3. 2. 1. Une expérience extatique de la nature : l’unio mystica

Si le ’coeur’ reste le ’maître des images’, pour reprendre le précepte cher à Klopstock, ce n’est pas tant dans le but d’élever l’âme que dans celui de s’abandonner à une ’union mystique’ (unio mystica) au sein de la nature. C’est cette expérience qu’expose Werther dans la lettre du 10 mai, en recourant à une longue période qui nous oblige à citer cette lettre pratiquement dans son intégralité :

‘Wenn das liebe Tal um mich dampft, und die hohe Sonne an der Oberfläche der undurchdringlichen Finsternis meines Waldes ruht, und nur einzelne Strahlen sich in das innere Heiligtum stehlen, ich dann im hohen Grase am fallenden Bache liege, und näher an der Erde tausend mannigfaltige Gräschen mir merkwürdig werden; wenn ich das Wimmeln der kleinen Welt zwischen den Halmen, die unzähligen unergründlichen Gestalten der Würmchen, der Mückchen näher an meinem Herzen fühle, und fühle die Gegenwart des Allmächtigen, der uns nach seinem Bilde schuf, das Wehen des Alliebenden, der uns in ewiger Wonne schwebend trägt und erhält; mein Freund! wenn’s dann um meine Augen dämmert, und die Welt um mich her und der Himmel ganz in meiner Seele ruhn wie die Gestalt einer Geliebten; dann sehne ich mich oft und denke: ach könntest du das wieder ausdrücken, könntest du dem Papiere das einhauchen, was so voll, so warm in dir lebt, daß es würde der Spiegel deiner Seele, wie deine Seele ist der Spiegel des unendlichen Gottes! – (I, 10 mai, p. 9)’

Nous retrouvons tout d’abord dans ce passage des éléments propres au locus amoenus traditionnel, tels que la ’chère vallée’ (’das liebe Tal’), le ruisseau, ainsi que la position allongée dans ’l’herbe haute’. La présence de l’adjectif ’lieb’, ainsi que celle du pronom possessif (’meines Waldes’) témoignent néanmoins d’une véritable ’appropriation’ de la nature par le narrateur situé en son sein (’um mich’).

Le changement de perspective, cosmique tout d’abord (’das liebe Tal’, ’die hohe Sonne’) puis microscopique (’das Wimmeln der kleinen Welt zwischen den Halmen’), rappelle le procédé qu’employait Brockes dans certains de ses poèmes, comme par exemple ’Die Schnee- und Krokusblume’⁴⁴⁹. Chez ce dernier, la miniaturisation était avant tout le gage d’une clarté rationnelle, tandis que, dans la lettre du 10 mai, le rétrécissement du champ visuel permet au narrateur de se rapprocher de la nature, non pour l’étudier, mais pour ’l’épouser’ (’näher an meinem Herzen fühle’). Plus que la simple perception visuelle, dont l’acuité s’amoindrit à mesure que le jour décline (’wenn’s dann um meine Augen dämmert’), c’est le ’coeur’ qui devient le véritable moteur de cette expérience extatique. La reprise du verbe ’fühlen’, qui vient bouleverser l’organisation syntaxique, permet de souligner le primat d’un sentiment qui mène à la découverte du divin. En se ’pressant’ contre la nature, Werther ressent en effet la ’présence du Tout-Puissant’.

Cette lettre du 10 mai rappelle l’élan panthéiste du poème de Klopstock ’Die Frühlingsfeyer’, ode à laquelle songe spontanément Lotte lorsqu’elle contemple la nature ’vivifiée’ par l’orage⁴⁵⁰. Les désignations hyperboliques du divin (’die Gegenwart des Allmächtigen’, ’das Wehen des Alliebenden’) permettent également de rapprocher ces deux textes. L’aspiration religieuse de Werther, traduite dans la lettre du 10 mai par une longue période hypotaxique, mène à une véritable communion qui lui permet de recevoir le monde qui l’entoure (’wenn [...] die Welt um mich her und der Himmel ganz in meiner Seele ruhn wie die Gestalt einer Geliebten’). Cette ’union mystique’ (unio mystica), que l’on retrouve dans le poème ’Ganymed’⁴⁵¹, composé également en 1774, est suggérée par l’image finale du miroir.

Dans son essai philosophique intitulé Theosophie des Julius, paru dans le premier fascicule du journal Thalia (1785-1793), Schiller reprend cette idée d’une communion avec la nature, en des termes qui rappellent plus particulièrement le poème de Goethe, précédemment cité, ’Ganymed’ :

‘Es gibt Augenblicke im Leben, wo wir aufgelegt sind, jede Blume und jedes entlegene Gestirne, jeden Wurm und jeden geahndeten höheren Geist an den Busen zu drücken - ein Umarmen der ganzen Natur gleich unsrer Geliebten. Du verstehst mich, mein Raphael, Der Mensch, der es so weit gebracht hat, alle Schönheit, Größe, Vortrefflichkeit im Kleinen und Großen der Natur aufzulesen, und zu dieser Mannichfaltigkeit die große Einheit zu finden, ist der Gottheit schon sehr viel näher gerückt. Die ganze Schöpfung zerfließt in seine Persönlichkeit. Wenn jeder Mensch alle Menschen liebte, so besäße jeder Einzelne die Welt⁴⁵².’

Cette expérience extatique se solde par la découverte de la toute-puissance de ’l’être pensant’, ainsi que le nomme Schiller⁴⁵³. La capacité de déchiffrer le ’livre de la nature’ confère à l’individu une grandeur qui le rapproche de Dieu :

‘Die Gesetze der Natur sind die Chiffern, welche das denkende Wesen zusammenfügt, sich dem denkenden Wesen verständlich zu machen - das Alphabet, vermittelst dessen alle Geister mit dem vollkommensten Geist und mit sich selbst unterhandeln. Harmonie, Wahrheit, Ordnung, Schönheit, Vortrefflichkeit geben mir Freude, weil sie mich in den tätigen Zustand ihres Erfinders, ihres Besitzers versetzen, weil sie mir die Gegenwart eines vernünftig empfindenden Wesens verraten und meine Verwandtschaft mit diesem Wesen mich ahnden lassen⁴⁵⁴.’

La contemplation de la ’belle’ nature, révélant la présence d’un être guidé, dans sa perception, par la raison (’die Gegenwart eines vernünftig empfindenden Wesens’), permet à l’individu de ’pressentir’ (’ahnden’) son affinité avec le Créateur.

Toutefois, dans la lettre du 10 mai, la révélation du divin s’effectue non par la médiation de la raison, grâce à laquelle les ’chiffres’ de la nature deviennent lisibles, mais par celle du coeur. Mais dans les deux cas, cette expérience permet à l’individu de découvrir en lui une puissance créatrice qui l’apparente à un démiurge.