En effet, l’expérience mystique de la lettre du 10 mai est balayée par la découverte d’une ’force dévorante’, dissimulée au sein de la nature, comme le constate douloureusement Werther au terme de la lettre du 18 août, dans ce passage si essentiel à notre réflexion sur les composantes symboliques du paysage littéraire que nous nous permettons de le rappeler ici :
‘Es hat sich vor meiner Seele wie ein Vorhang weggezogen, und der Schauplatz des unendlichen Lebens verwandelt sich vor mir in den Abgrund des ewig offnen Grabs. Kannst du sagen: Das ist! da alles vorübergeht? da alles mit der Wetterschnelle vorrüberrollt, so selten die ganze Kraft seines Daseins ausdauert, ach! in den Strom fortgerissen, untergetaucht und an Felsen zerschmettert wird? Da ist kein Augenblick, der nicht dich verzehrte und die Deinigen um dich her, kein Augenblick, da du nicht ein Zerstörer bist, sein mußt; der harmloseste Spaziergang kostet tausend armen Würmchen das Leben, es zerrüttet ein Fußtritt die mühseligen Gebäude der Ameisen, und stampft eine kleine Welt in ein schmähliches Grab. Ha! [...] mir untergräbt das Herz die verzehrende Kraft, die in dem All der Natur verborgen liegt [...]. Ich sehe nichts, als ein ewig verschlingendes, ewig wiederkäuendes Ungeheuer. (I, 18 août, p. 52-53)’Le spectacle de la ’vie infinie’ de la nature, qui, auparavant, élevait l’âme de l’individu, se transforme en une vision presque apocalyptique qui ’mine’ le coeur de Werther. La distance qui le sépare désormais de la nature destructrice est marquée par ce ’rideau’ qui se lève devant son âme, une image que l’on peut opposer à celle du ’miroir’, symbole d’une communion parfaite, dans la lettre du 10 mai.
Ainsi, le sentiment de plénitude467 que suscitait jusqu’alors la contemplation de la ’nature vivante’ se mue en une expérience douloureuse :
‘Das volle warme Gefühl meines Herzens an der lebendigen Natur, das mich mit so vieler Wonne überströmte, das rings umher die Welt mir zu einem Paradiese schuf, wird mir jetzt zu einem unerträglichen Peiniger, zu einem quälenden Geist, der mich auf allen Wegen verfolgt. (ibid., p. 51)’L’explication d’un tel revirement nous est fournie en partie par Werther lui-même, lorsqu’il affirme, dans la seconde partie du roman, plus précisément dans le lettre du 3 novembre, que la ’source de toute misère’ - tout comme celle de sa ’félicité’ passée - est ’cachée’ en lui468. L’évolution de l’image de la nature dans le roman semble donc étroitement liée à celle du personnage. C’est à l’analyse de cette relation, qui, nous le savons, est constitutive du paysage, que nous consacrerons la dernière partie de cette étude.
70 Ce sentiment est souvent souligné par l’usage répété de l’adjectif ’ganz’, notamment au début de la lettre du 10 mai : ’Eine wunderbare Heiterkeit hat meine ganze Seele eingenommen, gleich den süßen Frühlingsmorgen, die ich mit ganzem Herzen genieße.[...] Ich bin so glücklich, mein Bester, so ganz in dem Gefühle von ruhigem Dasein versunken, daß meine Kunst darunter leidet’ (termes soulignés par nous), in : ibid., Livre 1, p. 9. Ce terme est traditionnellement utilisé par les Stürmer und Dränger pour caractériser l’essence géniale de l’individu. Il est à mettre en relation avec la préposition ’um’ (relevée plus haut, également dans la lettre du 10 mai, cf. supra p. 134) qui donne une coloration ganymédienne au sentiment d’être pris dans le sein du Tout (’[...] wenn’s dann um meine Augen dämmert, und die Welt um mich her und der Himmel ganz in meiner Seele ruhn [...].’, ibid.).
71 ’Genug, daß in mir die Quelle alles Elendes verborgen ist, wie ehemals die Quelle aller Seligkeiten’, in : ibid., Livre 2, p. 84.