3. 3. 1. Des paysages au ’second degré’ et au ’premier degré’

Nous trouvons tout d’abord, essentiellement dans la première partie du récit, des paysages que nous proposons de qualifier de représentations ’au second degré’, dans la mesure où ils reposent sur une perception médiate du monde sensible, c’est-à-dire filtrée par une expérience littéraire ou picturale. Citons, par exemple, le passage suivant, caractérisé par une référence explicite à l’Énéide de Virgile :

‘Schon regte sich ein leichter frischer Morgenwind und säuselte durch die Blätter; ein milder Lichtrauch stieg auf in Osten, von einzelnen Strahlen durchspielt, als wir bei unserm Landgut anlangten, wo der See sich ausbreitete und seine Ufer von Wellen rauschten. Sie brachen sich ergötzend übereinander und schäumten; und wir fanden die Beschreibung Virgils: Fluctibus et fremitu assurgens marino, ganz nach der Natur. (vol. 1, I, p. 33)482

L’évocation ’impressioniste’ (’ein milder Lichtrauch’, ’von einzelnen Strahlen durchspielt’) du lac de Garde, situé, rappelons-le, en Lombardie, première contrée que découvre Ardinghello au début de son voyage, est directement associée à une description poétique, jugée tout à fait conforme à la réalité (’ganz nach der Natur’).

Ce même site sert plus loin de modèle à une représentation picturale de la ’fuite en Égypte’, réalisée par Ardinghello au cours de son séjour en Lombardie :

‘Mit seiner Madonna war er im August schon fertig. Er hatte die Begebenheit der Flucht nach Ägypten gewählt. Sie saß mit dem Kind an der Brust unter einem Ahorn [...]; in der Nähe und Ferne standen Pinien und Zypressen anmutig vermählt und zerstreut. Die Gegend war ein Gebirg, woheraus ein Fluß in Katarakten sich stürzte, in fernem Schaum und Dampf von Silberstaub, dann eine kleine Ebne durchfloß und in einem stillen See ruhig dahinwallte. Die bezauberndste Seite von der romantischen Wildnis unsers Lago war ganz treu hier zu sehen; vom Glanz der untergehenden Sonne blitzten Fels und See und schimmerte das Laub der Bäume. Äußerst kühn gewagt! (vol. 1, I, p. 40)’

Le narrateur, Benedikt, compagnon de voyage de Ardinghello au début du roman, souligne ici ’l’extrême audace’ de la représentation, qui transpose une scène biblique dans un décor réaliste (’ganz treu’). La présence, au premier plan, de personnages presque grandeur nature483, ainsi que l’ouverture du tableau sur contrée sauvage (’Wildnis’), traversée par un fleuve et nimbée d’une lumière crépusculaire (’vom Glanz der untergehenden Sonne blitzten Fels und See’), nous rappelle le tableau que réalisera P. O. Runge sur le même thème, comme l’indique son titre Ruhe auf der Flucht nach Ägypten (1805-1806)484. La représentation d’un vaste paysage s’étendant à l’arrière-plan se substitue ici au fond d’or des tableaux médiévaux, tout en gardant une valeur transcendante, soulignée dans le tableau de Ardinghello, comme dans celui de Runge, par l’éclairage de la composition.

Le lac de Garde est également l’objet d’une longue description, enchâssée non plus dans un commentaire pictural, mais dans le récit lui-même. Dans ce passage apparaît, pour la première fois, un paysage ’au premier degré’, c’est-à-dire perçu non plus par la médiation de l’art ou de la littérature, mais par celle du regard du spectateur :

‘Die Vögel begrüßten vielstimmend den neuen Tag. Die Sonne kam herauf im herrlichen Lichtkreis am Ende der Bergstrecke des Monte Baldo und schritt kühn übers Gebirg bei Verona im gelben Feuer [...].
Breit lag der See da im Morgenduft und die Hügel im dünnen Nebel; ein leises Wehen in der Mitte kräuselte die Wellen und weckte seine Schönheit wie auf und machte sie lebendig. [...]
Unser Nachen wallte leicht mit voll geschwelltem Segel über die nassen Pfade.
Es war ein heiter Wetter zu Anfang Oktobers und einer meiner unvergeßlichen Tage. Sirmio lag lieblich da in Strahlen und sonnte sich; und die unabsehliche Kette der Felsen dahinter, wie eine neue Welt, als ob sie bestimmt wäre, lauter Titanen zu tragen. Süßer rötlichter Dunst bekleidete glänzend den östlichen Himmel, und die wollichten Wölkchen schwebten still um den lichten Raum des Äthers, worin entzückt in hohen Flügen die Alpenadler hingen.
Der See ist würklich eine der schönsten, die ich gesehen habe, so reizend sind dessen Ufer und zugleich majestätisch und wild, mit soviel Abwechslung von Lokalfarben; und Licht und Schatten macht immer neue Szenen. Die Halbinsel Sirmio liegt in der Tat da wie der Sitz einer Kalypso, um von da aus das Land zu beherrschen, und hat das prächtige Theater von ungeheuren Gebirgen vor sich. (vol. 1, I, p. 51-52)485

Cette description concrète satisfait pleinement aux exigences à la fois mimétiques et symboliques que dicte le paysage tel que nous l’avons défini. Son organisation minimale, soulignée par des déictiques adverbiaux (’da’, ’dahinter’) et par l’indication du levant (’den östlichen Himmel’), s’allie ici à ses qualités plastiques (’mit soviel Abwechslung von Lokalfarben’, ’Licht und Schatten’), ainsi qu’à ses composantes symboliques. Nous relèverons tout d’abord l’éclairage particulier du paysage : tandis qu’au premier plan, la ville de Sirmione est inondée de soleil, l’horizon, à l’est, baigne dans une ’douce vapeur rougeâtre’ (’süßer rötlichter Dunst’). La majesté du site est rehaussée par la présence de montagnes ’gigantesques’ qui, tel un ’superbe théâtre’ (’das prächtige Theater’)486, se dressent face à la péninsule. Cette mise en scène du paysage se double également d’une dimension symbolique. En effet, les montagnes qui, à l’arrière-plan, s’enchaînent à l’infini sont comparées à un ’monde nouveau’ (’wie eine neue Welt’), qui préfigure celui que Ardinghello découvrira par delà les mers. De même, l’élan prométhéen que déclenchera en lui le spectacle de la mer infinie est suggéré dans ce passage par le verbe décrivant la course des nuages, ’schweben’, que nous retrouverons plus loin487, ainsi que par le vol des aigles, qui, tel celui de la grue chez Goethe488, symbolise liberté et dépassement de soi-même489.

L’expression du sentiment que suscite la vue d’un paysage ’sublime’490 prend peu à peu le pas, notamment dans la seconde partie du roman, comme nous le constaterons par la suite, sur les considérations esthétiques. Cette évolution, soulignée par l’effacement progressif du narrateur491, est étroitement liée à la découverte d’un élément, la mer, qui apparaît, certes, dès le début du roman492, mais qui n’est pas immédiatement associé à un sentiment extatique. En effet, ce n’est que lorsque Ardinghello quitte la Lombardie et qu’il contemple pour la première fois, du haut de l’Appenin, le golfe de Gênes qu’une émotion nouvelle s’empare à la fois de son ’coeur’ et de ’tous ses sens’ :

‘Genua, November.
Wie ich aus dem fruchtbaren großen Tale der Lombardei, von hundert Flüssen durchströmt, [...] durch die wilden kahlen Felsenkrümmen des Apennin hinauftrat und endlich aus der Bocchetta hervor, von heitern Lüften umspielt, daß die Locken um meine heißen Schläfe flatterten, oben auf der Höhe das tiefe breite Meer unter mir glänzen sah, von süßen Strahlengewölk des Abends umlagert: Gott, wie ergriff das mein Herz und alle Sinne! Wie die Thetis Homers mit einem Sprung von Olymp hätte ich mich in die ewige Lebensfülle hineinstürzen und wie ein Walfisch darin herumtaumeln und alle meine Leiden abkühlen mögen. (vol. 1, II, p. 85)’

Ce passage rappelle à la fois par son style hypotaxique et par la position qu’adopte le spectateur (’oben auf der Höhe’) certaines lettres de Werther493. La contemplation de la mer suscite chez Ardinghello le désir de se jeter en elle, non pour s’y perdre totalement, comme finissait par le souhaiter Werther, mais pour puiser en elle une vitalité salutaire.

Ainsi, la naissance d’un sentiment du paysage semble déterminée par la découverte de la mer infinie. Les noces symboliques qui sont célébrées au début du roman (le mariage du Doge avec la Mer) préludent à celles qui uniront Ardinghello, tour à tour peintre, ménestrel et pirate des mers, à l’océan infini.

Notes
482.

85 Le chiffre romain indique dans quelle partie du roman (qui comprend deux volumes) se situe le passage cité.

483.

86 ’Das Gemälde war groß, und die Figuren im Vordergrunde an die zwei Drittel in Lebensgröße [...].’, in : op. cit., vol. 1, I, p. 41.

484.

87 P. O. Runge, Ruhe auf der Flucht nach Ägypten, 1805-1806, Hambourg, Kunsthalle. Cf. reproduction n°3.

485.

88 Heinse s’appuie ici, comme dans beaucoup d’autres passages du roman, sur ses propres impressions de voyage. C’est sur le chemin du retour, en passant par Vérone, qu’il découvrit, en août 1783, le lac de Garde. Cf. W. Heinse, Augenblickliche Bemerkungen auf meiner sehr schnellen Reise von Rom aus ferner von Florenz nach Deutschland, in : Tagebücher von 1780 bis 1800 (in : Sämmtliche Werke, op. cit., vol. 7). La description que nous trouvons dans le roman est une transposition quasi littérale des notes ’instantanées’ de Heinse, comme le démontre ce court extrait de son journal : ’Breit liegt der See da im Morgenduft, und die Berge im dünnen Nebel; ein leises Wehen kräuselt in der Mitte die Wellen und macht ihn lebendig, und weckt seine Schönheit wie auf; er zieht sich hinten ins Thal hinein. Eine Barke wallt leicht mit voll geschwelltem Seegel darüber hin. [...] Die unabsehliche Kette von Gebürgen liegt wie eine neue Welt da, als ob sie bestimmt wäre, lauter Titanen zu tragen.’ (p. 222).

486.

89 Ainsi que le note P. Raymond (Von der Landschaft im Kopf zur Landschaft aus Sprache [...], op. cit.), cette comparaison est un topos des récits de voyage au XVIIIe siècle. Le recours de plus en plus fréquent à ces ’métaphores architecturales’ indique qu’à cette époque, la valeur esthétique de la nature est définitivement reconnue : ’Besonderer Beliebheit erfreute sich unter den Architekturmetaphern das Bild des Amphitheaters bei den Reisebeschreibern. [...] Der Vergleich von Gebirgsszenen mit der formvollendeten Tribüne, vor der die menschliche Kultur als hohe Kunst des Dramas zur Aufführung gelangte, drückte mehr noch als all die andern Architekturmetaphern die Anerkennung eines ästhetischen Ranges aus, zollte der Künstlerin Natur den ihr mit dem Aufkommen des neuen Landschaftsgefühls erst zugebilligten Tribut.’ (p. 150 sq.).

487.

90 Nous renvoyons ici au passage cité et analysé p. 150.

488.

91 Cf. supra note 64.

489.

92 Nous retrouvons cette image dans les lettres de Ardinghello, comme par exemple dans celle qu’il envoie de Terni : ’Ich bin im Himmelreiche! Wie ein paar kühne Adler jagen wir durch die weiten Lustreviere! Freiheit, Quellenjugend und feurige Liebe und Zärtlichkeit!’ (in : W. Heinse, op. cit., vol. 2, V, p. 344).

490.

93 Pour l’analyse de ce terme, cf. supra : p. 137-138.

491.

94 Les nombreux ’discours’ du narrateur sont ainsi peu à peu supplantés par les lettres de Ardinghello, qui, dans l’une d’elles (vol. 1, III), prend précisément la défense de la peinture de paysage (’Ihre besten Gegenstände bleiben gewiß die andern Tiere und Pflanzen, Gras und Bäume; diese können sie darstellen, die Künstler! Den Menschen sollen sie dem Dichter überlassen. Die Landschaftsmalerei wird auch endlich alle andre verdrängen.’, p. 181). Cette évolution est révélatrice de l’emprise progressive de la nature sur l’art dans le roman.

492.

95 Le roman s’ouvre en effet par la célébration, à Venise, le jour de l’Ascension, du mariage du Doge avec la Mer : ’Wir ließen den Bucentoro zwischen tausend Fahrzeugen, unter dem Donner des Geschützes von allen Schiffen aus den Häfen, in die offne See stechen und den Dogen sich mit dem Meere vermählen [...].’, in : W. Heinse, op. cit., vol. 1, I, p. 9. Rappelons qu’au cours de cette cérémonie symbolique, destinée à rappeler la domination de la République de Venise sur l’Adriatique, le Doge jetait dans les flots une bague en or.

96 Cf. notamment la lettre du 18 août dans la première partie du roman et, dans la seconde, celle du 12 décembre (supra p. 141 et p. 143-144).

493.

97 Cf. Genèse, I, 2.