- La nostalgie des ’lointains invisibles’

La représentation de la nature dans le roman de Goethe se caractérise généralement par une absence de contours et de repères extérieurs. Les vues ’sublimes’ qu’énumère Werther au début de la lettre du 18 août, citée plus haut, en usant notamment de simples pluriels génériques (’ungeheure Berge’, ’Abgründe’, ’Wetterbäche’, ’Flüsse’), n’ont aucune qualité plastique. Leur organisation apparente (’umgaben mich’, ’lagen vor mir’, ’strömten unter mir’) est simplement destinée à souligner l’ubiquité du moi, transporté ici par une vision cosmique (’ich sah sie wirken und schaffen ineinander in den Tiefen der Erde, all die unergründlichen Kräfte’).

Au cours de ses promenades, Werther recherche souvent une position élevée, non pour percevoir, dans son ensemble, une plus grande partie de la nature et la décomposer ensuite, à l’instar des poètes du XVIIIe siècle, en différents ’tableaux’, mais pour ’se perdre’ dans la contemplation de lointains indéfinis :

‘Ich sah das Gebirge vor mir liegen, das so tausendmal der Gegenstand meiner Wünsche gewesen war. Stundenlang konnt’ich hier sitzen und mich hinüber sehnen, mit inniger Seele mich in den Wäldern, den Tälern verlieren, die sich meinen Augen so freundlich-dämmernd darstellten [...]. (II, 9 mai, p. 72)’

Le caractère indéterminé de ce panorama, simplement constitué de ’forêts’ et de ’vallées’, est rehaussé par le crépuscule, estompant ’aimablement’ (’freundlich-dämmernd’) les contours du paysage. L’expression d’une ’nostalgie du lointain’, un lointain perçu comme un au-delà indéterminé (’hinüber’), l’emporte finalement sur le détail de la représentation. Les montagnes s’étendant aux pieds du spectateur sont l’objet de ses ’voeux’, avant d’être celui de son regard. On songe ici au tableau de C. D. Friedrich Der Wanderer über dem Nebelmeer 464, caractérisé par la présence, au premier plan, d’une ’figure de dos’ (Rückenfigur) imposante. Posté sur un promontoire rocheux, le personnage s’abîme dans la contemplation de massifs voilés par la brume. C’est cette même position hiératique qu’occupe Werther dans la lettre du 9 mai. De plus, l’apparition, à l’horizon, d’un sommet indistinct dans le tableau de Friedrich, que l’on peut interpréter comme une manifestation symbolique du divin465, rappelle ces lointains vaporeux qu’évoque Werther lorsqu’il aspire à se perdre dans l’infini :

‘Es ist wunderbar: wie ich hierher kam und vom Hügel in das schöne Tal schaute, wie es mich rings umher anzog. - Dort das Wäldchen! - Ach könntest du dich in seine Schatten mischen! - Dort die Spitze des Berges! - Ach könntest du von da die weite Gegend überschauen! - Die ineinander geketteten Hügel und vertraulichen Täler! - O könnte ich mich in ihnen verlieren! [...] O es ist mit der Ferne wie mit der Zukunft! ein großes dämmerndes Ganze ruht vor unserer Seele, unsere Empfindung verschwimmt darin wie unser Auge, und wir sehnen uns, ach! unser ganzes Wesen hinzugeben, uns mit aller Wonne eines einzigen, großen, herrlichen Gefühls ausfüllen zu lassen. (I, 21 juin, p. 29)’

Les éléments que le spectateur se contente de désigner isolément (’das Wäldchen’, ’die Spitze des Berges’, ’die ineinander geketteten Hügel und vertraulichen Täler’), en recourant à de simples exclamations, se fondent ensuite dans une immensité indistincte (’ein großes dämmerndes Ganze’).

Ainsi, les descriptions de paysage qu’offrent les lettres de Werther, principalement dans la première partie du roman, se caractérisent par un effacement des opérateurs topologiques qui, généralement, permettent d’effectuer la mise en perspective du fragment de nature observé, au profit de l’expression d’une ’tonalité’ manifestement dionysiaque. Or, comme nous allons le constater à présent, l’image de la nature, tout d’abord idyllique466, évolue d’une lettre à l’autre, avant de s’assombrir sensiblement dans le second livre du roman.

Notes
464.

67 C. D. Friedrich, Der Wanderer über dem Nebelmeer, vers 1818, Hambourg, Kunsthalle. Cf. reproduction n°2.

465.

68 Nous retrouvons ici la fonction symbolique du ’fond d’or’ dans la peinture du Moyen Âge (cf. supra : 1. 1. 1., p. 16-17). Nous renvoyons ici à l’analyse de É. Décultot (Le discours sur la peinture de paysage dans le romantisme allemand [...], op. cit., p. 446 sq. In : Peindre le paysage [...], op. cit., p. 384 sq.), qui nous met en garde contre une lecture trop réductrice des tableaux d’inspiration religieuse de Friedrich en rappelant leur caractère polysémique.

466.

69 Cf. notamment la lettre du 26 mai : ’Ungefähr eine Stunde von der Stadt liegt ein Ort, den sie Wahlheim nennen. [...] Eine gute Wirtin, die gefällig und munter in ihrem Alter ist, schenkt Wein, Bier, Kaffee; und was über alles geht, sind zwei Linden, die mit ihren ausgebreiteten Ästen den kleinen Platz vor der Kirche bedecken, der ringsum mit Bauernhäusern, Scheuern und Höfen eingeschlossen ist. So vertraulich, so heimlich hab’ ich nicht leicht ein Plätzchen gefunden, und dahin lass’ ich mein Tischchen aus dem Wirtshause bringen und meinen Stuhl, trinke meinen Kaffee da, und lese meinen Homer.’, in : op. cit., Livre 1, p. 14-15.