- Des représentations symboliques

Dans la lettre du 26 mai, Werther, satisfait par l’exécution d’un dessin ’bien composé’ et ’digne d’intérêt’, forme le projet de s’en ’tenir désormais uniquement à la nature’469. En réalité, l’élaboration de ce dessin nous indique que l’artiste, loin de respecter des contraintes mimétiques, sélectionne en quelque sorte ce qui, dans la nature, lui semble ’intéressant’. En effet, il ne se contente pas de reproduire le morceau de nature idyllique qui s’offre à son regard, mais il adjoint aux deux personnages, de jeunes enfants rencontrés à Wahlheim, des éléments qui réhaussent le caractère bucolique de la scène :

‘Mich vergnügte der Anblick: ich setzte mich auf einen Pflug, der gegenüber stand, und zeichnete die brüderliche Stellung mit vielem Ergetzen. Ich fügte den nächsten Zaun, ein Scheunentor und einige gebrochene Wagenräder bei, alles wie es hintereinander stand, und fand nach Verlauf einer Stunde, daß ich eine wohlgeordnete, sehr interessante Zeichnung verfertigt hatte, ohne das mindeste von dem Meinen hinzuzutun. (I, 26 mai, p. 15)’

La représentation de la nature dans l’ensemble du roman remplit une fonction analogue à celle qui est ici assignée aux différents éléments composant le dessin. De même que l’artiste utilise en quelque sorte la nature à son gré, Werther ne s’intéresse à elle que dans la mesure où, comme le note très justement A. Müller, il projette en elle ses propres états d’âme :

‘Darum schaut Werther aber auch nur die Landschaft, nach der er im Augenblicke verlangt, die ihm gemäß ist, weil sie ihn selbst widerspiegelt, weil sie gleichsam von ihm selbst belichtet oder auch verdunkelt ist470.’

C’est la valeur symbolique de la nature qui est ici exploitée, c’est-à-dire sa capacité de rendre sensible une idée ou un sentiment particulier471. L’analogie qui s’établit ainsi entre certains mouvements de l’âme et la nature est clairement exposée dans la lettre du 4 septembre :

‘Ja, es ist so. Wie die Natur sich zum Herbste neigt, wird es Herbst in mir und um mich her. Meine Blätter werden gelb und schon sind die Blätter der benachbarten Bäume abgefallen. (II, 4 septembre, p. 76-77)’

L’automne devient ici l’image du renoncement personnel. Les différentes saisons jalonnent ainsi l’évolution intérieure du personnage. Au printemps par exemple, ’saison de la jeunesse’472, est associé un sentiment de plénitude qui prépare la rencontre amoureuse, survenant en été. À l’inverse, c’est en se mêlant aux ’terribles scènes nocturnes’ de l’hiver, saison ’ennemie des hommes’, que Werther cherche à apaiser son tourment473.

Au cours d’une de ses errances nocturnes, Werther découvre sa ’chère vallée’ submergée par la crue du fleuve. Ce ’spectacle terrifiant’ devient alors le reflet de son propre naufrage :

‘Ein fürchterliches Schauspiel, vom Fels herunter die wühlenden Fluten in dem Mondlichte wirbeln zu sehen, über Äcker und Wiesen und Hecken und alles, und das weite Tal hinauf und hinab eine stürmende See im Sausen des Windes! Und wenn dann der Mond wieder hervortrat und über der schwarzen Wolke ruhte und vor mir hinaus die Flut in fürchterlich herrlichem Widerschein rollte und klang: da überfiel mich ein Schauer und wieder ein Sehnen! Ach mit offenen Armen stand ich gegen den Abgrund und atmete hinab! hinab! und verlor mich in der Wonne, meine Qualen, mein Leiden da hinabzustürmen! dahinzubrausen wie die Wellen! Oh! - und den Fuß vom Boden zu heben vermochtest du nicht, und alle Qualen zu enden! (II, 12 décembre, p. 99)’

Le choix d’un point de vue élevé, ce rocher sur lequel le spectateur se dresse comme sur un piédestal (’vom Fels herunter’), assure la mise en scène de ce spectacle d’une beauté tragique, soulignée par un oxymore (’in fürchterlich herrlichem Widerschein’). Toutefois, Werther ressent ici une aspiration, traduite par l’accumulation de phrases exclamatives, qui est contraire à celle qui, auparavant, le transportait vers les hauteurs. Le spectacle de cet ’abîme’ qui s’ouvre à ses pieds l’invite plutôt à s’y précipiter (’hinab! hinab’), afin de mettre un terme à ses tourments.

Ainsi, Werther n’accorde à la nature qu’une valeur symbolique. Il suffit qu’il perde cette ’force sacrée’ qui lui permettait, à l’instar de Prométhée474, de spiritualiser le monde pour que la nature se vide de sa substance, comme il finit par le constater dans la lettre du 3 novembre :

‘Bin ich nicht noch eben derselbe, der ehemals in aller Fülle der Empfindung herum schwebte, dem auf jedem Tritte ein Paradies folgte, der ein Herz hatte, eine ganze Welt liebevoll zu umfassen? Und dies Herz ist jetzt tot, aus ihm fließen keine Entzückungen mehr, meine Augen sind trocken, und meine Sinne, die nicht mehr von erquickenden Tränen gelabt werden, ziehen ängstlich meine Stirn zusammen. Ich leide viel, denn ich habe verloren, was meines Lebens einzige Wonne war, die heilige belebende Kraft, mit der ich Welten um mich schuf; sie ist dahin! (II, 3 novembre, p. 84-85)’

Werther fait ici l’expérience de cette ’sécheresse’ que connaissent les mystiques, lorsque le sentiment du divin leur devient étranger.

Dès qu’elle n’est plus magnifiée par les sentiments du spectateur, dont le coeur s’est ’tari’, la ’nature magnifique’ se fige en un ’tableau verni’ :

‘Wenn ich zu meinem Fenster hinaus an den fernen Hügel sehe, wie die Morgensonne über ihn her den Nebel durchbricht und den stillen Wiesengrund bescheint, und der sanfte Fluß zwischen seinen entblätterten Weiden zu mir herschlängelt, - o! wenn da diese herrliche Natur so starr vor mir steht wie ein lackiertes Bildchen, und alle die Wonne keinen Tropfen Seligkeit aus meinem Herzen herauf in das Gehirn pumpen kann, und der ganze Kerl vor Gottes Angesicht steht wie ein versiegter Brunnen, wie ein verlechter Eimer. Ich habe mich oft auf den Boden geworfen und Gott um Tränen gebeten, wie ein Ackersmann um Regen, wenn der Himmel ehern über ihm ist, und um ihn die Erde verdürstet. (ibid., p. 85)’

À nouveau, comme dans la lettre du 18 août475, l’excès de pathos se traduit par la suspension de la période amorcée initialement par la conjonction de subordination ’wenn’. On songe également à l’image du ’tableau vierge’ (’eine unbeschriebene Tafel’) qu’emploie Goethe dans sa description de la campagne environnant Strasbourg476. La nature devient animée, au sens propre du terme, dès lors que ses éléments, déjà signifiants ’en soi’, sont mis en relation avec la subjectivité de l’observateur. Nous trouvons ici une des composantes essentielles du paysage, sa valeur symbolique. C’est elle qui nous permet de le distinguer d’une nature qui, comme le rappelle M. Smuda477, est ’esthétiquement indifférente’.

La représentation du paysage dans le roman de Goethe Die Leiden des jungen Werther se caractérise donc par une absorption progressive du monde sensible dans la subjectivité du spectateur. Comme nous l’avons relevé plus haut, la mise en perspective du paysage est négligée au profit de l’expression d’un sentiment mystique de la nature, qui varie en fonction de la capacité du moi à spiritualiser, tel un démiurge, le sepctacle contemplé. Ainsi, lorsque le narrateur adopte un point de vue élevé, ce n’est pas dans le but de procéder à une exploration ’géographique’, à la manière de Grimmelshausen par exemple478, ni dans celui de maîtriser davantage sa perception, comme le souhaitaient notamment, au début du XVIIIe siècle, Brockes et Haller. En fait, l’utilisation de ce motif du ’regard plongeant’ (Gipfelblick) dans le texte de Goethe est essentiellement symbolique. Cette position surélevée permet en effet de traduire l’aspiration religieuse de Werther, son souhait de transcender ses propres limites et d’acquérir cette ’omnipotence de la vue’ que relève A. Koschorke :

‘Der Gipfelblick ist nicht nur Ausdruck einer vollkommenen Freiheit des Sehens, er verbindet sich zudem mit dem Ideal der Allseitigkeit. Anschauung der ringsum laufenden Horizontlinie oder der vor dem Horizont gelagerten Fernlandschaft sprengt das rationalistische Wahrnehmungsmuster der Rahmenschau. [...] Man sieht keinem Schauspiel zu, sondern ist in das Gesehene hineinversetzt, wenngleich als Subjekt der einzige Punkt, der nicht angesehen werden kann. Das Ich ist sowohl Mitte als auch die perspektivische und transzendentale Blindstelle in dieser errungenen Omnipotenz des Sehens479.’

La sécurité qu’offrait encore, à la fin du XVIIe siècle, la présence d’un versant auquel le spectateur, posté à mi-hauteur, pouvait s’adosser afin de ne pas succomber au vertige des hauteurs, est abolie par ’l’entrée’ du sujet dans la représentation elle-même, subordonnée à un point de vue à la fois diffus et ’invisible’.

Ainsi, c’est à une conquête plus spirituelle que visuelle que se livre Werther. La mise en évidence d’un ’paysage du moi’, selon la formule proposée par R. Beitl, nous amène, pour la première fois, à nuancer notre postulat, établi au début de notre étude, d’un équilibre idéal des composantes à la fois spatiales et symboliques du paysage. En reprenant les propres termes de Goethe, cités plus haut480, nous pourrions affirmer ici que le ’regard du poète’, altéré en quelque sorte par une subjectivité exacerbée, l’emporte sur celui du peintre.

L’émergence d’un paysage ’intérieur’ est confirmée, dans le roman de W. Heinse Ardinghello (1787), par l’adoption d’une représentation non plus mimétique, mais subjective, sous-tendue, pour l’essentiel, par l’expression d’un sentiment extatique de la nature. L’analyse que nous nous proposons de mener à présent et qui vient clore ce troisième chapitre nous permettra d’apporter une première réponse au problème que nous avons soulevé dès le début de notre étude, celui de l’unité du paysage littéraire.

Notes
469.

72 ’Das bestärkte mich in meinem Vorsatze, mich künftig allein an die Natur zu halten. Sie allein ist unendlich reich und sie allein bildet den großen Künstler.’, in : ibid., Livre 1, p. 15.

470.

73 A. Müller, op. cit., p. 76.

471.

74 C’est en ce sens que Schiller, dans son essai Über Matthisons Gedichte (1794), parle d’une ’opération symbolique’, au cours de laquelle la nature ’inanimée’ devient un ’symbole’ de la nature humaine, en représentant soit des idées, soit des sentiments. Cf. supra : 1. 1. 3., p. 30 sq.

472.

75 ’[...] diese Jahrszeit der Jugend wärmt mit aller Fülle mein oft schauderndes Herz.’, in : op. cit., Livre 1, Lettre du 4 mai, p. 8.

473.

76 ’Manchmal ergreift mich’s; es ist nicht Angst, nicht Begier – es ist ein inneres unbekanntes Toben, das meine Brust zu zerreißen droht, das mir die Gurgel zupreßt! Wehe! Wehe! Und dann schweife ich umher in den furchtbaren nächtlichen Szenen dieser menschlichfeindlichen Jahrszeit.’, in : ibid., Livre 2, Lettre du 12 décembre, p. 98.

474.

77 ’[...] Hast du nicht alles selbst vollendet, / Heilig glühend Herz? [...]’ (in : J. W. v. Goethe, Werke, op. cit., vol. 1, p. 45).

475.

78 Cf. supra p. 141-142.

79 Cf. supra p. 132.

476.
477.

80 Cf. supra : 1. 1. 2., p. 21.

478.

81 Cf. supra p. 55.

479.

82 A. Koschorke, op. cit., p. 162.

480.

83 Cf. supra p. 133-134, note 50.