3. 2. La conquête spirituelle de la nature : J. W. v. Goethe, Die Leiden des jungen Werther

La publication de ce roman de Goethe en 1774 est généralement associée, dans la littérature critique, à l’émergence d’une première forme de représentation littéraire du paysage en Allemagne. C’est ce qu’affirme, par exemple, B. Hillebrand au cours de son exposé introductif sur l’expérience et la structuration de l’espace dans la littérature du XVIIIe et du XIXe siècle :

‘Erst Goethes Werther, der nach Richardson und Rousseau die Möglichkeiten empfindsamen Dichtens in Deutschland zu einem stilmäßigen Höhepunkt führt, läßt die Scheu vor einem innerlich empfundenen Verhältnis, das den Menschen an seine Umwelt bindet, fallen⁴⁴⁰.’

Parce qu’elles nous semblent également être le laboratoire du paysage littéraire, les lettres de Werther, aussi célèbres soient-elles, méritent une analyse, même si nous nous limiterons aux éléments qui ont directement trait à notre sujet.

Le séjour de Goethe à Strasbourg a largement contribué à la découverte d’un nouveau sentiment du paysage. Tout commence par une conquête visuelle déterminante. Dès son arrivée à Strasbourg en avril 1770, Goethe décide de monter tout en haut de la cathédrale afin d’admirer, d’un point de vue élevé, la campagne environnante. La ’révélation’⁴⁴¹ de cette vue panoramique ne suscite aucune sensation de vertige⁴⁴². Au contraire, elle donne tout d’abord lieu à une description circonstanciée de la ’belle région’ qui s’étend aux portes de la ville :

‘Und so sah ich denn von der Plattform die schöne Gegend vor mir, in welcher ich eine Zeit lang wohnen und hausen durfte: die ansehnliche Stadt, die weitumherliegenden, mit herrlichen dichten Bäumen besetzten und durchflochtenen Auen, diesen auffallenden Reichtum der Vegetation, der, dem Laufe des Rheins folgend, die Ufer, Inseln und Werder bezeichnet. Nicht weniger mit mannigfaltigem Grün geschmückt ist der von Süden herab sich ziehende flache Grund, welchen die Iller bewässert; selbst westwärts, nach dem Gebirge zu, finden sich manche Niederungen, die einen ebenso reizenden Anblick von Wald und Wiesenwuchs gewähren, so wie der nördliche mehr hügelige Teil von unendlichen kleinen Bächen durchschnitten ist, die überall ein schnelles Wachstum begünstigen⁴⁴³.’

C’est avec un regard objectif que l’auteur recense, tel un géographe sensible à la morphologie du paysage (’der von Süden herab sich ziehende flache Grund’, ’manche Niederungen’, ’der nördliche mehr hügelige Teil’), les divers éléments qui composent la campagne alsacienne. Le point de vue élevé (’von der Plattform’) permet au spectateur d’effectuer un repérage précis, selon les différents points cardinaux (’von Süden herab’, ’westwärts’, ’der nördliche [...] Teil’). Ce sont les caractéristiques géographiques du paysage, simplement qualifié de ’charmant’ (’einen [...] reizenden Anblick’), et non ses qualités esthétiques, qui retiennent l’attention du jeune Goethe. L’ensemble s’offre ainsi à son regard tel un ’tableau vierge’ :

‘Ein solcher frischer Anblick in ein neues Land, in welchem wir uns eine Zeitlang aufhalten sollen, hat noch das Eigne, so Angenehme als Ahndungsvolle, daß das Ganze wie eine unbeschriebene Tafel vor uns liegt. Noch sind keine Leiden und Freuden, die sich auf uns beziehen, darauf verzeichnet; diese heitre, bunte, belebte Fläche ist noch stumm für uns; das Auge haftet nur an den Gegenständen, insofern sie an und für sich bedeutend sind, und noch haben weder Neigung noch Leidenschaft diese oder jene Stelle besonders herauszuheben [...]⁴⁴⁴.’

Dans la mesure où ses expériences personnelles ne se sont pas encore ’inscrites’ sur cette ’étendue bigarrée’, le spectateur ne laisse transparaître aucune émotion particulière. Tant qu’il n’est pas investi par le sujet, le paysage reste en quelque sorte lettre morte. Seule sa ’spiritualisation’ semble être à même de lui donner un sens. La sélection affective qu’opère le spectateur parmi les différents éléments de la nature confère à ces derniers une valeur symbolique.

La suite du passage que nous venons de citer et qui est marquée par l’introduction d’une conjonction adversative (’aber’) suggère néanmoins que ce processus d’investissement est réciproque :

‘[...] aber eine Ahndung dessen, was kommen wird, beunruhigt schon das junge Herz, und ein unbefriedigtes Bedürfnis fordert im stillen dasjenige, was kommen soll und mag, und welches auf alle Fälle, es sei nun Wohl oder Weh, unmerklich den Charakter der Gegend, in der wir uns befinden, annehmen wird⁴⁴⁵.’

Le paysage contemplé n’est pas seulement assimilé à la page blanche d’avant l’écriture, comme nous l’avons relevé dans un premier temps, mais il est également doté d’une valeur propre, d’un ’caractère’ spécifique qui influe à son tour sur le ’jeune coeur’ du spectateur (’welches [...] unmerklich den Charakter der Gegend [...] annehmen wird’).

Les lettres que rédigea Goethe lors de son séjour à Strasbourg témoignent également de cet investissement mutuel, comme le montre par exemple cet extrait d’une lettre adressée à Katharina Fabricius le 27 juin 1770 :

‘Gestern waren wir den ganzen Tag geritten, die Nacht kam herbey und wir kamen eben aufs Lothringische Gebürg, da die Saar im lieblichen Thale unten vorbey fliesst. Wie ich so rechter Hand über die grüne Tiefe hinaussah und der Fluss in der Dämmerung so traulich und still floss, und lincker Hand die schwere Finsterniss des Buchenwaldes vom Berg über mich herabhing, wie um die dunckeln Felsen durchs Gebüsch die leuchtenden Vögelgen still und geheimnisvoll zogen; da wurds in meinem Herzen so still wie in der Gegend [...]⁴⁴⁶.’

Ainsi que le formule Goethe lui-même dans un passage de son autobiographie Dichtung und Wahrheit ⁴⁴⁷, le regard du peintre, qui ordonne les différentes composantes du paysage en fonction de sa propre position (’rechter Hand’, ’lincker Hand’, ’über mich’), s’allie ici à celui du poète, sensible à la ’tonalité’ de ce spectacle. Nous trouvons ici les deux composantes cardinales du paysage littéraire : la mise en perspective d’une partie de la nature par le regard de l’observateur, placé en hauteur (’aufs Lothringische Gebürg’), ainsi que l’expression d’une correspondance intime entre la nature et le coeur du spectateur, gagné par le silence mystérieux du crépuscule.

C’est à cette conquête spirituelle de la nature, caractérisée d’emblée par son ’indicible beauté’⁴⁴⁸, que se livre Werther, comme il le rapporte dans la lettre du 10 mai.