapide succession (’vorbeygeflohn’) de ’montagnes couvertes de vignobles’.

La découverte de la nature, elle-même subordonnée à une réflexion religieuse (’den großen Gedanken / Deiner Schöpfung’), n’est pas l’expérience majeure de ce voyage, contrairement à ce que laisse supposer le titre du poème. La succession des thèmes abordés obéit à une certaine hierarchie. Le poème repose tout d’abord sur un parallélisme entre la première et la neuvième strophe dont l’apostrophe initiale est semblable à la première :

[...]
Süß ist, fröhlicher Lenz, deiner Begeisterung Hauch,
Wenn die Flur dich gebiert, wenn sich dein Odem sanft
In der Jünglinge Herzen,
Und die Herzen der Mädchen gießt.
[...]423.

Les deux seuls adjectifs qu’utilise le poète pour qualifier son émotion esthétique, ’schön’ au premiers vers puis ’süß’ dans ce passage, sont repris au comparatif dans la seizième strophe, véritable clef de voûte du poème :

[...]
Aber süßer ist noch, schöner und reizender,
In dem Arme des Freunds wissen ein Freund zu seyn!
So das Leben genießen,
Nicht unwürdig der Ewigkeit!
[...]424.

Par cette surenchère, soulignée encore par la conjonction adversative ’aber’ en début de vers, le poète donne la primauté au thème de l’amitié. Le poème s’achève par l’évocation d’une communauté idéale, qui réunirait au sein de la nature le poète et ses amis :

[...]
Treuer Zärtlichkeit voll, in den Umschattungen,
In den Lüften des Walds, und mit gesenktem Blick
Auf die silberne Welle,
That ich schweigend den frommen Wunsch:
Wäret ihr auch bey uns, die ihr mich ferne liebt,
In des Vaterlands Schooß einsam von mir verstreut,
Die in seligen Stunden
Meine suchende Seele fand;
O so bauten wir hier Hütten der Freundschaft uns!
Ewig wohnten wir hier, ewig! Der Schattenwald
Wandelt’uns sich in Tempe,
Jenes Thal in Elysium!425.

La nature, qui n’est apparue au début du poème que sous une forme stylisée, se mue ici en un lieu idéal, un locus amoenus qui assurerait d’une vie éternelle ses hôtes, unis par les liens de l’amitié. Le ’bois ombreux’ découvert par les promeneurs sur l’île où ils font escale426 deviendrait ainsi un ’Tempé’ idyllique, la ’paisible vallée’ abritant Zurich427 un champ élyséen. L’idéalisation de la ’mère nature’, subordonnée tout d’abord à la ’grande idée’ de sa création puis à celle de l’amitié, finit par l’emporter sur la représentation concrète du monde extérieur.

De la même manière, dans le poème ’Die Sommernacht’, l’équilibre instauré, comme on l’a vu, entre l’image et le discours est dépassé dans la strophe finale par la vision, non plus utopique, mais élégiaque, d’une nature idéale :

[...]
Ich genoß einst, o ihr Todten, es mit euch!
Wie umwehten uns der Duft und die Kühlung,
Wie verschönt warst von dem Monde,
Du o schöne Natur!428.

Le spectacle du crépuscule, associé au souvenir des défunts, suscite finalement la vision d’une ’belle nature’ (’schöne Natur’), transfigurée (’verschönt’) par le clair de lune. Le souvenir ou, plus généralement, la réflexion suscitée par le spectacle de la nature semble, à nouveau, posséder une valeur supérieure à celle de la nature elle-même.

C’est cette primauté de ’l’idée’ que relève Schiller dans son essai Über naive und sentimentalische Dichtung :

‘Was nur immer, außerhalb den Grenzen lebendiger Form und außer dem Gebiete der Individualität, im Felde der Idealität zu erreichen ist, ist von diesem musikalischen Dichter geleistet429.’

La poésie de Klopstock se caractérise tout d’abord par ses qualités musicales, dans la mesure où elle cherche non pas à ’imiter’ un objet donné mais à produire un certain ’état d’âme’430. En d’autres termes, le poète renonce ici à une reproduction mimétique et choisit d’exprimer une ’tonalité’ particulière. L’analyse que nous avons menée plus haut ne peut que confirmer cette nouvelle orientation. Nous avons en effet essayé de montrer comment le choix du ’coeur’ comme ’maître des images’ bouleversait les schémas de perception rationnels et exigeait de nouvelles formes d’expression poétique. Ainsi, dans le poème dédié à son élève et ami J. H. Voß, partisan lui aussi d’une poésie non rimée, Klopstock rappelle que le rythme est le véritable véhicule des ’passions’431.

Toutefois, ce qui retient avant tout l’attention de Schiller, ce ne sont pas tant les qualités musicales de Klopstock que ses caractéristiques ’sentimentales’432. Le caractère abstrait de ses représentations idéales s’explique ainsi par une médiation constante de la réflexion :

‘Seine Sphäre ist immer das Ideenreich, und ins Unendliche weiß er alles, was er bearbeitet, hinüberzuführen. Man möchte sagen, er ziehe allem, was er behandelt, den Körper aus, um es zu Geist zu machen, so wie andere Dichter alles Geistige mit einem Körper bekleiden. Beinahe jeder Genuß, den seine Dichtungen gewähren, muß durch eine Übung der Denkkraft errungen werden; alle Gefühle, die er, und zwar so innig und so mächtig, in uns zu erregen weiß, strömen aus übersinnlichen Quellen hervor433.’

Parce qu’elle privilégie ’l’idée’ au détriment de l’image, la poésie ’sentimentale’ invite plus à une introspection qu’à une véritable contemplation :

‘Unwillkürlich drängt sich die Phantasie der Anschauung, die Denkkraft der Empfindung zuvor, und man verschließt Auge und Ohr, um betrachtend in sich selbst zu versinken434.’

La distinction qu’opère Schiller entre poésie ’naive’ et poésie ’sentimentale’ s’éclaire lorsque l’on compare le poème de Klopstock ’Der Zürchersee’ à celui de Goethe ’Auf dem See’, publié pour la première fois en 1789. La parenté thématique de ces deux textes permet d’effectuer un premier rapprochement. Le lac de Zurich, que découvrit Goethe lors de son voyage en Suisse en mai 1775, est en effet la toile de fond de ces deux poèmes. À l’apostrophe initiale du poème ’Der Zürchersee’ (’Schön ist, Mutter Natur, deiner Erfindung Pracht / Auf die Fluren verstreut [...]’) correspond, dans celui de Goethe, l’exclamation de gratitude du moi lyrique :

Und frische Nahrung, neues Blut
Saug ich aus freier Welt;
Wie ist Natur so hold und gut,
Die mich am Busen hält!
Die Welle wieget unsern Kahn
Im Rudertakt hinauf,
Und Berge, wolkig himmelan,
Begegnen unserm Lauf.
[...]435.

Le poète puise dans la contemplation de la nature une énergie nouvelle (’frische Nahrung, neues Blut’) et se laisse emporter par la course du canot, suggérée ici par l’alternance régulière de iambes à trois et quatre accents. Toutefois, loin de s’abandonner à la rêverie que pourrait susciter le bercement des vagues, le poète rejette les ’rêves dorés’ qui l’envahissent :

[...]
Aug, mein Aug, was sinkst du nieder?
Goldne Träume, kommt ihr wieder?
Weg, du Traum! so Gold du bist;
Hier auch Lieb und Leben ist.
[...]436.

À la force du souvenir est opposée ici celle du présent. C’est dans ce monde-ci, mis en évidence par le déictique ’hier’ en début de vers, et non dans un monde idéal, qu’est découverte une vitalité nouvelle. L’intervention du moi lyrique, signalée dans le poème par une rupture métrique (introduction de trochées), suspend la description. Cependant, le poème s’achève non pas, comme chez Klopstock, par la vision d’une nature idyllique où règnerait l’amitié, mais par l’évocation d’une nature enrichie par l’introspection ’fructueuse’ (’die reifende Frucht’) du poète :

[...]
Auf der Welle blinken
Tausend schwebende Sterne,
Weiche Nebel trinken
Rings die türmende Ferne,
Morgenwind umflügelt
Die beschattete Bucht,
Und im See bespiegelt
Sich die reifende Frucht437.

La description de l’aube se levant sur le lac revêt ici une fonction symbolique, qu’explicitent les deux derniers vers couronnant le poème. L’image du ’fruit devenant mûr’, ’reflété’ par les eaux du lac symbolise la propre maturation du poète, qui puise dans la nature elle-même, et non plus dans les ’rêves dorés’ du passé438, une nouvelle aspiration. Cette représentation ’symbolique’, au sens où Goethe l’entend439, nous permet de mesurer la distance qui, finalement, sépare le poème de Klopstock ’Der Zürchersee’ de celui de Goethe. Tandis que, chez le premier, l’idée, c’est-à-dire l’éloge du Créateur ou celui de l’amitié éternelle, finit par transcender l’image, dotée d’une valeur relative, chez le second, l’idée reste, selon la définition goethéenne du symbole, ’toujours infiniment active et inaccessible dans l’image’. Demeurant ’indicible’, elle requiert toujours la médiation sensible de l’image qui, ainsi, conserve sa valeur et sa nécessité. Le poème s’achève ainsi par une osmose plus ’naïve’, pour reprendre la terminologie de Schiller, entre la nature et l’individu, même si le changement prosodique, relevé plus haut et que confirme, dans la dernière strophe, l’introduction de dactyles, témoigne encore du maintien d’une certaine distance réflexive.

Ainsi, la découverte d’un sentiment extatique de la nature, tel que l’exprime Klopstock dans ses odes, bouleverse la représentation du monde sensible dans la poésie allemande du XVIIIe siècle. Elle se traduit à la fois par l’adoption d’un nouveau mode de perception (remplacement de la ’vue-cadre’ par une perspective plus ’intérieure’) et par un renouveau de la langue poétique (abandon progressif d’une structure prosodique traditionnelle au profit d’une versification plus libre).

Toutefois, ainsi que nous avons tenté de le démontrer, nous ne pouvons encore parler ici d’un ’paysage de l’âme’ au sens où l’entendront les romantiques, c’est-à-dire d’une représentation d’un fragment de nature qui serait spontanément sous-tendue par l’expression d’une correspondance affective entre les mouvements de la nature et ceux de l’âme. En effet, le processus de ’spiritualisation’ (Beseelung) de la nature est encore freiné, dans la poésie de l’Empfindsamkeit, par le maintien d’une certaine réserve à la fois éthique et rationnelle à l’égard de la nature, comme si quelque chose d’impur et d’arbitraire lui restait attaché.

Le dernier pas sera franchi lorsque le langage du coeur permettra de traduire non plus la toute-puissance divine ou les vertus de l’amitié et de l’amour, mais la communion mystique de l’individu avec la nature. C’est à la célèbre lettre du 10 mai dans le roman de J. W. v. Goethe Die Leiden des jungen Werther que l’on songe ici, texte auquel nous allons accorder une place centrale dans la seconde partie de notre analyse.

Notes
411.

14 F. G. Klopstock, op. cit., vol. 1, p. 97. Klopstock composa ce poème lors de son séjour, en 1751, au château de Fredensborg près de Copenhague, résidence de plaisance du roi Frédéric V, explicitement nommé dans le passage que nous citons.

412.

15 A. Langen, op. cit., p. 136.

413.

16 À propos de la signification du terme de tonalité (Stimmung) et de sa contribution à une perception unitaire du paysage, cf. supra : p. 22, note 44. Nous reviendrons plus loin sur les qualités musicales des odes de Klopstock (cf. infra p. 128).

414.

17 F. G. Klopstock, op. cit., p. 159.

415.

18 Cf. supra p. 119.

416.

19 F. G. Klopstock, op. cit., vol. 1, p. 234.

417.

20 Il s’agit là d’une forme originale de la strophe de l’ode : deux vers longs, comprenant trois accents et une double césure, alternent avec deux vers plus courts, l’un à deux accents et avec une césure, l’autre à deux accents.

418.

21 F. G. Klopstock, op. cit., vol. 2, p. 96 sq.

419.

22 Ibid., vol. 1, p. 84.

420.

23 ’Wir fuhren Morgens um fünf Uhr auf einem der größten Schiffe des Sees aus. Der See ist unvergleichlich eben, hat grünlich helles Wasser, beide Gestade bestehen aus hohen Weingebirgen, die mit Landgütern und Lusthäusern ganz voll besäet sind. Wo sich der See wendet, sieht man eine lange Reihe Alpen gegen sich, die recht in den Himmel hineingränzen. Ich habe noch niemals eine so durchgehends schöne Aussicht gesehen’, in : F. G. Klopstock, Oden, éd. par Karl Ludwig Schneider (Reclam Ausgabe), Stutgart 1966, p. 136-137.

421.

24 F. G. Klopstock, op. cit., p. 84.

422.

25 On songe ici notamment au poème ’Die Reise’, cf. supra p. 84.

423.

26 F. G. Klopstock, op. cit., p. 85.

424.

27 Ibid., p. 87.

425.

28 Ibid., p. 87-88.

426.

29 Nous renvoyons ici à la septième strophe du poème :

’[...]

Jetzo nahm uns die Au in die beschattenden

Kühlen Arme des Walds, welcher die Insel krönt;

Da, da kamest du, Freude!

Volles Maßes auf uns herab!

[...].’ (in : ibid., p. 84).

427.

30 Cf. supra : ’Schon lag hinter uns weit Uto, an dessen Fuß / Zürch in ruhigem Thal freye Bewohner nährt [...]’. À cette évocation idéale s’ajoute ici une connotation politique, lorsque le poète souligne la ’liberté’ des Zurichois.

428.

31 F. G. Klopstock, op. cit., p. 234.

429.

32 F. Schiller, Über naive und sentimentalische Dichtung, op. cit., p. 571.

430.

33 En effet, Schiller précise en note : ’Je nachdem nämlich die Poesie entweder einen bestimmten Gegenstand nachahmt, wie die bildenden Künste tun, oder je nachdem sie, wie die Tonkunst, bloß einen bestimmten Zustand des Gemüts hervorbringt, ohne dazu eines betimmten Gegenstandes nötig zu haben, kann sie bildend (plastisch) oder musikalisch genannt werden’ (ibid.).

431.

34 ’[...]

Dank euch noch Einmal, Dichter! Die Sprache war

Durch unsern Jambus halb in die Acht erklärt,

Im Bann der Leidenschaften Ausdruck,

Welcher dahin mit dem Rithmus strömet.

[...].’ (’An J. H. Voß’, in : F. G. Klopstock, op. cit., vol. 2, p. 78).

432.

35 ’In der sentimentalischen Gattung und besonders in dem elegischen Teil derselben möchten wenige aus den neuern und noch wenigere aus den ältern Dichtern mit unserm Klopstock zu vergleichen sein’, in : F. Schiller, op. cit., p. 571.

433.

36 Ibid., p. 572.

434.

37 Ibid., p. 569.

38 J. W. v. Goethe, Gedichte und Epen, in : Werke, vol. 1, p. 102.

435.
436.

39 Ibid.

437.

40 Ibid., p. 103.

438.

41 Rappelons que Goethe entreprit ce voyage en Suisse essentiellement afin de s’éloigner de Lili Schönemann et d’échapper pendant quelque temps au trouble de l’expérience amoureuse.

439.

42 Nous renvoyons ici à la distinction qu’opère Goethe entre le symbolique et l’allégorique : ’Die Symbolik verwandelt die Erscheinung in Idee, die Idee in ein Bild, und so, daß die Idee im Bild immer unendlich wirksam und unerreichbar bleibt und, selbst in allen Sprachen ausgesprochen, doch unaussprechlich bliebe.’ (J. W. v. Goethe, Maximen und Reflexionen, in : Werke, op. cit., vol. 12, p. 470-471). Goethe précise plus loin : ’Das ist die wahre Symbolik, wo das Besondere das Allgemeinere repräsentiert, nicht als Traum und Schatten, sondern als lebendig-augenblickliche Offenbarung des Unerforschlichen’. Nous aurons l’occasion, au cours de notre analyse de textes romantiques, de revenir sur cette distinction essentielle (cf. infra : 4. 2. 3., p. 217).